Recherche de transitoires

Au matin, entre deux réunions, je déroule avec un certain attendrissement le ruban de mon texte repris, des boulons un peu mieux resserrés, des coutures qui se voient moins, un long fichier blanc et noir qui porte tant de nuances. Et ces mots qui se glissent soudain dans ma tête : « Je crois que ça me ressemble. » Je savoure l’instant, car je le sais éphémère ; la satisfaction dans la création, c’est transitoire comme les signaux radio que l’on cherche…

J’ai quasiment tous les ingrédients pour écrire le final, discuté avec K., avec M., lu des articles et regardé des coordonnées dans le ciel, je suis prête à m’y mettre.

Magnifique Hilary

Quand je retrouve le concerto pour violon de Sibelius au détour d’un entretien sur France Musique avec Hilary Hahn, c’est une triple sensation de retour dans des bras chers, un embrassement qui va à l’embrasement. J’aime dans Hilary Hahn cette intelligence fougueuse et gracieuse. On la sent terriblement cérébrale, mais avec cette amplitude culturelle et une sensibilité parfaitement dosée. Avec elle, on peut se laisser emmener dans des tréfonds musicaux et ré-émerger nourrie, pleine d’allant, mais les pieds sur terre. C’est ça bien sûr qu’il faut viser dans la vie – ces dernières semaines, je me suis perdue dans les petitesses et les insécurités, il faut pourtant toujours être dans l’aventure et la grande humanité, retrouver quelque part la certitude et l’éternelle motion.

Son : Jean Sibelius, Concerto pour violon, Op. 47 : III. Allegro, ma non tanto, interprété par Hilary Hahn et le Swedish Radio Symphony Orchestra, dirigé par Dieu, pardon, Esa-Pekka Salonen. Et j’adore le commentaire si nature de Hilary Hahn sur ce mouvement « C’est fun, c’est si rock. »

Hilary Hahn interprétant Sibelius, au CSO, 2019

Promenade dans une forêt exotique et dans quelques déserts

Je sors de chez moi dans une jungle humide. Hier, il faisait à peine douze degrés. Soudain il en fait presque trente et la pluie des dernières semaines est remontée du sol pour saturer l’air. Le vert m’assaille de toutes part comme un plongeon dans l’été. Immédiatement mon corps réagit comme si c’était le temps de l’étirement, de la lascivité, des départs sur de longues routes au bout du monde, bordées d’eaux et de villages. 

Hier, enfin j’ai fini par me sortir du décalage horaire que je traînais et qui me dégommait dans le sommeil le soir tombé. Jusqu’à une heure du matin, j’ai arpenté des déserts avec une antenne dans le coffre, essayé de poser ce sentiment de minéral absolu dans mon chapitre. Pour retrouver mes sensations, j’ai fouillé dans de vieilles pages, et j’ai retrouvé ceci. Je n’ai pas envie que O. soit injustement taxé de harcèlement ou autre non-#metoo-itude par les temps qui courent, alors ça ne finira pas dans mon texte. Mais je me disais : c’est dommage, parce que c’est exactement ça, notre relation. Le partage des aventures et des choses belles dans une telle convergence, que l’appel et la connexion transcendent tous les formats.

Henri Rousseau, Femme se promenant dans une forêt exotique, 1905, à la très bizarroïde Barnes Foundation, Philadelphie – à visiter absolument pour un shot d’art impressionniste et d’incongruités.

Une philosophie de vie

Longtemps, je n’avais rien à dire, je ne comprenais rien, tout était embrumé, je n’étais qu’impostrice dans une toute petite fenêtre, et toute cette insécurité me fermait à la science qui n’était pas mon propre jardinet, que je faisais semblant de mépriser, c’était plus facile. Que s’est-il passé ? J’ai travaillé avec des gens de tous horizons, j’ai décidé de sortir de cette zone de confort, de faire de la radio, d’aller dans les déserts visser des boulons et lire des oscilloscopes, j’ai décidé d’encadrer des étudiants merveilleux sur des sujets aventureux que je ne maîtrisais pas, j’ai joué avec les données G., O., inlassablement, a répondu à mes questions stupides, j’ai passé un an et demi à écrire ce livre, et j’aime tellement le fait que ma fenêtre sur la science, sur la vie, s’ouvre toujours un peu plus grand.

Et cela me fait apprécier encore plus l’étendue vertigineuse de mes méconnaissances, être impressionnée de cette cathédrale de la science qui se fait de la combinaison de tant d’artisanats, tant d’expertises, de tous azimuts. C’est heureux d’avoir une petite place dans cette Humanité-là. Ce métier, ce n’est pas un métier. C’est une philosophie de vie.

Kashiwanoha, Japon, avril 2024

V. : la physique en partage

V., mon adorable et brillant V. que j’affectionne comme s’il y avait un lien de sang-intellectuel. C’est ainsi que ça doit être, le rapport entre ancienne directrice-ancien doctorant. Cette sensation d’avoir tant reçu-tant apporté, d’avoir su d’emblée qu’il me surpassait sur tant de coutures, et en même temps son regard et ses mots doux quand il me répète encore « C’est parce que j’ai été à bonne école ! »

Son discours pourtant mesuré, mais étayé et critique sur l’expérience neutrino phare en France, les dessous qu’il me conte, et puis la foi et la joie qu’il a à travailler sur le projet G. ; il me dit : « Attends, vous vous débrouillez super bien avec O. , et il y a plein de choses qui se passent et qui convergent en ce moment, c’est top ! » S’il savait, lui dis-je, ce qu’on essuie et qu’on éponge, et les hauts, les bas, et le nombre de personnes, y compris internes à la collaboration, qui pensent qu’on est des guignols…

De longues heures, nous parlons simulations neutrinos, nous parlons de ces curieux effets vus par M. dans les simulations de gerbes inclinées, les anneaux Cherenkov qui ne tombent pas aux bons endroits, les dépendances en fréquences… nous regardons les équations et échangeons nos interprétations.

Depuis toujours, alors que O. est dans le pragmatisme et la nécessité de trouver des méthodes pour faire fonctionner l’expérience – et il a bien raison –, V. et moi nous sommes retrouvés dans ce titillement de comprendre les effets physiques avec des équations. Je lui ressors des vieilles notes, des facteurs de boost avec des gradients de densité, et j’adore notre émerveillement partagé à sentir les bouts de physique se matérialiser entre nos doigts.

Quand il était venu dans mes bois en janvier, il s’était enthousiasmé sur les destins d’étoiles massives sur lesquels il préparait un cours. Je sortais de mon énième ré-écriture de mon chapitre Chandra, et quand j’avais évoqué mon émotion sur la masse de Chandrasekhar, son enthousiasme, la joie résonnante et presque romantique que j’avais trouvée chez lui m’avaient scotchée.

J’avais repéré chez V. le sens de la fabulation. Son manuscrit et sa soutenance de thèse contaient déjà une histoire, je savais déjà qu’il y avait chez lui, malgré et avec toute sa réserve, sa tendance à rougir, sa modestie absolue, et son sens de la collaboration et du service, sa gentillesse, son ouverture au monde et sa maturité extraordinaire, je savais qu’il avait la fibre du story-telling vis-à-vis de la science.

J’ai toujours eu la chance de tomber sur des doctorantes et doctorants passionnés, capables de rester des heures suspendus à leurs codes et calculs, à m’écouter parler science et stratégie, à déjeuner, prendre des cafés en causant physique sans jamais se lasser. Ils avaient chacun cet amour taré de la résolution du puzzle et une vision transportée de notre rôle dans l’Univers, une envie de comprendre et de faire briller la physique. Et la preuve que finalement le système n’est pas trop mal fait, c’est qu’ils ont tous trouvé une place dans la recherche.

À la fin de notre conversation, nos arguments taris, le plan de bataille décidé, je le retiens encore cinq minutes… et j’ai tant de mal… tant de mal à lui demander ce que je souhaite lui demander. Mon émotion et le fil quasi brisé de ma voix augure mal de ce que je vais devoir affronter lorsque mon livre sera sur la place publique. Je finis par lui dire après mille détours que j’écris un livre de science – ce sur quoi il s’enthousiasme – et si je peux le citer comme protagoniste. Car c’est une évidence finalement, comment parler de ce domaine et y esquisser quelques lignes de ma propre navigation sans parler de V., de C. ? (et en filigrane de K., de F., de S., M. … c’est grâce à eux que je me suis construite, je leur dois tant.)

C’est bien dommage que je n’aie pas le talent et la place pour rendre, dans ce livre du moins, la sensation de maille infinie qu’est ce domaine et ce métier. La façon dont les idées se construisent et mûrissent, entre rebonds, confiance et appréciation. Je déblatérais les propos que je tenais ici tout à l’heure à V., mais je n’avais même pas besoin de terminer mes phrases qu’il les menait au bout. C’est lui-même qui me dit, posé mais avec verve : « On n’a jamais fait des grandes découvertes en ayant peur de s’engager pleinement dans des choses nouvelles, en étant négatif sur les projets qui émergent, en ne faisant que des choses jalonnées et itératives. C’est pour ça que sur ** je n’y trouve pas mon compte, et que c’est beaucoup plus cool de travailler sur G. avec vous ! » Lorsque les jeunes que vous avez formés y croient encore plus fort que vous, c’est probablement que vous ne vous êtes pas trop trompé.

C’est au tour des azalées

Je suis arrivée pleine de nœuds et d’imposture. Je repars nourrie, portée par les connexions et les perspectives. Par les appréciations réciproques de toutes ces belles personnes, la tendresse complice avec O.

Je suis arrivée et les cerisiers brillaient dans leur éclat dentelé. Je repars, les pétales ont chu, mais les buissons vert lustrés se sont parfumés et enguirlandés de bouquets blancs et magenta.

Les azalées prennent le relai du printemps.

Juste avant de prendre l’avion, cet animé en live qui se détache sur le ciel, lors d’un crochet à Hamariku-koen, Tokyo, Avril 2024

Au bureau, dans les jardins du Musée National de Tokyo

Au réveil, je m’aperçois que mon vol n’est pas aujourd’hui mais demain, et je me retrouve avec une journée sur les bras. Temps magnifique, les cerisiers sur leur fin, je vais me promener sur la berge de la rivière Sumida, mange diverses bricoles, et puis… sans prévenir la solitude me renverse. Soudain la ville bruissante de monde me happe et me propulse dans l’absence de sens. Où que je me tourne, je me sais si bien accompagnée et pourtant il n’y a personne qui peut remplir ce manque-là, ce début d’angoisse qui trace une ligne jusqu’aux confins de la mort, aux petites heures silencieuses de la vieillesse, aux inutilités des jours vécus, l’Univers s’étale et m’échappe comme une immense nappe de vide.

Je ne retrouve un semblant de paix qu’au moment où je m’installe sous les grands arbres des jardins du Musée National de Tokyo, que je dégaine mon ordinateur, et que je travaille. Les pétales de fleurs de cerisiers échouent sur mon clavier, leur fente rosie, leur pointe blanchie, la lumière qu’ils captent dans l’ombre. Je repense à cette conversation avec M.-l’élégant, qui me disait :
« It’s terrible how I don’t know anymore what to do with free time. Seems like work has become the only way to fulfil myself. »
Je lui avais répondu, pour faire ma maligne :
« I don’t know anymore what to do with myself. »

Jardins du Musée National de Tokyo, avril 2024

Pour le bien de l’État, et par amitié

Touchée par cet appel avec Pa. La façon dont il a décidé de résoudre tant de nœuds du laboratoire pendant son mandat d’un an, puisqu’il n’y aura pas de conséquence à long terme sur lui, même si on le déteste. C’est par dévotion pour le laboratoire, mais il y a aussi autre chose. Touchée, soudain, de réaliser qu’il fait aussi ça pour me donner une assiette plus propre, pour me faciliter la tâche lorsque j’arriverai, comme s’il prenait toute la merde pour lui, pour que je puisse œuvrer derrière dans de meilleures conditions, ce sacrifice de l’homme d’État – qu’il fait, aussi, par amitié. Et la considération, la confiance qu’il projette dans ma future fonction, la douceur et la fermeté avec laquelle il me l’exprime. Comme j’aime travailler, discuter avec ces hommes avec qui tout est fluide, quand la convergence et les arguments sont sains et immédiats, quand je peux leur dire tout le bien que je pense d’eux et qu’ils me renvoient dans leur regard la chercheuse que j’aimerais être.

D’audace et d’enthousiasme

Mi., le directeur du laboratoire franco-japonais ici, nous montre les maquettes des détecteurs de neutrinos : Kamiokande (diamètre 19m, hauteur 16m), Super-Kamiokande (diamètre 19m, hauteur 42m), et Hyper-Kamiokande (diamètre 68m, hauteur 71m). Ces énormes cavernes creusées dans la montagne japonaise, emplies d’eau et autres liquides purs et aux parois tapissées d’ampoules ambrées iridescentes, qui collectent la lumière émise au passage de particules relativistes. C’est une incroyable prouesse technologique – O. s’exclame : quand certains disent que la détection radio autonome ne va pas fonctionner, il faudrait leur remettre ça dans la gueule. Ou bien LIGO. Aujourd’hui, les gens disent : « Mais bien sûr, les ondes gravitationnelles, leur détection était évidente, la physique est bien comprise, c’était très jalonné. » Laissez-moi rire. Quand j’ai commencé ma thèse, LIGO, c’était de la science fiction au mieux, une grosse blague au pire…

L’autre qui disait de notre projet G. : « Ils ont trois antennes, c’est nul, » n’a aucune mémoire du fait que les expériences ne tombent pas du ciel, que lorsqu’on démarre un nouveau domaine, ça commence par treize antennes, puis quatre-vingt, puis un jour, mille puis dix mille. Si Rainer Weiss s’était laissé démonter par tous les timorés, il n’aurait jamais suspendu ses miroirs au bout de trois autres poids, fait le super-vide dans des tunnels de 4 km, cherché à mesurer une déformation de distance d’un dix-millième de la taille d’un proton. Si Francis Halzen s’était laisser démonter, il n’aurait jamais construit un laboratoire en semi-lévitation au Pôle Sud puis foré 86 carottes de 2500 m de profondeur dans la glace pour construire le détecteur de neutrinos IceCube, dans des conditions plus qu’extrêmes.

On n’a jamais fait de la physique en ayant peur d’être ambitieux. En se disant que c’est trop compliqué, que c’est trop coûteux, trop dangereux, trop alambiqué. Les plus belles expériences, finalement, ce sont les plus audacieuses.

Alors, quand Mi. nous dit, de retour à son bureau : « Il est vraiment super, votre projet G. Moi je suis persuadé qu’un jour, vous serez célèbres. » je garde ça précieusement dans mon tiroir à jolies phrases et surtout à belles personnes. C’est avec ces soutiens et ces enthousiasmes-là qu’on a toujours avancé dans la science.

Photo-multiplicateurs (toutes les ampoules dorées) à l’intérieur de la cuve du détecteur de neutrinos Super-Kamiokande, 2006.

Langueur, cont.

En ce lundi de Pâques où la moitié de la planète compte ses lapins et digère ses agneaux, je dépose mes enfants à l’école sous le déluge, puis retrouve les plus vaillants et les sympathiques pour une réunion G. très douce. Sous le conseil de K., j’avais contacté H. pour lui demander de me décrypter la façon chinoise, ce qu’elle fait avec beaucoup de simplicité ; et ensuite Da. qui m’appelle pour me donner des nouvelles du laboratoire – malgré le jour férié – juste pour nous rappeler nos challenges à venir ; je dis que PH est d’accord pour faire nos réunions de direction en arpentant des musées ou dans des bars d’hôtel de luxe. Encenser Pa. et la façon dont il habite sa fonction, dire du bien des uns et des autres, notre envie de protéger les doctorants, il parle du soleil déclinant et de la branche d’amandier qu’un gamin puis un chien veulent lui prendre des mains, et de quatre tableaux de Shafic Abboud. Dans l’après-midi, je m’écrase dans un sommeil agité : mon éditeur m’accueille dans un centre de conférences inconnu et a imprimé la mauvaise version de mon chapitre, ma collègue H. me montre des artefacts anciens chinois dans des vitrines en verre, mais tout ce que je voudrais, c’est savoir si mon chapitre… la sonnerie violente de mon réveil me somme de m’habiller et d’aller chercher mes enfants.

Son : une recommandation musicale de ma brillante M., dont la lumière, l’inépuisable enthousiasme et la profonde culture (c’est à elle que je dois Beauvoir !) m’accompagnent sur ses trois ans de thèse, comme je tente de l’accompagner. Al Di Meola, John McLaughlin, Paco de Lucia (le grand amour de Pa., et quand on écoute, on comprend pourquoi), Mediterranean Sundance/Rio Ancho, 1980.

Shafic Abboud, À l’atelier, 1970, Huile sur toile. Que de lumière, et ces juxtapositions, entre mouvement et tapis d’orient, comme la capture vécue d’un instant.