Chicago [8, final] : Merry, Merry Chicago!

Le brouillard a pris toute la ville, j’entraîne ma petite foule au café dans Printers Row où nous avons fait nos premiers pas chicagoans perchés dans le loft d’Andromeda. Puis nous filons au nord où je voulais retourner voir les lionceaux, l’apaisement de leur respiration, leur poils hirsutes qui se soulèvent dans le souffle de la vie – je dis à P. : j’aimerais avoir mon bureau au-dessus d’un rocher de lions, pour la grâce reposante de leur slow motion. À midi, je propose : retournons manger des ribs au Miller’s Pub ! Le bus nous ramène vers le Loop dans les odeurs de silex et d’orange qui émanent de mon sac à main. Entre Michigan et Wabash, je m’engouffre par hasard dans la porte arrière du Chicago Symphony Orchestra, qui me faisait signe. Des étudiants du CSO habillés en tenue renaissance entonnent des Christmas Carols dans le hall. La foule se hâte avec des billets, alors j’avise un guichet et demande ce qui se joue. Nous n’avons pas encore déjeuné, notre vol est dans quatre heures, je soupire parce que la liberté est perdue avec les enfants, prête à me faire une raison… Mais A. s’interpose dans ma déception « Moi je n’ai pas besoin de manger maintenant ! Allons-y ! » Nos deux folies résonnantes ont raison de l’inertie des deux autres, et nous voici installés tout en haut de la grande salle enguirlandée du CSO, avec des chocolats ruineux à déguster en cachette pour couper la faim. Programme musical de Noël sans prétention et tellement américain, ils ne nous jouent pas Casse Noisette, mais Orpheus d’Offenbach, donc c’est tout comme…

Mais c’est comme ça que ça doit être, n’est-ce pas, la vie ? Entrer dans des portes au hasard des rues, et se retrouver dans la musique et les lumières, chanter Joy to the World accompagnés du CSO, écouter Ashley Brown parodier All I Want For Christmas pendant que K. colle sa joue contre la mienne et peigne mes cheveux de ses petits doigts. Les dégoulinades de beaux sentiments énoncés par le chef d’orchestre, qui atteignent le cœur parce que nous ne sommes pas en France. L’Amérique c’est cela aussi : la simplicité des émotions et des volontés manichéennes. En cette période de fêtes, cela me sied parfaitement. Dans la semi-obscurité dorée, je lance un regard complice à P. –qu’il me retourne : je serai toujours là pour prendre ces portes dérobées et chercher à nous plonger dans la magie, et je te remercie de me faire confiance et de m’y suivre.

Son : Leroy Anderson, BBC Concert Orchestra, Leonard Slatkin, Sleigh Ride, 2008.

Chicago [5] : blues

Chez Buddy Guy’s Legends, j’aime le poids gravitationnel de K. sur mes genoux, l’inertie de sa masse ronde comme je bats la mesure, et me lover contre la douceur de sa joue, la chaleur de ses cheveux sous mon menton. Les peaux et son odeur de viennoiserie, emmêlées dans la profondeur gutturale du bluesman, ne plus être qu’un tas de sensations – parfois, je me sens purement mammifère, et c’est bien.

Son : Matt Hendricks, Ol’ Chicago (What A Place To Be), in Let Me In, 2019.

Les mots en partage

Après la tornade ce matin, soudain le calme.

Tornade dévastatrice, qui m’arrache de moi-même et m’emmène dans les confins de la sanité. Et A., impitoyable et violent miroir, qui me renvoie au centuple, le visage cruel de ma propre folie. Je suis vidée pour la journée, et même si les réunions de travail qui s’enchaînent sont douces, accompagnées des personnes qui me sont chères, j’arrive à la sortie de l’école comme un paquet d’épuisement.

Mais ensuite, étrangement, le calme. Comme si la tornade avait été chez A. l’ingrédient nécessaire à son apaisement, à sa redescente dans l’état fondamental. Je suis en lambeaux, lui semble tranquille et entier.

Dans son manuel de français, je choisis la leçon sur le champ lexical des sensations. Puis, comme illustration, je l’installe avec son frère dans la cuisine et leur lis des billets de ce carnet. Nous cuisinons ensemble, je les laisse couper, faire rissoler les légumes, mettre la table. Gestes séculaires, artisanaux et tellement normaux – pendant une demie heure, j’ai l’impression d’être une mère normale, c’est assez agréable (?).

Ça se saurait, cependant, si j’étais normale ; que ce soit mère, femme, chercheuse ou autre, non je ne fais pas dans la normalité, j’en suis bien incapable. Alors quand les dents sont lavées, le pyjama enfilé, et qu’A. s’est installé dans son lit, je débarque triomphalement avec Les mots de Sartre.

Anne-Marie me fit asseoir en face d’elle, sur ma petite chaise; elle se pencha, baissa les paupières, s’endormit. De ce visage de statue sortit une voix de plâtre. Je perdis la tête : qui racontait ? quoi ? et à qui ? Ma mère s’était absentée : pas un sourire, pas un signe de connivence, j’étais en exil. Et puis je ne reconnaissais pas son langage. Où prenait-elle cette assurance ? Au bout d’un instant j’avais compris : c’était le livre qui parlait. Des phrases en sortaient qui me faisaient peur : c’étaient de vrais mille-pattes, elles grouillaient de syllabes et de lettres, étiraient leurs diphtongues, faisaient vibrer les doubles consonnes ; chantantes, nasales, coupées de pauses et de soupirs, riches en mots inconnus, elles s’enchantaient d’elles-mêmes et de leurs méandres sans se soucier de moi : quelquefois elles disparaissaient avant que j’eusse pu les comprendre, d’autres fois j’avais compris d’avance et elles continuaient de rouler noblement vers leur fin sans me faire grâce d’une virgule.

— Jean-Paul Sartre, Les mots, 1964

Le petit Jean-Paul qui se pâme dans les livres et découvre la lecture, quoi de plus approprié finalement, à raconter à un gamin de huit ans ? Un peu plus tard :

C’est dans les livres que j’ai rencontré l’univers: assimilé, classé, étiqueté, pensé, redoutable encore ; et j’ai confondu le désordre de mes expériences livresques avec le cours hasardeux des événements réels. De là vint cet idéalisme dont j’ai mis trente ans à me défaire.

A. m’écoute, et je salue, apprécie sa patience et son intérêt aigu, étonné et étonnant pour tout élément artistique ou scientifique que je lui propose. À la fin de ma lecture, au bout d’une bonne demie heure, il n’a pas tout compris, me dit-il, mais « c’est totalement secondaire », je lui réponds, « car ce qui compte dans ces moments, c’est le partage ». Et s’ils ne reconstituent par complètement les lambeaux de la tornade matinale, ni chez moi, ni probablement chez A., Les mots partagés déposent un rai d’espoir dans ce qui n’était que dévastation.

Tous les sursauts gamma de l’Univers et le rayon luminaires du Target

Pour ne pas terminer la journée sur une note trop sombre –l’ombre, j’ai décidé d’arrêter pour le moment, rien de tel que la lumière, et s’il faut j’achèterai tous les sursauts gamma de l’Univers et le rayon luminaires du Target pour éclairer cette vie. Pour terminer ma journée sur une note lumineuse, disais-je donc, deux remarques :

  1. Cette angoisse associée à A., et les crises d’angoisses de l’été dernier, les ombres associées à ma vie quotidienne et familiale, plus rien ne semble m’empêcher d’écrire. Rien ne m’assèche, bien au contraire. Chaque chose qui m’arrive, chaque chose qui me travaille, tout pousse et dégouline au bout de mes doigts, comme autant de mauvaises herbes ou de jus de chaussette. Plus j’écris, plus la gymnastique des mots se développe, et plus j’ai besoin d’écrire. Je n’ai jamais été aussi persuadée qu’écrire est mon essence.
  2. Mais j’ai fini par comprendre que la science m’est aussi nécessaire, car elle allume une partie différente de mon cerveau. Elle m’apporte l’équilibre parfait, me permet de funambuler entre jubilation et respiration. Et je ne crois pas avoir pris le temps de conclure ici, bien que cela fait quelques mois : cette crise existentielle de la quarantaine est terminée. Mieux : elle a abouti.

À tous ceux qui m’ont ramassée à la petite cuillère, qui m’ont écoutée ou lue – y compris ici – rabâcher encore et encore les mêmes inepties lourdes, sans fond et sans sens, à ceux qui m’ont nourrie dans mes errances et m’ont accompagnée avec tant d’amitié, de constance et d’amour – merci.

Son : Heather Nova, London Rain (Nothing Heals Me Like You Do), 1998.

Se nourrir, encore et encore

Décembre 2023, dans une cuisine pennsylvanienne.

L’Amérique finit, je crois, de me rendre encore plus snob et élitiste. Le programme scolaire sans littérature, sans Histoire, sans cette veine culturelle qui court si fort en France me laisse dubitative. Comment peut-on laisser nos enfants passer à côté de ce que l’Humanité a fait de plus inutilement fondamental, de plus merveilleusement juste ? Comment peut-on se construire dans le monde actuel sans s’être fait conter les racines de notre ancienneté ?

Lorsque les petits esprits sont éteints dans leurs lits, je m’entoure de bougies, de tous les livres que je grignote, d’Earl Grey, d’alfajores qui font des miettes, je m’enveloppe de Stacey Kent et d’un plaid en laine ; et je savoure pleinement, comme rarement, d’avoir grandi dans l’élitisme français. Qu’on nous ai fait bouffer La Princesse de Clèves, Apollinaire, et des milliers de pages depuis les Pyramides jusqu’à la guerre froide.

O. au dîner l’autre soir m’a prise de court en faisant une blague sur Cassandre, puis en me sortant sa généalogie complète. Lorsque je lui lance : « La guerre de Troie n’aura pas lieu » il me répond du tac-au-tac : « Giraudoux ». Puis « Je suis en plein dans la mythologie grecque, j’adore ça, » et moi dans une surexcitation que je voile avec un ton docte idiot : « Oui, c’est d’une complexité et tellement actuel. Quand on lit ça, on voit que l’Humanité a à peine évolué. » Évidemment, O. ne sait pas que je m’appelle Electre.

En passant dans le bureau de Pa., je me suis retrouvée avec deux livres de Maxence Fermine dans les bras : « J’ai lu ces bouquins, ça m’a fait penser à toi. Pas besoin de me les rendre, je te les offre. » 

J’aime l’idée que l’on pense à quelqu’un en terme de livre, de musique, d’art en général ; lorsque l’âme a débordé et que l’artiste en a fait quelque chose, que nous puissions nous y identifier ou y trouver le reflet d’êtres chers. Mais pour cet exercice-là, il faut se nourrir, encore et encore, commencer au berceau, et ne jamais s’arrêter d’absorber ce qui a été créé.

L’appel

Tout est juste. Le grondement des trains sur Manhattan Bridge, la lumière de fin du jour qui tombe sur la verticalité de la ville, les flots de voiture et leurs phares comme les guirlandes le long du bras de mer.

Dès la sortie du métro à Manhattan, il faisait gris, froid, la foule et la densité minérale, la saleté des rues et les errances de gens bizarres, le bruissement montant et descendant de la ville, les touches de Noël comme des niches de féerie et d’irréel, c’était parfait. J’ai dit aux enfants : c’est exactement ça, New York, et ils avaient de grands yeux prêts à tout boire, des petits pieds prêts à marcher des heures sans se plaindre. J’étais dans cette euphorie contagieuse, et la journée a été un miracle, du début (en meeting dans les toilettes) à la fin (à écrire dans les toilettes).

Il y avait entre P. et moi une résonance scintillante, celle de ces grandes villes au bras desquelles nous nous sommes construits, main dans la main, écharpes contre écharpes, notre amour commun pour le froid citadin, les ficelles de lumières courant les journées courtes, nous nous regardions et savions que nous ressentions ce même appel. Nous savions très bien que, comme Chicago, comme Londres, comme Paris, New York est une ville qui ne se visite pas, mais qui se vit. Mon cerveau, toujours en quête de frénésie et de nouveaux rêves semi-idiots, saute sur le challenge et commence à y réfléchir…

Les petits lecteurs

Les garçons déballent les boîtes d’alfajores, les bricoles en bois, en pierre et en terre cuite dans des pépiements joyeux. P. s’est éclipsé pour toute la soirée – lui pour se retrouver avec lui-même, moi pour me retrouver avec mes enfants. Pendant qu’ils finissent de dîner, ils me demandent de raconter ce que j’ai fait en Argentine. Je leur dis : tenez, je vais vous lire ce que j’ai écrit dans mon carnet.

Je ne comprends pas très bien ce qui se passe – j’imagine les phéromones, whatever that means – mais K., six ans, va chercher un mouchoir comme je progresse dans mes billets, et puis nous terminons tous les trois autour de la boîte. Ils disent : « C’est beau et émouvant ce que tu écris, Maman. » [En japonais, ça sonne un peu moins niais, ou alors probablement le niais fait partie de la norme japonaise…]

Lesdits mystérieux phéromones, les vingt-quatre heures de transit que je viens de me taper, le décalquage, et je ne sais quel élan narcissico-taré fait que je m’entends annoncer : « Préparez-vous vite pour dormir, et je vais vous lire le premier chapitre de mon livre. » [Ce sont mes premiers lecteurs, en dehors de mon éditeur.]

Je sais très bien que demain, j’aurai envie d’arracher la tête de A., que je dirai à K. que c’est son problème s’il veut continuer à se rouler par terre, que j’aurai envie de repartir dans les airs et me dire que je suis une mauvaise mère. Mais ce soir, c’était la trêve – et le partage, inconditionnel.

Son : Jóhann Jóhannsson, The Theory of Everything, in The Theory of Everything, 2014.

Ralph

James Stewart in Bend of the River, 1952.

Il y a ces personnes qui sont à 30 sigmas de toute forme de vie humaine. Ce théoricien allemand devenu aussi expérimentateur, à l’esprit d’une brillance hautement supérieure, si calme, bienveillant et visionnaire, est celui qui tient la collaboration Auger et qui dirige son institut depuis six ans. Sa présence dans une pièce est comme un baume. Les tensions s’apaisent et la physique ré-émerge. Il manie avec une force tranquille le langage scientifique comme les histoires drôles.

Tout le monde sait que c’est mon idole et j’en joue volontiers en plaisantant avec mes collègues, comme s’il était Brad Pitt – ou non, plutôt James Stewart. Avec son grand chapeau de cuir, son air doux mais ferme, sa silhouette bien faite et ses chemises bien repassées, il a effectivement une certaine dégaine – pas désagréable.

À Malargüe, l’homme le plus occupé de la communauté m’accorde deux dîners avec l’équipe allemande pour discuter stratégie autour du projet G. En rentrant du second, dans le lobby de l’hôtel, je tente ma chance et lui demande conseil sur ma carrière. Le lendemain matin, nous avions rendez-vous à 7h30 pour petit-déjeuner. Il a réservé une table dans un coin. Et il se passe ce que j’espérais secrètement : la connexion.

Nous parlons de tout ce qui importe. De sa fille. De mon fils. Il m’annonce aussi comme une évidence : Oui, tu vas prendre la direction de ton laboratoire – avec panoplie de raisons et conseils. Je n’en suis plus à ça près, et un jour où l’autre les frontières vont se dissoudre, alors je lui parle de mon livre. Comme Andromeda, comme N., comme K., il me dit n’avoir jamais rien lu qui donne la dimension de ce que nous vivons, nous scientifiques, et m’intime de l’écrire. Il est l’heure d’aller travailler. Il me propose : demain, on continue, à la même heure.

Le lendemain, je grignote mon alfajor trempé dans le mauvais café argentin et il dévore son breakfast continental. Il n’y a aucun déchet dans ce que nous partageons. Le soir-même, au dîner de collaboration Auger, devant deux cents personnes, il fait un one-man show, un discours drôle, fin, émouvant. J’y retrouve des bribes de notre conversation matinale. Je me dis que c’est une coïncidence, mais quand je l’attrape plus tard pour lui exprimer mon enthousiasme, il me fait un clin d’oeil, puis me propose : demain matin, avant ton départ, petit-déjeuner à 7h.

L’homme le plus sollicité de la communauté envoie gracieusement paître tout le monde pendant notre troisième petit-déjeuner en tête-à-tête : « Nous avons des choses à nous dire avec Electre. » Je sais qu’il est rentré se coucher la veille à 2h, a dormi à peine quatre heures pour discuter avec moi. J’avais aussi peu dormi, mais je m’en moquais bien.

Je me disais : peut-être qu’en conversant avec Ralph, en écoutant ses pensées, ses conseils, ses histoires, sa vision, sa sagesse va finir par infuser un tout petit peu en moi ? Je me plains tellement de manquer de reconnaissance dans mon métier, de donner tout le temps, du sentiment d’abus des hommes, je médis, je peste, je suis pleine de colère et d’aigreur. Et voilà un homme qui n’est que générosité et brillance d’esprit. Qui fait tout pour la communauté dans la considération de chacun et l’amusement de la physique, toujours débordé par ses engagements, les cheveux blanchis par ces six dernières années, et qui ne se plaint jamais.

Je monte dans mon taxi, affronter les quatre heures de route vers Mendoza puis mes quatre vols jusqu’en Pennsylvanie, et j’emporte avec moi cette réflexion : devant les ailes de la gaussienne, on ne peut que se sentir toute petite.

Auger

L’un des 1500 détecteurs de nouvelle génération de l’Observatoire Pierre Auger, nov. 2023

Les deux premiers jours, je siège dans le comité de revue de l’Observatoire Pierre Auger et ils nous déroulent le tapis rouge : vols en classe business jusqu’à la pampa argentine, hôtel et restaurant haut de gamme, visite sur le terrain en délégation. Étrangement, je me sens à ma place parmi les cinq hommes seniors.

La physique au bout du monde se mérite : d’abord la série de sauts dans les airs, ville-obscure-de-Pennsylvanie, Philadelphie, Miami, Saõ Paulo, Mendoza. À Mendoza, je retrouve J. et I., qui prend le volant et roule à 160 à l’heure pendant quatre heures. Je suis comme immune à l’Argentine, mais la progression dans la pampa installe le calme en moi.

Et soudain, ce dégagement. La grande plaine qui s’ouvre, les Andes enneigées en enfilade sur la droite, devant nous un rift taillé au couteau sur des dizaines de kilomètres, et sur la gauche le Diamante, vieux volcan éteint comme un chapeau brun posé sur l’infini.

Province de Mendoza, Argentine, novembre 2023

À partir de là, c’en était fini de toute quiétude. J. répétait en boucle que le paysage était phénoménal avec son accent flamand, et j’étais soulagée qu’il exprime ce qui restait coincé dans ma gorge. Le lendemain, on nous emmène visiter une toute petite partie de l’Observatoire. On roule longuement dans la Pampa Amarilla, jaune d’or en cette saison. Perchée en haut des détecteurs, devant les miroirs du télescope à fluorescence, je contiens à peine mon enthousiasme. Je dis dans le quatre-quatre qui nous bringuebale que j’aurais dû faire expérimentatrice, et on me répond : « Mais c’est ce que tu es devenue, Electre. ». C’est impossible de décrire cette émotion du terrain.

J’ai beaucoup pensé ces deux derniers jours à Jim Cronin, à la façon géniale dont il a construit cette expérience dans cette petite ville dans la pampa, comme il a réussi à faire en sorte que les habitants s’approprient le projet, à impulser cette ambiance familiale. J’ai beaucoup pensé à la science réalisée sur les vingt dernières années par cette expérience folle et cette collaboration de quatre cents personnes : la quête inachevée des sources de rayons cosmiques de ultra-haute énergie. Trois mille kilomètres carrés et mille cinq cents cuves d’eau pure, leur installation avec des camions-citernes qui s’enlisent dans le sable, les veuves noires qui nichent dans l’électronique, les propriétaires terriens à convaincre, les pièces à réparer à des centaines de kilomètres sur des pistes pleines de buissons épineux. Je pensais aussi à cette organisation exemplaire, le management de projet, le personnel technique dévoué… Pour moi qui construis une expérience à grande échelle, quelle école remarquable.

À la fin du processus de revue, j’ai l’honneur de clôturer le discours énonçant les recommandations du comité à l’ensemble de la collaboration. Je dis d’une voix sérieuse mais transportée « What a beautiful experiment. » et beaucoup d’autres choses que je pense si sincèrement que je crois que la salle est émue – et moi aussi.

La Pampa Amarilla, Malargüe, Argentine, novembre 2023.

Harmonie du soir

Marie Laurencin, Danseuses espagnoles (détail), 1920-1921 (en ce moment à la Barnes Foundation, Philadelphie)

J’aime ici, dans notre enclave pennsylvanienne, l’équilibre de nos soirées, les alternances et les harmonies qu’elles permettent. Ce soir, seule avec les enfants, je prépare un dîner semi-japonais, fais la vaisselle, le tout dans une longue paix – l’entropie et les cris réduits au minimum.

Je m’accoude à l’îlot en chêne de la cuisine, allume le haut-parleur, sélectionne un morceau. Cela m’arrive rarement, de ne rien faire, juste de m’arrêter et d’écouter la musique.

A. est en train de se préparer pour se coucher, il me glisse : « Maman, tu écoutes toujours le même Nocturne de Chopin. »

Son : non pas le Nocturne en question, mais Carnaval, Op. 9 : XII. Chopin (1834, interprété par Daniil Trifonov, 2017), écrit par Robert Schumann en évocation à Chopin. Le premier vouait une grande admiration – non réciproque – au second. Quelle vie, ce pauvre Schumann, entre la longue lutte pour pouvoir se marier avec celle qu’il aime (Clara), les acouphènes et les hallucinations musicales sur la fin, terminer sa vie à l’asile après s’être jeté dans le Rhin en pantoufles.