Détente adiabatique

Fébrile, je ne dors pas assez, je bois trop de café, je me prends la tête dans des calculs, mais aussi, il fait 33 degrés et 80% d’humidité, la clim de notre maison est cassée depuis trois jours, et j’erre avec les enfants de bibliothèque en café bobo climatisé.

Puis soudain l’orage. 夕立 (yuudachi) : j’offre ce mot aux garçons, c’est un mot de l’été.

Et ce souffle froid en une caresse tendre qui entre par bouffées avec le soir. J’ai ouvert grand toutes les fenêtres à guillotine, je m’assois par terre sur le parquet de ma chambre. K. est tombé de sommeil comme une petite mouche terrassée par la chaleur.

Fébrile, mais tendant vers l’apaisement par la chute de température et les interactions des derniers jours. Je récapitule, des choses douces, et cette confiance simple, même lorsqu’on parle de problèmes complexes, P., N., S., J., R., M., L., K., Da., O., toutes les lettres de l’alphabet, la famille, les collègues, une future femme de ménage, tant de belles personnes, dans des séries de conversations où nous échangeons avec tant d’intelligence et d’amitié. Merci.

Son : Léo Delibes, Duo des fleurs, dans l’incontournable version de Natalie Dessay et Delphine Haidan, Orchestre du Capitole de Toulouse dirigé par Michel Plasson, 1998

Ando Hiroshige, 大はしあたけの夕立 (Oohashi atakeno yuudachi, Sous une averse soudaine), 1857

Suavités

Assommante chaleur humide et collines appalachiennes éclatantes d’été vert sombre.
Nous cueillons des pêches bien mûres dans les vergers, et j’en mets plein mon chemisier.
Dans leurs chambres, les enfants jouent au restaurant, à l’école japonaise, Villa Lobos au piano.
Je me réfugie dans mes cafés climatisés, je réponds à des mails, je me dis qu’il faut relire et corriger mon livre. Qu’il faut que je fasse des figures pour l’article que je veux écrire. Je reçois des mots délectables d’un lecteur assidu de ces pages, qui donnent tant de sens à ces inepties dégoulinantes.
Des heures durant, je bavarde avec ma sœur, puis avec X., coincé dans un aéroport. Nous parlons bipolarité, natures humaines, EMDR, et de clubs libertins luxueux dans des caves à Paris. J’aime chez lui la pertinence de ses analyses, sa rationalité – sur lesquelles nous nous rejoignons – et malgré tout la sensibilité et le respect des humanités. Avec simplicité et sourire apaisé, il me conte les alentours du suicide de son ex-femme, les séances qui l’ont défait magiquement de sa culpabilité. C’était aussi d’une certaine façon l’objet de notre conversation avec ma sœur, pour qui les horizons s’ouvrent dans des traits sereins et colorés, malgré les innombrables complexités et difficultés inhérentes à la vie : l’optimisme, le positivisme, prendre et mettre en valeur la partie qui sourit.
Au réveil, j’écris à O. : « Merde, j’ai rêvé de toi. Le cauchemar ! » suivi d’un petit échange entremêlé de taf, de cœurs et de gentilles joutes.

L’été – encore quasiment deux mois de cette suavité, la force tranquille des moments partagés, de science, d’écriture, de fruits juteux et de mouvements dans les airs. Je veux rester dans ma bulle, je ne milite pas, je ne me laisse pas pénétrer des anxiétés du monde en chaos politique et sociétal.

Son : Yo-Yo Ma, Marc O’Connor, Edgar Meyer, Appalachia Waltz, 1996

Pfirsiche und Aprikosen, Bibliogr. Institut in Leipzig, 1906

Mécaniques des esprits

Retour, quatorze heures de route sous la pluie, la nuit, la mécanique des essuie-glace, lorsque les hurlements autistes se sont annulés dans mes écouteurs, je songe aux équilibres et déséquilibres familiaux, à la nécessité de rompre cette convention sociale de toujours partir en vacances en famille, et je fais un tri rapide et précis dans ma tête en sabrant mes appréhensions : comment s’organiser à Paris, comment être mère et diriger un laboratoire, quelle prof de piano pour mes enfants… Cette année américaine a posé en moi un sens plus aigu des priorités, des choses qui n’ont pas d’importance, la confiance tranquille en les opportunités – je ne crois plus à la prise de tête. Je repense aux conseils précieux de R. : identifier ce qui requiert absolument mon intervention et le reste, ce sur quoi les gens eux-mêmes doivent prendre leurs initiatives et décisions. Cette année, j’ai enfin compris que la plupart des choses qui me concernent ne sont pas graves. Et j’ai la chance d’être entourée de mousquetons qui permettent toujours des solutions.

Le monde suit son cycle absolu : paix, crises, difficultés, frustrations, montée d’extrémismes manichéens comme idées sur-simplistes d’humains non rodés à la réflexion complexe. Les haines focalisées comme gouvernance et chapeau au chaos, la lutte pour la vie… L’incendie d’Argos, s’ils sont innocents, ils renaîtront.

Enfoncée dans mon siège passager, à la lueur bleue d’un réseau hésitant, j’ai réservé pour la saison 2024/2025, deux pièces de théâtre, trois concerts à la Philharmonie, une comédie musicale au Châtelet et Martha Argerich aux Champs-Élysées. De quoi me rendre l’envie de retourner à ma Ville Lumière ; me nourrir, et nourrir mes garçons, de toute la lumière possible, pendant qu’il est encore temps.

Son : Devics, If We Cannot See, in Push the Heart, 2006

À NYC, quelque part vers Penn Station, février 2024

Le road-trip de la baleine

Les baleines viennent ici manger les petites crevettes que K. voulait absolument me montrer à marée basse, et qu’il recueille dans le creux de ses mains. Elles passent l’été à vivre leur vie faste de baleine, grossissent de 10 tonnes, puis migrent vers les mers du Sud où elles se retrouvent comme dans une grande conférence annuelle, s’accouplent, mettent bas, ne mangent pas pendant si longtemps qu’elles en perdent le quart de leur poids. Les baleineaux tètent le lait maternel, puis suivent leur mère de l’autre côté de la planète, sur la merveilleuse route des courants marins, pour leur premier festin.

Le retour dans le Saint Laurent de la baleine à bosse Tic Tac Toe est célébré dans la gazette locale qu’on trouve à l’épicerie.

Ici on sait un peu de quoi on se souvient. Des Basques qui venaient chasser les bélugas dans les années 1300. Des longues nuits d’hiver aux étincelles magiques des premières nations. Les baguettes ont le goût du pain, les pâtés et les saucissons ont la saveur de ceux qui rusent pour tout conserver et manger bien.

Sur une table de bois, dans les prairies qui descendent vers la mer, je bois une bière aux goûts de pins et d’herbes amères en sabrant quelques mails. Baleines en arrière plan, bière boréale en avant plan : c’est le luxe d’un bureau itinérant.

Son : un peu de chanson inuktitut et du chant de gorge, avec Beatrice Deer, Immutaa, in My All To You, 2018

Le fjord de Saguenay, terrain de jeu des belugas, au dos blanc qui émerge par intermittence, avec la félicité d’un événement transitoire dans un observatoire, juin 2024

Au bureau, au bord d’un Finger Lake, avec des lucioles

On est quand même parti en vacances, en mode freestyle, rassemblé des affaires de camping en une soirée, tranquillement et dans une efficacité incitée par l’épuisement, la nécessité et l’envie d’être sur des routes vertes et interminables – à réfléchir à des problèmes physiques – en écoutant Bashung.

Le plaisir idyllique de chatter avec un collègue et de dessiner des courbes sur une feuille quadrillée au bord d’un lac, pendant que le soleil s’enfonce derrière une montagne. La petite brise qui fait bouger ma robe, je redescends les manches du chemisier en lin qui m’habille, et quand le monde s’obscurcit, les lucioles pulsent.

P. dit : « Si on mettait des antennes, on pourrait peut-être les détecter comme des transitoires. » Il rentre se coucher avec les enfants dans la tente. Je continue à tracer des figures.

Un peu plus tôt, un vieux d’une caravane est venu me faire la leçon : « Vous êtes sur votre téléphone alors que le soleil rougit sur le lac, profitez de vos enfants, tout ça passe en un clin d’oeil. » [Puis je ne sais quels compliments sur ma robe et mon allure – bref.]

Eh bien, si vous saviez comme je profite exactement de la vie, du coucher du soleil, des lucioles (de mes enfants probablement pas, mais j’ai fait la paix avec ça, et je crois qu’eux aussi), des nuages d’étoiles dans le ciel – lorsque comme maintenant, je fais dans ce cadre ce qui me plaît : de la physique et de la prose. Chacun sa façon de s’approprier le monde, le parfum de l’air et la déclinaison des couleurs. Voici la mienne ; et je ne la changerai pas, merci bien.

Son : Alain Bashung, Tant de nuits, in Bleu Pétrole, 2007. Un des albums tardifs de Bashung, mes préférés, surprenant et puissant.

Carte des Finger Lakes, extrait de la carte de l’État de New York, Black’s Atlas, Ed. 1867

Chicago Dissection – Part IV

Lorsque les sens se noient dans la bouillie cérébrale, heureusement, il reste le squelette bienvenu des mots. Voici en quelques points la dissection d’un état estival post-frénésie. Le feuilleton dégoulinant de l’été – fin.

Au retour, il y a des petits bras qui me rendent à la normalité. Les petits bras sont ronds, ont une peau parfaite et bronzée, et me répètent, comme une rengaine depuis des mois : « Maman, je t’aime, je t’aime plus que tout, je veux toujours rester avec toi. Maman tu sens bon. Maman t’es belle. Maman t’es trop forte. » Et c’est dans ces paroles séculaires, merveilleuses, éculées, d’une gratuité et d’une confiance absolues, que je retourne à la terre et à l’existence mammifère.

Son : Yumi Arai, やさしさに包まれたなら (Enveloppée par la tendresse), in Misslim, 1974

Les ascenseurs du Fisher Building à Chicago, là où tout a commencé il y a 15 ans. Juin 2024

L’envol

Jusqu’à trois heures du matin, c’était le délire. Un étrange délire, et je me suis couchée hagarde, dans un entre-deux, sans autre sensation que celle du flottement et de l’inachevé, alors que pourtant…

À midi, après toutes mes réunions visio dans la cuisine, je sors dans le grand soleil, chapeau, robe et lunettes noires. Sur le perron, je trouve un colis. C’est mon kit Arduino qui vient d’arriver. Quel timing, me dis-je.

Je lève les yeux vers le nid de petits oiseaux rouges qui se sont installés sur notre façade, juste à côté de la porte d’entrée. Depuis un mois nous avons observé avec ravissement les cinq œufs bleus éclore, des machins aux gros yeux bouffis et sans plumes se blottir les uns contre les autres, les ailes pousser, les becs déjaunir. Aujourd’hui, quand je m’approche du nid, d’un coup toute la flopée s’envole dans un merveilleux bruissement.

J’aurais pu pleurer pour ce moment-là, vous savez. Que les oisillons choisissent ce jour, ce jour particulier qui fait suite à cette nuit particulière, pour s’envoler. C’est toujours ces incroyables aléas de la vie que je veux interpréter comme des signes. Le signe qu’il faut continuer à magnifier cette vie – que je ne me trompe pas de lentille, de direction.

Son : La voix profonde magnifique de Tokiko Kato, 時には昔の話を (Tokiniwa mukashino hanashiwo) qui clôture l’un des plus beaux films existants : Porco Rosso, de Hayao Miyazaki, 1992. Toute ma vie j’ai cherché à rendre cette impression-là : la fin, la non fin, la suspension, la nostalgie et les espoirs, les commencements de tout.

Pennsylvanie, mai 2024 © Electre

Boréale

22h30. Je découvre les nouvelles. Je bondis hors de mon lit où, en pyjama, je m’étais installée pour écrire quelques lignes de mon chapitre. Nous réveillons les enfants, leur enfilons un pull, leur doudoune, les embarquons dans la voiture ; au matin, A. me dit qu’il a rêvé qu’on était partis à la chasse aux aurores boréales, que nous avions roulé longtemps dans la nuit, dans les forêts et les montagnes.

Les nuages blanchissent le ciel, illuminé à l’horizon par notre petite ville universitaire. Il pleut par intermittence. Ce serait un miracle que nous voyions quoi que ce soit.

Mais les miracles, ça nous connaît, P. et moi. Alors, lorsque j’applique mon iPhone sur l’obscurité, vers la trouée entre les arbres, au nord, sur notre crête, les photons violets emplissent mon écran.

J., à qui j’envoie mes quelques prises, me parle de Rothko et du mystère de mes images, ce qui finit de les sublimer. Ce qu’elles contiennent, surtout, c’est ma surprise au moment de leur révélation. Elle n’ont aucune qualité, je n’ai même pas cherché à les stabiliser, mais l’étonnement imprimé est leur intérêt.

Dans la voiture, ensuite, alors que nous roulions sans succès à la recherche d’une éclaircie, je faisais remarquer à P. que ça faisait un sacré paquet de photons tout ça, pour que ça diffuse, même à travers les nuages, et que ça emplisse la surface minuscule qu’est le capteur de mon iPhone. « Alors que nous, on cherche à détecter 3 neutrinos de ultra-haute énergie. Et même un seul, ce serait la folie. »

Son : Peter Gregson, Time, in Touch, 2015

Aurores boréales en Pennsylvanie, 10 mai 2024 © Electre

Pascale

Ai terminé au petit matin, à 4h30, cet étrange chapitre. Maintenant l’attente – de celui aux yeux bleus (mon éditeur) qui dira si oui ou non ce délire a sa place dans le livre. Je ne suis pas douée en attente, le manque de sommeil et l’anxiété m’alanguit, hérisse mon humeur.

Faire de la physique. Voilà ce qu’il faudrait. Devant la triste image qu’ont les gens de leadeuse organisée, inspirante et énergique, la seule réponse, finalement, plutôt que de m’en plaindre serait d’agir. Je n’ai pas envie d’être Jésus – mais respectée comme physicienne. Au demeurant, ils ont raison : il n’y a rien à respecter, puisque je ne calcule plus, ne code plus, et que, paraît-il, je ne comprends rien aux détails techniques de mon expérience.

Journée lente de Pâques toute consacrée aux garçons et à moi-même. Mes enfants sont formidables – je remarque qu’ils prennent soin de moi, de ma fatigue, de mon humeur changeante, ils boivent ce que je leur partage, et me fichent la paix. Ils ont tant de créativité en eux, à composer leur musique, écrire leur roman, à me dire : « Si je ne l’avais pas composé, mon morceau n’existerait pas, et je ne pourrais pas ressentir son émotion. C’est pour ça que je compose. » Je leur fais découvrir les dédales infinis de la bibliothèque universitaire, les rangées de livres à la Escher qui recèlent de trésors de la littérature française. Nous repartons avec Eluard, Verlaine, Duras et les essais de Gracq recommandés par J., dans un sac Monoprix qui me scie l’épaule.

Sur un banc, pendant que les garçons font des voltiges en trottinette, d’une traite je lis Le Vice-consul de Duras. Aspirée naturellement dans une continuité de langueur, oh le rythme chanté des phrases, chaque page comme un poème dur, et la triple couche d’ellipses sous la chaleur humide de Calcutta.

Hier soir, la dame kazakhe qui fait le ménage chez nous, nous avait invités à la pièce de Pâques de son église. Reconstitution de la Cène, trahison de Judas, crucifixion. C’est assez bien fait et j’écoute d’une oreille chaque apôtre conter son personnage, pendant que l’autre partie de mon cerveau songe à Feynman et aux ondes gravitationnelles. Le sermon final du prêtre, qui joue Judas, est hérissant (« Si vous sortez d’ici sans croire en Dieu, vous irez en enfer comme moi, Judas, et c’est horrible. »). Dans la voiture au retour, je fais mon propre sermon dégoulinant aux enfants, au son de Chopin par Martha Argerich.

« C’est vous qui décidez de ce que vous êtes, ce que vous faites, dans le flot des circonstances extérieures, malgré et grâce à la sérendipité de la vie, c’est à vous de construire ce qui vous semble juste. Vous déciderez si vous voulez croire en un dieu, si vous voulez être heureux, malheureux, de votre cheminement. Mais rien ne vous l’impose, c’est votre liberté. » Je doute qu’ils en comprennent grand chose, mais je leur dis tout de même, puisque je les ai bassinés avec Sartre et Beauvoir toute la semaine : « Je crois que ça ressemble à ça, l’existentialisme. »

À la fin de ce long week-end de quatre jours, douchés, nourris, chocolatés, nous sommes tous les trois très fatigués. Mais je crois très heureux.

Son : Frédéric Chopin, Prélude No. 6 in B Minor, in 24 Préludes, Op. 28, par Martha Argerich, 1986.

Leonardo da Vinci, Ultima Cena, 1494-1498, à l’église Santa Maria delle Grazie, Milano

Bellefonte

J’aime beaucoup Bellefonte, ce coup de cœur de Talleyrand, coquet vestige industrieux tout en briques, aux anciennes cheminées d’usine et aux moulins suspendus sur une rivière gonflée de printemps. L’eau et les rails se faufilent entre les collines appalachiennes, dans des bois aux consonances amérindiennes. Chasse aux œufs pailletés sous le déluge (disons plutôt une session de football américain dans un champ de boue parsemé de boules en plastique, à saisir dans la bousculade et les larmes – mais quel carnage et quelle étrange notion de Pâques), un aller-retour dans une vieille locomotive restaurée par la société des chemins de fer historiques, et pour finir, latte et chocolats chauds dans un café bobo, à lire Feynman, pendant que les garçons travaillent leurs manuels de français. La paix et la merveilleuse compagnie.

The Bellefonte Central Railroad: (gauche) Un train BCRR quitte State College, circa 1910; (droite) Conducteur George R. Parker et son « bateau » à la station BCRR derrière l’ancien Main Engineering Building.