Auger

L’un des 1500 détecteurs de nouvelle génération de l’Observatoire Pierre Auger, nov. 2023

Les deux premiers jours, je siège dans le comité de revue de l’Observatoire Pierre Auger et ils nous déroulent le tapis rouge : vols en classe business jusqu’à la pampa argentine, hôtel et restaurant haut de gamme, visite sur le terrain en délégation. Étrangement, je me sens à ma place parmi les cinq hommes seniors.

La physique au bout du monde se mérite : d’abord la série de sauts dans les airs, ville-obscure-de-Pennsylvanie, Philadelphie, Miami, Saõ Paulo, Mendoza. À Mendoza, je retrouve J. et I., qui prend le volant et roule à 160 à l’heure pendant quatre heures. Je suis comme immune à l’Argentine, mais la progression dans la pampa installe le calme en moi.

Et soudain, ce dégagement. La grande plaine qui s’ouvre, les Andes enneigées en enfilade sur la droite, devant nous un rift taillé au couteau sur des dizaines de kilomètres, et sur la gauche le Diamante, vieux volcan éteint comme un chapeau brun posé sur l’infini.

Province de Mendoza, Argentine, novembre 2023

À partir de là, c’en était fini de toute quiétude. J. répétait en boucle que le paysage était phénoménal avec son accent flamand, et j’étais soulagée qu’il exprime ce qui restait coincé dans ma gorge. Le lendemain, on nous emmène visiter une toute petite partie de l’Observatoire. On roule longuement dans la Pampa Amarilla, jaune d’or en cette saison. Perchée en haut des détecteurs, devant les miroirs du télescope à fluorescence, je contiens à peine mon enthousiasme. Je dis dans le quatre-quatre qui nous bringuebale que j’aurais dû faire expérimentatrice, et on me répond : « Mais c’est ce que tu es devenue, Electre. ». C’est impossible de décrire cette émotion du terrain.

J’ai beaucoup pensé ces deux derniers jours à Jim Cronin, à la façon géniale dont il a construit cette expérience dans cette petite ville dans la pampa, comme il a réussi à faire en sorte que les habitants s’approprient le projet, à impulser cette ambiance familiale. J’ai beaucoup pensé à la science réalisée sur les vingt dernières années par cette expérience folle et cette collaboration de quatre cents personnes : la quête inachevée des sources de rayons cosmiques de ultra-haute énergie. Trois mille kilomètres carrés et mille cinq cents cuves d’eau pure, leur installation avec des camions-citernes qui s’enlisent dans le sable, les veuves noires qui nichent dans l’électronique, les propriétaires terriens à convaincre, les pièces à réparer à des centaines de kilomètres sur des pistes pleines de buissons épineux. Je pensais aussi à cette organisation exemplaire, le management de projet, le personnel technique dévoué… Pour moi qui construis une expérience à grande échelle, quelle école remarquable.

À la fin du processus de revue, j’ai l’honneur de clôturer le discours énonçant les recommandations du comité à l’ensemble de la collaboration. Je dis d’une voix sérieuse mais transportée « What a beautiful experiment. » et beaucoup d’autres choses que je pense si sincèrement que je crois que la salle est émue – et moi aussi.

La Pampa Amarilla, Malargüe, Argentine, novembre 2023.

Harmonie du soir

Marie Laurencin, Danseuses espagnoles (détail), 1920-1921 (en ce moment à la Barnes Foundation, Philadelphie)

J’aime ici, dans notre enclave pennsylvanienne, l’équilibre de nos soirées, les alternances et les harmonies qu’elles permettent. Ce soir, seule avec les enfants, je prépare un dîner semi-japonais, fais la vaisselle, le tout dans une longue paix – l’entropie et les cris réduits au minimum.

Je m’accoude à l’îlot en chêne de la cuisine, allume le haut-parleur, sélectionne un morceau. Cela m’arrive rarement, de ne rien faire, juste de m’arrêter et d’écouter la musique.

A. est en train de se préparer pour se coucher, il me glisse : « Maman, tu écoutes toujours le même Nocturne de Chopin. »

Son : non pas le Nocturne en question, mais Carnaval, Op. 9 : XII. Chopin (1834, interprété par Daniil Trifonov, 2017), écrit par Robert Schumann en évocation à Chopin. Le premier vouait une grande admiration – non réciproque – au second. Quelle vie, ce pauvre Schumann, entre la longue lutte pour pouvoir se marier avec celle qu’il aime (Clara), les acouphènes et les hallucinations musicales sur la fin, terminer sa vie à l’asile après s’être jeté dans le Rhin en pantoufles.

Spooky and happy

J’aimerais que mes journées soient toutes de cette lueur. Pleines de perspectives scientifiques, résumées simplement par O. : « C’est cool comme moment ! ». Pleines de ce fil vert avec L. qui donne de la profondeur et le sourire à chaque fois que j’ouvre mon téléphone. Pleines de musique. A. a enfin ce déclic postural cet après-midi, avec sa prof de piano ; ses coudes se détendent, et le ruban de notes qui en découle fait couler le ruban d’eau sur ma peau. C’est un étrange privilège d’assister à la transformation d’un morceau et de son fils dans la musique, voir en lui croître la technique comme un champignon, le voir habiter son jeu, prendre de l’ampleur et de la pertinence – et Bach passer du labeur au chatoiement complexe et délicat. Pour changer drastiquement d’époque, dans la voiture, au retour, nous hurlons tous les trois sur les feux d’artifices de Katy Perry. Je prépare un stew de poule, K. termine sa rédaction illustrée de japonais, A. ses exercices de français. Puis la nuit tombée, ils se déguisent en gentleman-vampire et en mignon-sorcier et nous allons trick-or-treat-er, faire la tournée des maisons alentours décorées de bougies-pumpkins, les pieds pris dans les feuilles. Plus tard avec P., regarder Omar Sy enfiler son dernier déguisement, et de ses yeux pétillants, incarner mon héros d’adolescente. Enfin aux petites heures indécentes, ce merveilleux exercice : me passer et repasser une vingtaine de fois la plus belle scène de l’histoire du cinéma, l’or, la magie et la finesse sur les quais de la Seine, pour faire accréter et jaillir des astres dans mon nouveau chapitre.

Philly

Comme je me rapproche de Philadelphie par la route depuis Delaware, je vois ses tours triangulaires qui piquent dans le ciel bleu, et j’ai le cœur qui bat. C’est comme si j’allais à un rendez-vous amoureux : je me demande comment la ville m’embrassera, quelle chimie j’aurai avec son odeur et la géométrie de ses rues. Je n’ai pas d’attente, mais la grande question en suspens de si nous allons nous plaire.

Elle me plaît. Cette ville vraie, faite d’aciers et de verre, mais aussi de ces quartiers quasi-londoniens, alignés de maisons en briques étroites, le bruit de l’Histoire et d’une circulation interminable, de la réalité à chaque coin de rue, et cette rivière qui la borde et s’étale comme une lagune amérindienne.

Je retrouve P. et les enfants dans un café, à côté de la prison où Al Capone a purgé sa sentence. À la Barnes Foundation, les Matisse et Cézanne se bousculent sur les murs et côtoient des serrures, des louches et des gonds. A. et K. absorbent la culture comme la glace que nous savourons après. Qui aurait cru que « Si tu ne te couches pas tranquillement, on n’ira pas demain au musée de la révolution américaine, » serait une menace efficace ?

La nuit venue, je laisse tout ce petit monde roupiller, et je vais me réfugier dans un bar au 60ème étage d’un hôtel de luxe. De là-haut, la mer de lumières à 360 degrés m’envoie dans les étoiles.

Bande son : après Katy Perry, pour continuer dans la feel-good electro-pop, Jessie J, Domino, in Who You Are, 2011.

Fall leaves

Nous fuyons la ferme transformée en Disneyland boueux pour le week-end (tours en tracteur, tunnel de foin, corn maze, toutes d’excellentes idées s’il n’y avait pas une queue monstrueuse d’américain.e.s habillé.e.s en jogging avec leur marmaille hurlante, et une odeur à vomir de baraque à frites).

Nous roulons dans la forêt : toujours ce curieux contraste entre le gris intemporel et les colonnes de couleurs vives qui vont vers le ciel. Au son de Sufjan Stevens, je songe –

à N.おばあちゃん. Qui flotte autour de moi, dans l’espace et le temps, puisqu’elle n’a plus à obéir à la physique quantique. J’ai eu la chance de grandir portée par ces certitudes-là. Ces personnes qui sont certaines, quoi que vous fassiez, que vous êtes la plus formidable, que vous ferez le plus beau métier du monde, que votre mari est parfait et vos enfants magnifiques. Cette personne qui vous a toujours dit : « Tu es ma première petite fille, » avec une telle fierté dans le regard. Ça aide, n’est-ce pas, ensuite, à être une fille de fromagers et obtenir tout ce que je veux.

Dans les chemins forestiers, je dis à A. une phrase très simple, et il partage ma peine, la transforme en ses larmes. Il est surprenant, épuisant, horripilant, et surprenant, si intense et émouvant. Surprenant encore, ce soir, lorsqu’il se met au piano avec son cahier où il a noté quelques phrases musicales. Quand il les joue, il est au désespoir : « Je n’arrive plus à composer quelque chose de beau. »

Je lui dis toutes les banalités qui me passent par l’esprit : la création, l’inspiration, ça ne se commande pas, ça va, ça vient. Mais il faut toujours garder de la place pour qu’elle puisse surgir, se rendre disponible pour ce moment. C’est beaucoup de joie et aussi de la souffrance. Mais ton envie de partage, ton envie de sortir ces choses qui t’habitent, c’est ça qui te rend spécial et artiste.

Il y a ces 5% de ma vie maternelle où je suis persuadée que je ne me suis pas trompée.

Bande originale : Sufjan Stevens, Death with Dignity, in Carrie and Lowell, 2015.

Choses odorantes et colorées

La pluie sans discontinuer
La chute des noyaux de gingko à ramasser et à griller
Un tapis de feuilles mortes comme des post-its décollés
Le parfum de Earl Grey
A., sa petite voix de choriste quand il chante Haydn
Au piano la virevolte des notes de Bach
K. ses mains noires de fusain
Naviguer entre des problèmes de compilation mac
Un manuscrit de thèse à rapporter sur les supernovae
Les autobus à répétition sur la route de Kerouac
La funny face d’Audrey Hepburn

Grains et création littéraire 101

Grison, 1726, Gulliver tire la flotte de Blesuscu à Lilliput (Gulliver’s Travels, 1726)

Gulliver retourne enfin en Angleterre après ses multiples aventures. Écris trois phrases à la première personne du pluriel et au présent et imagine ce qu’il ressent en descendant de son bateau. [Ex. 8 page 25 du manuel de français de CM1]

A. me propose : « Je descends de mon bateau. » Je lui réponds : écoute, A., la différence entre une phrase naze et une phrase de romancier, c’est que tu vas prendre chacun des termes et décider de lui accoler ou non quelque chose. Commence par « Je ». Mets un adverbe à « descends ». Modifie le mot « bateau » et rajoute-lui un descriptif. Nous convergeons sur : « Plein d’images dans la tête, je descends lentement de mon énorme trois-mâts. » Puis sur : « Je suis terriblement soulagé de rentrer en Angleterre. »

Pour la dernière phrase, il déclare : « Je voulais écrire quelque chose comme : Cependant, il y avait une partie de moi qui voulait déjà repartir en exploration. »

Pendant toute notre conversation, je repensais à ce très vieux billet d’avant sa naissance. Sa déclaration me prend de court. Je me dis : si j’ai ce grain, tu as le même.

Usure

M. C. Escher, Path of Life I, 1958

A. : quelle usure que cet enfant. En ce dimanche matin à six heures, je me rappelle distinctement pourquoi je passe mon temps à fuir dans des faux-problèmes, pourquoi il est tellement plus simple de vivre une crise existentielle, de me regarder le nombril des heures durant, écrire sur des éléments et des gens que je croise, avec qui la connexion est intense, monte en un pic formidable, me nourrit, me remue, et me laisse pantelante sur la rive, sans que l’eau ne me noie. Je me rappelle pourquoi je trace mes sillons dans le ciel au risque de pourrir la planète, et que dans le processus je suis une mère absente. On a beau savoir que ce sont des schémas neuronaux qui le gouvernent, je me noie, depuis huit ans dans cette usure et les blessures qu’il m’inflige à répétition. I don’t know if I can take it anymore.

Traumaternelle

En survolant les longues plaines parfaitement géométriques depuis Chicago, j’ai lu le dernier essai de Nancy Huston sur l’écrivaine, peintre et prostituée militante Grisélidis Réal. Je l’avais attrapé sur l’étagère Poésie de ma petite librairie indépendante de banlieue parisienne, alors que je cherchais un cadeau à offrir à O., car j’étais invitée à son anniversaire. J’étais repartie avec Nancy pour moi et Fictions de Borgès pour O. que j’avais annoté : « Une collection de bizarreries intelligentes, un peu comme planter 200 mille antennes dans des déserts pour détecter des neutrinos de ultra-haute énergie. »

Je ne raffole pas des soirées d’anniversaire, et c’est un understatement. Tout est nourriture pour l’écriture, essayais-je de me convaincre dans cette errance conversationnelle superficielle. Il y a tout de même cette femme fine aux grands yeux verts et queue de cheval auburn, qui me rappelle Nancy Huston dans la quarantaine, qui me parle de son non-désir d’enfant. Elle a une voix très douce et un peu rauque quand elle dit qu’elle s’est demandé longtemps pourquoi chez elle ce désir biologique n’était jamais venu, que cela avait orienté le choix de ses partenaires, qu’elle voyait l’âge qui passait sur son corps et la fertilité s’éloigner comme un soulagement. C’est étrange ce moment où j’ai l’impression de parler à une sosie de Nancy – qui elle a eu deux enfants –, et que je lui expose le non-sens de ma vie maternelle, la langue que je ne voulais initialement pas parler à mes enfants pour éviter de devenir ma mère [voir ici et ici]. Elle me fait remarquer que c’est paradoxal, mes propos sur mon détachement par rapport à mes enfants malgré mon grand investissement dans leur éducation, avec cette culture japonaise que j’essaie de leur transmettre.

La maternité est un thème récurrent chez Nancy Huston. Je ne m’étonne pas de trouver dans ce livre les références à Marguerite Duras et à Romain Gary. Les horreurs psychologiques et physiques subies par Grisélidis et Nancy (et Marguerite) sont à des milliards d’années-lumières de tout ce que j’ai pu vivre dans mon cocon de femme banale bien protégée. Mais les questions du lien intime entre le corps et l’esprit féminin, de l’enfantement, d’être pour soi et pour d’autres, ne nécessitent pas de trauma particulier pour être explorées. Chacun sa merde, et à chacun son petit niveau, comme on dit.

Je décide de remettre en ligne le billet sur la Vie maternelle que j’avais enlevé de ce carnet, le trouvant trop troublant, trop intime, trop glauque, même. Laisser cet écrit en pâture donnait une réalité à cet état maternel (toujours le concept de l’écrit qui transforme la vie), et je n’étais pas certaine que c’était vers cette maternité-là que je voulais tendre.

J’expliquais au sosie de Nancy qu’en me retrouvant cette année, je crois que j’ai enfin mis derrière moi la mère japonaise que je ne voulais pas être. Après huit années de mère-poule dévouée dans une forme hybride bâtarde de ma propre mère en ratée et de working mum en ratée aussi, j’ai peut-être reconnecté avec le format maternel que je m’étais projeté au cours de ma construction. Ce format où je ne me mets pas « au niveau » de mes enfants, mais où je partage ce qui m’importe et tant mieux s’ils me suivent. C’est aussi leur âge qui permet cela.

Au milieu des phrases de Nancy et Grisélidis sur les sentiments d’abandon désastreux de leur enfance, je me demande si cela suffit à mes enfants. À K. qui me disait encore hier soir en reniflant « Mais pourquoi tu t’en vas toujours ? » j’expliquais que je partais pour le travail, et c’est vrai car mon collègue de San Francisco m’a explicitement demandé de venir collaborer, et surtout parlementer avec les autorités de son université, pour les convaincre de rejoindre officiellement le projet G. Mais j’ai aussi décidé de partir un jour plus tôt, parce que je voulais travailler et écrire sur des collines avec vue sur la baie et le Golden Gate. Est-ce que les crises de colère de K. cette semaine étaient une forme de décompression due à mon absence puis mon retour ? Ou est-ce le changement de saison et l’accumulation de la fatigue scolaire ? Suis-je une mère trop égoïste et donc absente et donc fantasmée et donc source de trauma ?

Je suis persuadée que nous sommes, parents, sources de multiples traumas quelle que soit la façon dont nous nous y prenons. Mais les questions subsistent. Questions bateaux, séculaires, éculées, enfonçages de portes ouvertes, ineptes et déchet temporel. Mais elles sont là. Quelle mère être ? Quelle femme être ? Qui être ?

Note : dans les dernières pages de l’essai de Nancy Huston, je découvre que Grisélidis Réal est enterrée en Suisse à côté de… Borgès. J’aimerais tellement croire, dans ces moments d’apparentes coïncidences, qui m’arrivent fort souvent ces derniers temps, que ce sont les preuves que je ne me trompe pas de chemin, que tout ce que je construis est juste, que comme ici, tout fait sens entre le début, les cheminements et la note de fin.

Pennsylvanian fall

Là où j’atterris, c’est plein de petits bras chauds qui m’attrapent et m’enserrent, qui sentent l’enfance et l’appartenance. Le campus est embrumé, de cette brume froide due à la respiration des arbres quand le jour se lève. Je fais des tartes tatin avec beaucoup de beurre et je regarde un moment une virevolte de feuilles jaunes qui montent dans le soleil. Samedi, je conduis les enfants à leur cours de japonais dans la voiture automatique, il pleut doucement, je me réfugie dans un café avec mon trench, mon pull à mailles et mon chemisier fleuri qui me donne un air on ne peut plus française, parmi tous ces gens en jogging à l’effigie de l’université. Je suis suspendue, comme entre deux saisons, entre deux continents, dans l’attente de quelque chose qui n’arrive pas et que je n’identifie pas.