Les Vacances de monsieur Hulot

Au Studio des Ursulines avec mes garçons, pour le plaisir inattendu et frais de rire avec une cohorte de gamins en tenue de sortie financée par la Mairie de Paris.

1953, un monsieur maladroit en costume, des vacances bourgeoises à la mer, ça croque une tranche de vie et de société sans avoir pris une ride. Et tenir en éveil et en joie pendant deux heures des enfants issus d’étages variés de lits et de couloirs, aux frères et aux sœurs couches, plastiques, poudre ou fumée, aux parents dont les translations ont été rongées, au délié culturel et musical orthogonal.

On rit avec monsieur Hulot dans la pénombre du Studio des Ursulines, et c’est fin, c’est poétique, si drôle et de cette tristesse immergée du burlesque qu’on n’ira pas creuser. Permettre ce partage par-delà les siècles, c’est ça, le talent.

Son : Alain Romans, Quel temps fait-il à Paris (Les Vacances de monsieur Hulot), 1953

Les Vacances de monsieur Hulot, Jacques Tati, 1953

Vertiges de l’absolu [1]

D’humeur tranchante comme les couvertures plastifiées qu’on a comparativement étudiées avec A. pendant deux heures pour sa rentrée au collège, on est parti à Denfert récupérer ses nouvelles lunettes.

Et allez savoir pourquoi on a fini à l’Institut Giacometti, après s’être arrêté quelques secondes devant la plaque de l’immeuble de Simone de Beauvoir. Allez savoir pourquoi l’exposition du moment s’intitulait : « Beauvoir, Sartre, Giacometti. Vertiges de l’absolu. » Allez savoir pourquoi le livret – que je lis à voix haute à A., curieux et merveilleux compagnon de musée – démarrait ainsi :

L’exposition s’ouvre sur le voyage de Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre à Genève, où ils sont invités à prononcer une série de conférences, à l’automne. Le jeune couple se promène dans les rues de la ville où Giacometti a passé une partie de la guerre, devant l’œil des caméras de la télévision suisse. Ils ont été conviés par l’éditeur Albert Skira.

Genève ! Si j’avais su, j’aurais arpenté la ville dans un autre battement la semaine dernière (?1). Je repensais au printemps dernier, plongée dans les bas-fonds de St Germain des Prés avec le couple Beauvoir-Sartre pour trouver une issue favorable à un chapitre Woody Allenien auto-censuré, la scène des Mots avec Giacometti2, que j’avais osé envoyer à Jérôme Attal puisqu’il en avait fait son roman 37, étoiles filantes. J’en étais même à bassiner mes garçons d’existentialisme.

Alberto Giacometti, La main (1946), le mur tapissé de la revue Labyrinthe encadrant des extraits vidéos de Beauvoir et Sartre à Genève, et la mosaïque au sol du décorateur Paul Follot, l’un des fers de lance de l’Art déco (1914). Institut Giacometti, juillet 2025.

J’aime que la vie réponde immédiatement lorsque je me rends disponible. En face de l’institut, ces céramiques dont la vitrine reflète l’immeuble et le ciel Giacometti-Beauvoir.

Rue Victor Schoelcher, Paris, juillet 2025

Sur un banc, dans la rue juste derrière, nous avons partagé un flanc et une tropézienne luxueux. Je songeais aux questions d’infini soulevées par Tony pour son émission radio « Parle-moi des limites. » L’Univers, les particules, les deux infinis, c’est ma grande navigation. Sartre, dans un tapuscrit sur La recherche de l’absolu écrivait :

Giacometti a horreur de l’infini. Non point de l’infini pascalien, de l’infiniment grand : il est un autre infini, plus sournois, plus secret, qui court sous les doigts, sous les pieds, qu’Achille n’arrivait pas à parcourir : l’infini de la divisiblité ?

Son [je suis tombée dans l’album] : Patrick Watson, Dream For Dreaming, in Waves, 2019

  1. Euh non, en fait. Rappelez-vous ma chère, nous étions dans une entreprise de sauvetage cérébral, il n’était pas vraiment question d’art absolu et d’existentialisme débridé sur les pavés suisses. ↩︎
  2. Amusant : dans ce billet, « celle qui a un regard externe et un aval sur mon cerveau » était la psychanalyste que je consultais – qui disait donc [quel étonnant !], comme ses confrères est consœurs, de la merde. ↩︎

Le belvédère

Qui aurait cru il y a huit ans qu’on serait tous les deux à Genève pour la grosse conf’ d’astroparticules ?
C’est étrange la vie hein.
On l’a bien réussie.
Les enfants sont super.
Mon mandat de direction ? J’ai l’impression d’en avoir déjà fait le tour. Ouais, au bout de six mois, c’est péteux.
En même temps, rien n’est prédictible en ce moment au-delà de quelques mois. Qu’est-ce qu’on sera en décembre ?
T’as vu ce joli coucher de soleil ?
C’est cool quand même d’être là.

Plus tard, j’ai pensé belvédère, Aldo, Vanessa… mais non, Genève n’a rien d’Orsenna.

Son : Camille Saint-Saëns, Danse macabre, Op. 40, le macabre romantique, magique et aux couchers de soleil à la Saint-Saëns, dans cette interprétation élancée par Renaud Capuçon tout jeune, Daniel Harding, Deutsche Kammerphilharmonie Bremen, 2001.

Joseph de la Nezière (1873-1944) Genève Paris, 1926 Crédit: Bibliothèque de Genève, Ca 6

Choses caniculaires et incongrues

Le soleil est tombé, mais il fait toujours 36 degrés à l’ombre
Un vol de perruches au croissant de lune
Un chat en boule sur le toit d’une voiture calé sous l’antenne
K. tape dans un ballon de baudruche à l’effigie de mon laboratoire
en scandant : « Marguerite Duras ! Alexandre Dumas ! »

Son : Oliver Davis, Beth & Flo, Royal Philharmonic Orchestra, Paul Bateman, Sea Dances for 4 Hands and Strings: I. The Puffer Fish

Yaki-onigiri au barbecue et fleurs d’origan du jardin, juillet 2025

Dimanche

Enfin convergé avec mon doctorant J. sur le proceeding1, dont la deadline de soumission était il y a deux jours. Que de pression2. Dix ans de travail et quarante particules candidates repêchées dans du bruit. Que de péripéties et d’itérations avec J.
J’ai une todo liste longue comme le bras, et envie surtout de lire Salinger, plonger dans la musique spectrale, jouer avec des sons et des phrases voir si ça collerait.
il fait frais mais on sent que la trêve est de courte durée
j’ai des effilochés de Bouvier dans la tête entremêlés de mots nocturnes et de d’éclats bleus
Mon beau-frère joue à Duel en bas dans le salon avec A., j’entends A. râler (mauvais perdant)
P. taille le lierre qui fait de la poussière et une odeur verte et forte
je suis sur le lit
étrange suspension en ce dimanche

[Edit : une heure plus tard, ça explose en hurlements démentiels qui couvrent tous les spectres à la frontière cérébrale (A.) – est-ce ça qui était suspendu ?]

  1. Article qui accompagne une présentation à une conférence. ↩︎
  2. C’est J. qui, modestement, présente les premiers rayons cosmiques trouvés par lui et moi la collaboration G. à la conférence internationale du domaine cet été. ↩︎
The New Yorker, June 5, 1948

La chair du temps

Le pendule de laiton oscillait. Assis sur les marches de marbre derrière les colonnes du Panthéon, A. a sorti son carnet et j’ai expliqué en trois schémas le transfert d’énergie cinétique et gravitationnelle, les frottements de l’air et la preuve de la rotation de la Terre. Une collection de vitrines d’art figeaient par symboliques un peu cliché la guerre de 14-18. Par intermittence, un chœur s’élevait, In nomine lucis, de Dusapin, semblant ralentir les battements, tellement que A. s’est exclamé : « Regarde, le pendule s’est arrêté ! »

Je leur avais avoué rue Soufflot : je cherche de l’inspiration pour mon texte – une commande en prélude à un morceau de Gérard Grisey. L’un des inventeurs du courant dit spectral, dont la musique serait sensuelle, utilisant la chair du temps… J’essaie d’appréhender, la construction, l’intention, par lectures et rencontres, et l’écoute surtout, d’une œuvre qui m’est étrangère et étrange – surtout pour moi qui ai zéro formation musicale.

Mais à force de fouiller, je récupère des mots, des bribes d’état d’esprit avec lesquels entrer en résonance et chercher à coïncider par petites touches. Deleuze, la force plutôt que la forme. La préparation méticuleuse mais un rendu à la courbe organique. Ce fragment de journal :

14h. Voilà, j’ai tout de même bien travaillé, mais il n’est pas facile de s’arracher à cette pesanteur. « Pesanteur » le mot qui convient bien à cette journée, le ciel est si bas. J’ai des douleurs un peu partout, nostalgique comme si souvent, la vue des déchirures de lumière dans les nuages et là-bas, cette pellicule blanche à l’horizon de la baie me pétrifient. Le temps passé glisse, s’insinue, s’effiloche. La musique fuit, la musique passe, j’essaie d’en cerner à ma mesure quelques palpitations. Pour Epilogue, je relis les schémas de partiels, modulations et transitoires. Une vie de travail et de « patience ». Comme si je voulais cerner une forme intérieure, l’ossature-même de mon âme… Je jubile. De la grande, de la très grande musique, après moi on se demandera pourquoi, comment… Je jubile : Epilogue, si j’en ai l’énergie aura une sacrée gueule !

— Gérard Grisey, Journal, à propos de la composition d’Épilogue dans Les espaces acoustiques., 1985

Le morceau qu’on me propose de compléter par des mots prononcés est construit à partir de pulsations de pulsars.

J’ai en vrac dans la tête les équations de magnétosphères du papier de Michel (1973), la pêche de Jocelyn Bell, le bourdonnement du grand radio-télescope de Nançay, la navigation interstellaire, le Pulsar Timing Array, et des éclats de lumière, de particules, la fusion d’étoiles à neutrons et les ondes gravitationnelles, j’ai aussi les flashs de séquences rembobinées de Koyaanisqatsi, et allez comprendre pourquoi, Voyelles de Rimbaud en puissante litanie. J’ai aussi enfoui juste sous la surface, à savoir si on l’utilisera ou si elle restera elliptique, une image secrète, intime, la véritable.

Préparation méticuleuse, force plutôt que forme, organique, sensuelle, l’utilisation du silence. Difficile d’être à la hauteur d’une telle commande, le renouveau du texte d’un astrophysicien qui a été conçu à l’époque en dialogue avec le compositeur. Mais quelles que soient ensuite les critiques, ce qui compte est que la création soit viscérale.

Une version dernier cri de la musique des pulsars, basée sur les données du projet Radioastron, 2019.

Écrire – laying the ground

Restée trop longtemps loin de la plume – ici l’exercice est nécessaire, mais ce ne sont que des fibroses, qui peut-être serviront un jour comme tissus pour des gaines plus abouties. J’ai une commande de texte court pour juillet – curieuse, sombre et arythmique, « entre littérature et science » m’a-t-on écrit – en filigrane dans mon esprit. Et sinon je me nourris, je me nourris tous les jours, Mon coach pro me révélait « Tu peux te dégager du temps pour écrire un deuxième livre, et tu travailleras pour ta science et la direction de ton laboratoire. » Au dîner de collaboration, M. me demandait : « Alors tu es dans un deuxième livre pour faire vibrer cet autre pan de toi ? » Je relisais tout à l’heure avec émerveillement le fil distendu et perlé de féerie avec D., fil qui s’est abîmé j’en ai peur, dans la sortie de mon premier livre et dans les pipelines de Cape Town. Et c’est pourtant ce que je suis et ce que j’aspire à écrire, à offrir – cela monte et prend forme dans une architecture bruissante, les filaments émergent, s’agglomèrent, je me nourris en boulimique de la vie des autres, je vis mes vies comme autant d’histoires, j’écoute des podcasts de Jean-Claude Ameisen, des films et documentaires à la voix attachante, je lis L’usage du monde aux garçons tous les soirs pour la friandise des mots, et ce morceau de Glass qui me transperce ce soir : profondeurs des voix graves aux faisceaux d’orgue, mystérieux langage. Je me nourris, les traits courent, pailletés, des éléments aux autres, je m’emplis, et bientôt, la vomissure en un jet, disque et accrétion, tout se prépare à écrire.

Son : Philipp Glass, Koyaanisqatsi, in Koyaanisqatsi, 1983

Image par Chandra en rayons X (données 1999 – 2012) de Centaurus A, une galaxie abritant un trou noir supermassif et produisant un grand jet. Colorisation et traitement par J. Mouette, 2024.

Varsovie [fin]

J’atterris – un grenat lisse et rond est resté suspendu longuement dans plusieurs couches de couette, et le déploiement psychédélique des instabilités de Kelvin-Helmholtz. À la sortie, je ne peux m’empêcher de scanner la foule qui attend. Suis-je bête. Le taxi fend le fond de la nuit et me ramène chez moi. J’ai eu A. au téléphone plus tôt dans la soirée, sa voix aiguë et émue d’être pris au conservatoire, et K. sa petite dent qui pousse. P. en cinq minutes ce qu’il a perçu par zoom du meeting et ce que j’ai vécu sur place. Tout a la cohérence des équations de physique, mais il ne faut pas se perdre dans les référentiels au cours des translations.

Entre Varsovie et Paris, juin 2025

Wadaiko et déphasage

Le Japon, ce n’est jamais neutre. Je me martèle la réflexion dans la tête, au cas où ça me servirait pour la prochaine fois. La renaissance dans des rizières en escaliers dévalant vers la mer [avril 2023], la connexion limpide avec O. à partager des soba [avril 2024], ou la spirale fuselée dans des nuits d’interminable aliénation [septembre 2008, déjà]… jamais neutre.

Je suis partie comme on part en mission « normale ». Comme si j’avais compris ce qu’était le Japon pour moi. Comme si je savais m’y prendre, le prendre, les prendre. (On a parfois de ces misconceptions, chtedjure.)

Dimanche, rentrée dans ma ville de banlieue après avoir traversé le détroit de Bering, le Grand Nord canadien, le Groenland encore danois… Dimanche, donc, bizarre coïncidence : coincée au « stand bouffe » de la fête de l’été de l’école japonaise des garçons, à distribuer senbei, edamame et jus de yuzu. A. et sa classe présentent un spectacle malicieux, le reste est un peu noyé dans mon jetlag et les hurlements d’enfants franco-japonais.

Deux moments à noter :

1. Le concert de wadaiko professionnel, deux tambours qui frappent là où le cœur saute son tour, la transe rythmique traditionnelle, il n’y a que ça de vrai, me dis-je.

2. B., ma bouffée d’air dans le carcan de mamans japonaises que je tiens à grand peine. Il me répond avec légèreté et empathie : « Ah ouais, tu dois être décalquée. Et puis dans ces moments, je sais, on est tellement déphasé, ton cerveau doit avoir du mal à savoir où il est. Et en plus, d’être là aujourd’hui, au milieu d’un simili-Japon, ça doit encore plus être la pagaille… »

Je repensais à cet échange revenant d’un autre comité d’évaluation, siégeant aussi avec des membres 15 ans plus séniors – une mission si différente, de sable et de ce soleil rasant argentin. Mais tout de même, ce mot : déphasage. Le partage, il n’y a que ça de vrai, me dis-je.

Son : Extrait du concert donné par Wadaiko Makoto, mai 2025

◎ Japan Children’s Prints Study Group, 1996

Une variété pas Calabi-Yau

On part, je crois, pour cette raison-là : pour mieux revenir et se couler dans sa vie comme dans un onsen. Pour la petite clameur quand vous ouvrez la porte d’entrée, les bras potelés, les joues pêche et tomate, P., aux yeux cernés dans l’encadrement de la cuisine, à qui je demande comment ça va : « Mais t’es revenue. Ça va aller mieux maintenant. » Pour se rappeler tout ce qu’on a construit ici et qui subsiste dans le monde réel, par-delà les déchirures de l’espace-temps, ici les mots et les pensées sont simples et solides, je suis matrice et universelle et de la bonne dimension.

Leonard Susskind, Superstrings (Features: November 2003). Physics World 16 (11)