Alors on a crayonné des sous-bois à la lumière déclinante, entre un mur de pierres et des pavillons blancs, tracé une allée pavée coulée de pumpkin latte, acheté cent trente-quatre euros de chocolats, la chocolatière m’en a offert deux, ganache matcha. On disait, je disais, me disais : on ne sait plus, à force, quel est le monde parallèle et le réel, celui qui revient en pointillé et celui qui nourrit l’autre, on ne sait plus quel est le roman, ce qui est écrit et ce qui vit. Les deux, et pendant tout ce temps, A. grimpait Debussy dans les airs.
réveil – l’air est mélodieusement compressé/décompressé par Chopin, ces derniers temps, A. emplit la maison de musique : ses quatre morceaux de piano (Chopin, Debussy, Beethoven, Moszkowski), et des sonorités de cor qui s’arrondissent, comme il vise et atteint les notes dans un pointé précis – tout est une question de résolution angulaire dans le multi-sensoriel de la vie
22 novembre 2025. il fait très froid, j’ai acheté des petites bricoles pour remplir le calendrier de l’avent, je vais à l’audition de piano de A. qui jouait du cor plus tôt, et me montrait les mouvements de lèvres Susanna ce matin au café hipster pour papoter femmes de science ce que nous sommes, ce que nous ressentons, et autour ce monde qui n’arrive pas à changer, malgré tout
Trois années à me déclarer dans toutes les facettes, aux autres et à moi-même. Trois années en équilibre au monde, dans cette maille de personnes chères, à me nourrir, à donner, à recevoir, à tenir et à être tenue.
Tout ce dans quoi je me suis lancée, étrangement, a réussi. J’en ai profité pour cicatriser des nœuds séculaires. J’ai trouvé ce que je cherchais.
Alors la paix. La belle, puissante, lente et vaste paix qui vient tout couvrir et découvrir à la fois. Et quand vient la paix, aussi, je redeviens mère – ce qui est une autre étrange merveille.
Au commencement il y a Dieu. Enfin, juste avant il y a eu Bach, mais la partita pour violon qui pleut d’on ne sait où – on finit par repérer la violoniste en robe rouge perchée sur un coin de balcon parmi les spectateurs – fait partie intégrante de Fog, la composition féérique de Dieu, aka Esa-Pekka Salonen.
Ensuite il y a Yuja Wang et Prokofiev, ou Prokofiev et Yuja Wang. Bref, au bout du premier mouvement, là où la salle d’habitude se racle la gorge, on entend en chœur un soupir libéré, le souffle retenu, on s’était collectivement arrêté de respirer.
Enfin Wagner : le Prélude et mort d’Isolde, dont on ne voit pas le bout, mais qui s’est curieusement transformé sans transition ni coupure en le Poème de l’extase de Scriabin. Ça monte, ça se suspend, ça reprend, ça explose, l’orgue s’ouvre béant et chatoyant dans le mur, il emporte le corps massif dans l’orgasme musical. Quand on sort dans la nuit, l’univers est transmuté.
Son : Alexander Scriabin, Le poème de l’extase, Op. 54, interprété par Boston Symphony Orchestra, Claudio Abbado, 2012
J’ai chanté sa chanson à K., il a posé sa tête sur ma cuisse, maman tu as la peau douce, il dit distraitement ; c’est l’heure du coucher, dans la pénombre je suis assise sur le grand lit et je plie le tas de linge. Un haut rayé de K., un pyjama Star Wars de A., des chaussettes dinosaures, un pantalon pastel. La tristesse, elle remonte comme un motif, dans la pénombre, un pyjama velours, un caleçon à bande marine, un polo en maille piquée gris, en leitmotiv avec l’eau dans la pénombre, K. cherche les paires de chaussettes, c’est toi, dis-je, qui as la peau douce. Je pense : c’est bien, c’est toutes les larmes qui évacuent, tout ça passe et me traverse, les jeunes, les vieux, les pas jeunes et les pas vieux, moi j’applique les recettes et je sers de véhicule, je ne suis que les représentations et les validations, je suis ressource – mais je veux rester humaine. Je pense une nouvelle fois à ce qui s’est révélé à Chicago. Un T-shirt toucan fatigué, un caleçon à carreaux, un jeans, des chaussettes poissons. Tout est plié avec l’aide de K.
Son : Toujours Vanessa Wagner – et Wilhem Latchoumia. L’urgence et les motifs dans ce mouvement minimaliste de Philip Glass, Four Movements for Two Pianos: III., in This is America!, 2021.
En face, de l’autre côté de la clairière en contrefort, la vieille maison au toit rouge, dans la touffe de forêt plaquée du soleil de fin d’après-midi. De ce côté-ci l’odeur de terre en préparation de feuilles crispées le hennissement des chevaux et des bogues qui choient la buse variable tracée dans le ciel le craquement des branches qu’on piétine l’éclat des châtaignes et leur lustre sous les doigts de rainures et de pointe, rond triangle tendu vers le ciel et les bolets roussissants à la légère exhalaison la mousse très verte entre les doigts de pieds des chênes, des charmes, des bouleaux.
Hier la forêt d’Orsay assombrie châtaignes grillées, les premières Ce matin j’ai raflé chez le fleuriste pots de cyclamens et une orchidée cascade gros bébés entre mes bras dans le RER robe rouge-Electre, déguisée en fauteuil de l’aube à la tombée de la nuit inaugurer : l’amphi et le cycle de l’année G., discourir, diriger, synthétiser, scénariser, logistiquer, lettrifier, être fonction mais amie à l’encre verte cuisiner ! effiloché de poulet, cives, tomates, piments fumés gymnastique des doigts mouillés souillés sur le cahier de la dictée En soirée mon coach m’a confié le secret pour convaincre des vieux à libérer leur bureau Lire Radio Banane un garçon de chaque côté Puis c’était l’automne et j’ai dormi.
Son : Sufjan Stevens & Angelo De Augustine, Reach Out, in A Beginners Mind, 2021, inspiré du très beau film Der Himmel über Berlin, dir. Wim Wenders.
Joseph Pitton de Tournefort, « Chataignier – Arbre – Châtaigne – Marron – Fagacées », gravure sur cuivre originale sur papier vergé dessinée par Aubriet. Aquarellée à la main. 1797
Au matin, K. monte dans mon lit et déclare : « Quand même, t’as vécu beaucoup d’années ! » Je prépare une génoise japonaise, monte des blancs, des jaunes, de la crème fleurette, du mascarpone, des framboises, casse un plat en verre, dehors il fait éclatant et timide à la fois, un temps de fin de saison, un temps qui cache quelque chose. En fin d’après-midi, je tente une échappée dans un sommeil lourd, je me réveille en nage, noyée dans des magmas de rêves symboliques, A. entame sa version de la crise d’adolescence et ses hurlements injurieux emplissent et vicient l’air domestique. Nous préparons illico un bagage pour K., P. l’emmène au vert en Sologne. Je laisse A. décuver et tente une autre échappée – dehors cette fois. Je rejoins un univers parallèle, les collines de Bagneux, des complexes cubiques aux balcons débordants de plantes, des escaliers de béton dérobés, des impasses de chèvrefeuilles et de moustiques, la lumière rosit, puis assombrit les contours, baigne d’ombres équivoques, allume les lampadaires oranges, il faut rentrer, revenir à la réalité… je fais des plans, des agendas intriqués-imbriqués pour ne pas perdre ce fil, je m’enferre dans la non gratuité de cet univers qui pourtant devrait être la folie libre, mais je l’entortille de contraintes et de nœuds, j’ai cherché par différents moyens par le passé à le faire exploser depuis l’extérieur et ça n’a pas fonctionné, alors cette fois-ci je l’embrasse et le gangrène de l’intérieur, j’y injecte tout ce qui dysfonctionne chez moi, les kilotonnes d’insécurité et de rigidité. Sur la N20, les phares passent dans une alternance de feux et de zonards du dimanche soir. Et soudain à quelques mètres un crissement de frein, un éclat, un boum, une pluie de morceaux de verre et de vapeurs. Le tropisme de la foule. J’ai fui dans la station de RER un court instant, une trêve, je suis ressortie. Je me suis dit : « Traverse, prends l’autre trottoir, ne regarde pas. » J’ai vu malgré tout, un corps gros sur la chaussée un polo blanc et une marre de sang, la voiture fumait au milieu de l’attroupement, un peu plus tard comme je pressais le pas dans la nuit le samu accourrait, sa sirène bleue.
Qu’est-ce que je fais ? Qu’est-ce que je vis et provoque ? le long de roseraies à deux heures du matin, au bout d’interminables autoroutes et échangeurs, des enchaînements d’églises, des jardins à l’eau citronnée derrière des portails vert d’eau, les fauteuils damassés, les soupentes de pensionnat, les mezzanines au café kényan, je suis folle je crois, la frontière entre la vie et les délires romanesques se sont dissous, tout se mélange, l’équilibre est rompu, et la mixture maléfique est en train de dévorer le monde – de provoquer des accidents et des morts ? Y a-t-il un prix à l’intensité ?
Enfin la quiétude de l’été finit par avoir raison de moi. Je me surprends à m’occuper de la maison : récurer la poubelle de la cuisine, ranger la chambre de K., trier mes placards à vêtements… je contemple de nouveaux projets : zyeuter seloger.com à la recherche d’un pavillon (sans succès), et surtout écrire. Le monde parallèle vient m’aspirer dans des chemins de traverse, de chateaubriand à la pavlova, des gourmandises piquées de moustiques.
Le soir les dieux me punissent de mes ébriétés : K. est en délire ; quand je cherche à le descendre de ses perchoirs, nous ratons une marche au milieu de l’escalier, dégringolons la moitié d’un étage, et j’en suis quitte pour claudiquer le restant de l’été, et à porter des robes longues pour cacher les marbrures de bleus et de bosses.
Je passe la nuit fiévreuse, je me suis endormie avec Anaïs, alors je suis elle, je ne sais si je couve Artaud, Miller, Allendy ou son père, je cherche un sens dans les méandres de mots, dans un journal, à rédiger les lignes ci-dessus. J’ai les genoux, la nuque et les joues en feu, l’eau est fraîche au robinet. Des brises froides et fluides glissent par la fenêtre, j’ai trop chaud dans la couette, trop froid en dehors.
Trop fébrile, alors je me lève dans le noir et j’écris jusqu’à ce qu’il fasse jour.
Joaquin s’étonne: « Tu es si calme, es-tu malade? » Il me surprend à sourire toute seule de la plénitude de ma vie : le casier à musique rempli de livres que je n’ai pas le temps de lire, les caricatures de George Grosz, un livre d’Antonin Artaud, des lettres auxquelles je n’ai pas répondu, un monceau de richesses ; je voudrais être comme June, avec une divine indifférence pour les détails, acceptant des épingles de sûreté sur mes robes; mais ce n’est pas le cas. Mes placards sont magnifiquement rangés, à la japonaise, chaque chose à sa place, l’ensemble soumis à un ordre supérieur et, au moment de la vie, repoussé à l’arrière-plan. La même robe peut être froissée et portée au lit, les mêmes cheveux brossés, jetés au vent, les épingles à cheveux peuvent tomber, les talons se briser. Quand vient le moment de vivre, tous les détails s’estompent. Je ne perds jamais l’ensemble de vue. Une robe impeccable est faite pour y vivre, pour être déchirée, mouillée, tachée, froissée.
— Anaïs Nin, Journal (1931-1934), Trad. Marie-Claire Van der Elst, revue et corrigée par l’auteur.