Ici, la nuit tombe sans transition. L’air est fluide et ma robe noire s’y coule, le long bandeau qui ceint ma taille bat le haut de mon genou. Dîné dans un izakaya avec mon oncle et mes parents, en pèlerinage administratif par hasard au même moment que moi. Je les écoute comme ils évoquent, mon père et son frère, la perte d’intérêt du Japon pour son Histoire, les rangées de maisons traditionnelles à Yokohama – premier comptoir ouvert vers l’Occident –, mai 68 et les émissions radio nocturnes, qui étaient le réseau social de l’époque. Trois sake différents commandés sur une tablette électronique et descendus dans la foulée, ma mère dans sa réserve sympathique à côté de moi. Tous les trois persuadés que je suis une personne hautement importante, puisque d’ailleurs j’ai voyagé en Premium, n’est-ce pas ? Je suis douce, j’absorbe avec verve mais ne le montre pas, je parle peu de moi. Ma robe a posé une peau fluide, elle me permet de tout être, dans mon rôle et dans la distance juste.
Ce n’est pas seulement la robe, et je le sais, lorsque je rentre à l’hôtel, ces sons électroniques éthérés et faciles qui circulent en moi comme circule le bruit de la ville. Je passe devant l’entrée du onsen, celui de nos bains nocturnes avec O., au printemps dernier. Je lui écris : « À Ueno, il ne manque que toi. » Une maman attache sa fille sur le siège vélo à l’arrière d’un conbini, dans une boutique qui ferme, trois grands-mères discutent autour de sacs plastique en vrac. Je vois – comme c’est heureux d’avoir les yeux de nouveau ouverts – je perçois le vertige des vies quotidiennes parallèles, qui me saisit encore plus ici, car les lignes sont millimétrées et ne s’intersecteront effectivement jamais.
Depuis la chambre fonctionnelle de mon business hotel, le Tokyo Skytree fait son show océan, et juste devant ma fenêtre, blanche et insolite, cette coupole d’observation.
Son : Christopher Deighton, Peter Gregson, To See Beyond, in Visionary, 2017
Vue de la fenêtre de mon business hotel, vers la gare de Ueno, Tokyo, mai 2025.
Atterri à 5h du matin, le monorail a filé jusqu’à l’hôtel. Il est beaucoup trop tôt pour m’écrouler dans une chambre, on me demande de patienter jusqu’à midi. Alors… brancher Barber dans ses oreilles et aller errer à Ueno-koen. Dans le parc, diffuser d’odeur en odeur, le cyprès, le cèdre, le pin, les jasmins, la friture et l’encens aux abords d’un temple. Le ciselage des arbres me couvre de clair-obscur. Le métal des métros se mêle au souffle des feuilles et aux corbeaux gutturaux, le concert symphonique de la ville dans la nature et réciproquement.
Personne ne m’enlèvera cette joie incongrue d’écouter Barber au Japon jusqu’à la lie, mon sursaut de l’âme à cette grandiloquence. Avril 2023. La traversée de part et d’autre de la banlieue tokyoïte dans le cahot aseptisé des trains, à faire germer mon deuxième chapitre entre deux séminaires. L’année où enfin j’ai su poser ce pays en mon sein. Et puis D. qui m’écrivait par touches, des notes rouvrant mes yeux aux petites choses du monde. C’est tout cela, écouter Barber au Japon, et cela m’appartient.
Les fuseaux horaires brouillent le rythme des pensées, et fait surnager celle-ci, qui s’impose dans la tiédeur humide des prémices de l’été : il ne faudrait perdre la tête que par excès de beauté. C’est la seule raison valable, aucune autre n’est absolue.
Son : Samuel Barber, Concerto pour violon, Op. 14, la musique qui accompagne mon Japon depuis 2023. Difficile de choisir un mouvement, à déguster en entier évidemment. Interprété par Hilary Hahn, Hugh Wolff, Saint Paul Chamber Orchestra.
Symphonie de la ville dans la nature et réciproquement, dans les jardins du Musée national de Tokyo, Ueno-koen, mai 2025. Au Japon les corbeaux croassent en japonais.
Dans les locaux de la Maison d’édition, L’ÉDITEUR travaille dans son bureau tout de verre. L’AUTRICE frappe à la porte déjà ouverte.
L’ÉDITEUR, lève les yeux de son écran : Alors ?
L’AUTRICE : Bah alors rien. C’était très intéressant, j’ai appris plein de choses. Mais elle ne pourra se prononcer que sur un texte déjà prêt. Et puis perso, je ne suis pas sûre d’avoir eu un crush.
L’ÉDITEUR : Ah ?
L’AUTRICE : C’est bon, tu peux te détendre. Après, si tu peux me mettre en contact avec d’autres éditeurs littérature dans d’autres maisons d’édition, pour voir…
L’ÉDITEUR : D’accord. Il y a X. chez Z. à qui tu pourrais parler.
L’AUTRICE : Ah ça y est, tu n’es plus névrosé et jaloux ?
L’ÉDITEUR : Non, j’y travaille. (Il fouille dans son sac.) Mais je t’ai apporté quelque chose.
L’AUTRICE : Attends, il faut arrêter avec tes cadeaux, là. Tu m’as déjà offert une huile d’olive à cent euros le litre, du poivre du Congo à cents euros le grain, des chocolats de chez Jean-Charles Rochoux (cent euros le gramme), des gravures anciennes chinées aux enchères (cent euros le centimètre)… Mes enfants t’appellent Tonton C., ils pensent que leur mère est une femme entretenue. P. est hyper cool avec ça, mais l’autre jour, il a demandé au chat Mistral s’il fallait qu’il s’inquiète que sa femme revienne avec des cadeaux à chaque fois qu’elle voyait son éditeur.
L’ÉDITEUR : C’est parce que je suis accroc aux enchères et je n’ai plus de murs chez moi pour accrocher les tableaux, il faut bien que je les offre à quelqu’un. (Il lui tend une boîte.) Tiens, c’est pour toi.
L’AUTRICE : Euh. (Elleouvre la boîte et découvre une bague avec un diamant.) Euh… C’est très beau, mais ça va pas le faire.
L’ÉDITEUR : Je l’ai trouvée aux enchères, tu sais que j’y achète des bijoux tout le temps, et il faut bien que je les offre, je ne peux pas les mettre moi-même.
L’AUTRICE : Et ta femme ?
L’ÉDITEUR : Elle me dit qu’elle en a trop. Écoute, c’est pour te signifier ton appartenance… te séduire… t’exprimer que j’apprécie beaucoup de travailler avec toi.
L’AUTRICE, catégorique : Oui mais là c’est trop. Tu te rends compte ?
L’ÉDITEUR : T’inquiète pas, c’est pris sur le budget cadeau de la Maison.
L’ÉDITEUR : Non, bien sûr, je l’ai achetée moi-même.
L’AUTRICE : Je préfère. Et ta femme, elle est au courant ?
L’ÉDITEUR : Bah oui quand même, elle sait que je fais ça tout le temps, surtout que j’ai un stock de bagues que j’ai chopé aux enchères.
L’AUTRICE, déçue : Ah.
L’ÉDITEUR : Elle te plaît ?
L’AUTRICE : Oui, beaucoup. Dis-moi, je réfléchis à ce deuxième livre, et je pensais à un essai narratif, autour de déserts, de géographies, d’antennes, avec un peu de science.
L’ÉDITEUR : Ça m’a l’air intéressant. Tu ne voulais pas écrire de la fiction ?
L’AUTRICE : Je reste ouverte aux différentes options. Tu crois que ça pourrait marcher ? Il faudrait quelque chose de vraiment populaire, cette fois-ci. Une couverture flashy, un titre shiny, et un contenu qui colle à tout ça, ras les pâquerettes. Sinon, tu me parlais de vacances dans ta villa dans le Sud, tu crois que c’est un endroit dont tu pourrais me laisser les clés pour écrire ? Et puis, on pensait acheter un pavillon un peu plus grand, est-ce que cette Maison a des courtiers attitrés et peut s’engager pour abonder l’apport initial du prêt ?
L’ÉDITEUR, perplexe : T’es sérieuse, là ?
L’AUTRICE, rires : Non, bien sûr. (Sérieuse et songeuse.) Je ne sais pas encore ce que je veux écrire, même s’il y aura forcément une part de délire fictionnel. (Elle touche la bague dans son écrin.) Je ne suis pas certaine que je puisse accepter ta bague, qui est magnifique par ailleurs. (Un temps.) Mais tu sais, en attendant…
L’ÉDITEUR, malicieux : En attendant, je pourrais être ton éditeur préféré.
L’AUTRICE : Voilà. Et je pourrais être ton autrice chérie.
L’ÉDITEUR : Voilà. Et si je t’invitais à déjeuner ?
L’AUTRICE : D’accord. (Aux frais de la Maison ?) Mais je voudrais manger quelque chose de vraiment bien, hein, sinon ça ne m’intéresse pas.
Ils prennent leurs sacs et sortent. L’AUTRICE revient dans le bureau, où est restée la boîte contenant la bague.
Selon l’intention que l’on veut donner à L’AUTRICE1 : 1. Elle pose sa main sur la boîte, hésite et la laisse. 2. Elle pose sa main sur la boîte, hésite et la glisse dans son sac à main. 3. Elle chope la boîte et l’embarque. 4. Elle ouvre la boîte, s’assoit sur le siège de L’ÉDITEUR et reste à contempler longuement la bague et son diamant.
Rideau
Si c’est pour un dossier de demande de financement, une présentation à une commission de recrutement, ou un Dialogue Objectif Ressources, si c’est pour de la diffusion des connaissances vers le grand public, une table ronde pour les femmes et la science au Sénat, si c’est pour une tribune pour la science comme dernière frontière de la diplomatie, si c’est une écrivaine, une scientifique, une leadeuse, une directrice, une amie, une collègue, une mère, une connasse, une gentille, ou all of the above. ↩︎
Son : Audrey Hepburn, Moon River (From Breakfast at Tiffany’s) [Remastered 2014], 1961
Audrey Hepburn and George Peppard behind the scenes, Breakfast at Tiffany’s, 1961
Sur la bipolarité, puisque c’est à la mode – voici la série du 1er mai, premier volet.
Son : [pour les changements de rythme, les saccades et les envolées lyriques, le clair-obscur, cette image musicale du cerveau, dans sa constante fabrication de connexions neuronales] Kerry Muzzey, Andrew Skeet, The Chamber Orchestra Of London, The Architect, 2014
Quand l’hypomanie se dissout, c’est une curieuse combinaison d’obscurité et de lucidité. « C’est chiant d’être normale, » je martèle avec insupportable suffisance à mes plus proches collaborateurs qui connaissent ma condition. Ils ont la diligence d’en rire et de m’assurer que le changement ne se voit pas.
L’obscurité : je repense aux murs tendus de mille connexions par Carrie, l’héroïne bipolaire dans Homeland. C’est cette clairvoyance géométrique qui m’apparaissait il y a quelques jours encore, dans toute pièce où j’entrais, quelles cartes jouer et quand, c’était évident. D’un coup les lignes se sont évanouies. Je patauge dans un horizon limité de compréhension, avec un cerveau qui tourne au ralenti.
Avant, chaque interaction avec chaque personne me paraissait juste. Aujourd’hui le doute à chaque mot prononcé, je m’interroge sur ma légitimité, l’âme des gens ne m’apparaît plus comme un son ou un parfum. L’impostrice m’embrasse et m’enlace, perce et perle par chaque écaille de mes cheveux, de ma peau.
Lucidité, cependant : parce qu’on ne peut pas vivre toujours déjanté et en imaginant que le réel est une veine parallèle, quasi-accessoire, pour abonder la fiction.
Et c’est bien, ces oscillations. Parce que la veine de la semi-fiction nourrit la fibre de ce que nous sommes. Parce que vivre, c’est se nourrir, vivre, construire et écrire et vivre. Devenir folle permet de lancer tous ces chantiers-là. Et la normalité d’ancrer plus précisément les fondations dans le réel. Pour qu’au prochain envol, on ne parte pas dans le décor. Qu’on sache toujours revenir à la vie et profiter de toutes ses facettes. Je ne le dirai jamais assez, à ceux et celles qui m’accompagnent inlassablement et me supportent et me font confiance dans ces gradients abrupts, l’air de rien : merci.
Claire Danes, in Homeland – Season 1 Episode 4 Still, 2011
Devant une énorme côte de cochon, à la sortie d’un conseil scientifique, V. raconte que petite, elle a trouvé un caneton abandonné dans une haie.
« J’ai écrasé des graines pour le nourrir, je le promenais en landau. La chienne l’avait adopté aussi, et il s’endormait entre ses pattes, il lui tétait les mamelons. »
J. et moi la dévisageons avec un air profond de WTF ?
« Oui, moi aussi je trouvais ça bizarre. (Un temps.) Et puis, ça s’est mal fini tout ça. Un peu à cause de moi. »
J’ai terminé depuis longtemps ma propre côte de cochon. Je me tourne vers elle. Son pull rose à mailles, ses cheveux courts, blonds, ses yeux bleu-gris – la petite fille qu’elle porte en elle et qu’elle chérit – à travers son père qu’elle a chéri.
« Le caneton a grandi. C’était une cane. Moi je voulais qu’elle ait des bébés. Des canetons qui la suivent partout, j’avais projeté mon film à moi, tu vois ? »
Alors son père est allé chercher des œufs de canard dans une ferme, la cane les a couvés. 21 jours, et toujours rien.
« Les oeufs étaient clairs, en fait, on a vérifié. — Et ? » nous demandons, J. et moi.
Elle répond : eh bien on lui a enlevé les œufs, mais elle est restée, tu vois. Elle est restée couver, elle ne mangeait plus. Elle s’est épuisée.
Je lui disais : allez, viens, mange, tu ne peux pas rester comme ça. Je lui disais, bêtement, mais j’avais dix ans, tu en auras d’autres des canetons, tu verras…
Les matins où l’on ne sait plus où l’on se réveille ; la commode verte a des poignées qu’on ne reconnaît pas. Ah oui, Coutainville, la maison aux clématites, à deux pas de la mer et de ses parcs d’huîtres. Est-ce que les bouleversements ont un sens, et faut-il s’y pencher avec un cerveau, ou simplement laisser l’univers vous avaler entière, dans les trous de vers et les mondes parallèles ? K. m’a demandé de lui apprendre à coudre, nous créons deux petites poches au fil orange, nous cuisons d’autres sablés trempés à l’Earl Grey, et les barbes de Saint Jacques poêlées à l’ail frais. Les cabanes de Gouville sont un décor de cinéma planté sur les dunes, nous bâtissons Laputa, le château dans le sable à défaut du ciel, et en fin de journée, une visio-conférence douce en préparation d’un conseil scientifique.
Le lendemain matin, blottie en pyjama contre le poêle, la suite des réalités lisse les plis anxiogènes des possibles-impossibles. Je montre à K. comment coudre des boutons oranges. J’échange avec J., en mission au Japon, sur la polarisation des rayons cosmiques dans les simus et les données. O., Pf et toute la troupe est dans le Gobi, je mets des étoiles et des coeurs sur les comptes-rendus : un meilleur trigger, de meilleurs rockets, des adresses mac et ip, une quarantaine d’antennes qui fonctionnent, et encore deux jours sur le terrain. J’écris à un être cher : « La vie est paisible et je ne pense pas que ça puisse être mieux. Et en même temps, je ne peux pas m’empêcher d’être dans une fausse nostalgie piquante. Je n’aime pas ça. »
Et puis, dans les pages de mon grand cahier à spirales, celles de mes seize ans, quand l’oiseau chantait dans la nuit – Contre toute attente, bravant la fatigue, la logistique et le sceau du monde, on a pris les grands voiliers et les voitures de Poste, les pommiers, l’échelle de corde, pour surgir dans la nuit, et susurrer les réponses à ce vers : « Quels mots me diriez-vous ? »
Son : Alex Baranowski, Jess Gillam, Jess Gillam Ensemble, Reflections, 2023
Rapunzel des Frères Grimm, illustration par Emma Florence Harrison (1877-1955)
Les messages de L. – moi j’ai toujours vibré de ces irruptions permises par la messagerie instantanée dans mes quotidiens plus ou moins rocambolesques ; là je la lis dans le RER en rentrant avec A. du Louvre, avec des daifukus et Bouvier en poids heureux sur l’épaule. Je l’emporte avec moi, plus tard assise sur mon lit, les garçons couchés, puis quand je migre au café hipster.
Elle écrit par petites grappes ce beau fil tissé avec B., être bien entourée, et au cœur de tout ça des épisodes d’une dureté crue. Qu’est-ce qu’on répond à ça ? Je me demande en contemplant les lignes grises et vertes, lorsque que le palais semble s’écrouler mais qu’elle tient et traverse les pièces avec justesse, l’étrange cohérence des passés et du présent, comme si la vie avait su cette préparation nécessaire, et les solives solides courent autour d’elle et sa lumière.
« C’est joli ma chérie. » Et j’ai beaucoup de chance de t’avoir dans ma vie.
— Pourquoi ? me demande-t-elle. — Pour la façon dont tu embrasses la vie. — C’est marrant, hier j’ai noté ce poème dans le métro et j’ai failli te l’envoyer.
C’est seulement dans le regard que nous posons sur le monde qu’est la lumière. Ce n’est peut-être pas de là qu’elle procède physiquement, mais c’est bien là qu’elle tremble ou non.
— Cédric Demangeot, Pour personne, L’atelier contemporain, 2019
Être femme, être fille, être mère, être, et être dans l’étrange et riche flot de la vie, composer avec et tracer les pointillés et arabesques entre les angoisses et le sucre – nous ne venons pas et n’allons pas dans les mêmes directions, mais à chaque point de contact la beauté et la résonance. Pour ça, ma chérie.
Son : London Grammar, Fakest Bitch, in Fakest Bitch, 2024
Zao Wou-Ki, 07.06.85, huile sur toile, 114 x 195 cm, Bridgestone Museum of Art, Ishibashi Foundation, Tokyo
Rosa Montero toujours, en boule dans mon canapé en ce samedi, n’arrivant pas à décoller, et A. qui me fait une scène : « Mais pourquoi on ne part pas, ça fait une demie heure ! »
Bah disons que je suis tombée sur l’histoire de Klemperer.
Deux ans plus tard, Klemperer publia un livre magnifique intitulé : « LTI, la langue du III Reich » (Albin Michel), une réflexion linguistique sur la manière dont le totalitarisme d’Hitler avait déformé le langage et aussi une sorte de journal autobiographique des années du nazisme. C’est une œuvre éblouissante qui touche à la fois le cœur et la raison, comme si Klemperer avait réussi à approcher la lumière aveuglante de la sagesse absolue, de la beauté parfaite, de la compréhension. Car sans cette compréhension de nous-mêmes et des autres, sans cette empathie qui nous relie aux autres, aucune sagesse, aucune beauté ne peut exister.
Pour ma part, mon appétit de connaissance est en accord avec mon amour de la vie et des êtres vivants. Klemperer voulait savoir, voulait tenter d’expliquer l’inexplicable. Bien que son livre ait été publié dès 1947, le texte émerveille par son absence de violence ou d’esprit de vengeance, par sa compassion générosité, son amour douloureux envers l’humanité. Malgré tout.
— Rosa Montero, La folle du logis, 2003
Moi qui allais sauter le chapitre, parce que pas prête à me frotter en ce moment aux horreurs inhumaines, j’ai ralenti, suis revenue sur les paragraphes survolés, tout avalé en détail. Parce que la beauté.
Nous sommes partis pour Paris, finalement. Dans le RER, A. faisait semblant de lire ; j’ai ouvert Nicolas Bouvier et je suis restée atterrée – atterrée, ça veut dire qu’à l’arrivée à Châtelet, j’avais mon livre fermé entre les doigts, le front posé sur la tranche, et je me demandais qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Maintenant qu’on a lu ça ?
Treize à vingtième heure de conduite
Vers minuit nous repartons nourris et reposés. Le toit est ouvert sur un ciel criblé d’étoiles. Nous franchissons deux cols bruns en bavardant calmement puis une de mes questions reste sans réponse et je m’assure d’un coup d’œil que Thierry s’est endormi. Jusqu’à l’aube je conduis lentement, tous feux éteints pour ménager la batterie. Dans le dernier col qui nous sépare de la côte, la route de terre est glissante, et les rampes trop fortes pour le moteur. Juste avant qu’il ne cale, je secoue Thierry qui saute, et pousse tout en dormant. Au prochain replat, j’attends qu’il me rattrape. Au bas de la descente, une dernière rampe très brusque nous oblige à répéter cette manœuvre qui laisse Thierry loin en arrière. J’arrête la voiture et vais, titubant de fatigue, pisser interminablement contre des saules dont les branches me caressent les oreilles. Au sommet nous avons eu la neige, mais ici c’est encore l’automne. L’aube est humide et douce. Une lueur citron borde le ciel au-dessus de la mer Noire, des vapeurs bougent entre les arbres qui s’égouttent. Couché dans l’herbe brillante, je me félicite d’être au monde, de… de quoi au fait ? mais à ce point de fatigue, l’optimisme n’a plus besoin de raisons.
Un quart d’heure plus tard, Thierry sort de la nuit, arrive à ma hauteur et me dépasse à grandes enjambées, dormant debout.
— Nicolas Bouvier, L’usage du monde, 1963
Dans les couloirs du RER, je pensais à cette nourriture infinie, et à la possibilité qui m’est donnée aujourd’hui, à chaque instant, si je le souhaite, de partager l’éblouissement. Ce choix, cette option qui s’est ouverte comme une fenêtre sur l’Univers, permet, il me semble, la solitude réelle. Solitude luxueuse, chérie, qu’il ne faut jamais perdre de vue, qu’il faut intentionnellement ramener à soi pour être, devenir et révéler au-delà de soi.
Il faut alors travailler finement les équilibres – temps, espaces, mots et interactions – pour asseoir un monde de sérénité et de puissance. Celui que ne salit pas le quotidien et réciproquement, celui qui garde comme point de fuite la beauté et le surgissement. Et qui pourtant dans le même temps se pose, repose, et baigne de lumière.
Son : Dans ma grande inculture, je découvre – grâce à A. – Federico Mompou et sa musique claire, sincère, colorée de folklore nostalgique catalan. Federico Mompou, Cancons i danses: Canco i dansa No. 5, interprété par Olena Kushpler, 2012
L’inauguration du Festival du Livre – immense volière sous laquelle les livres ont plié leurs ailes le temps d’un soir, avant leur frénétique envol sous l’assaut du public. Là-haut, la lumière fait son cinéma sur les baleines vert-de-gris alors que se déroulent les films du monde de l’édition au niveau du sol, en bruissements de coupes à bulles, de catogans et de chèches sur vestes colorées, et de franges et cheveux longs sur bottines à talons. Du français et de la française bobo-litté-arty qui se sont transportés pour ces grandes retrouvailles depuis leurs Maisons – ateliers parisiens industriels transformés en bureaux-lofts de différents calibres, intimités et surfaces.
J’y croise des réalités comme des flux d’irréel : mon collègue A. et ses fins du monde cosmologiques, Jérôme Attal en chair et en os qui me lance avec douceur : « Mais oui, c’était merveilleux ! »… Mais moi, celle qui m’intéressait, c’était elle, aux cheveux miel, lettrée, fine, celle qui porte le prénom de l’héroïne d’un de mes vieux romans. J’avais cette compulsion à l’aborder, il fallait que nous nous parlions, comme si je voulais savoir ce qu’il était advenu d’elle depuis que je l’avais écrite.
Elle se retrouve seule soudain, et comme je la vois hésiter dans cette grande foule de papier, je la saisis, lui déroule la première excuse – son mari, mon éditeur, la relecture qu’elle a faite d’un chapitre… ça prend, évidemment. Quelque chose de juvénile dans son regard, dans le sourire qu’elle me tend, ses yeux lui dévore un peu le visage. Nous échangeons des banalités qui n’en sont pas du tout, nous sommes dans un spotlight, toutes deux, au centre de la volière, de tout en haut je vois cette tache que nous formons et je pense : « Non, tu n’es pas la P. que j’ai écrite, et pourtant j’aurais pu t’écrire, la force et la fragilité se battent dans ta posture. Tu es touchante dans ce que tu ne livres pas, et pourtant ça déborde – dix minutes de plus et tu me dirais… » mais il faut garder leur fard à nos personnages, ne pas les déshabiller, les garder sapés de leur mystère. Une annonce sur haut parleur nous sauve, je demande l’heure, elle me répond et : « Je vais rentrer, je crois, j’en ai un peu marre. » Nous nous tournons toutes les deux vers celui qui nous importe, pour des raisons différentes – mon éditeur aux yeux bleus. J’ai un peu l’impression de la lui rendre comme un bijou égaré dans la foule : « Je crois que quelqu’un te cherche… »
C’est moi finalement la première qui récupère mon manteau rouge et me fonds dans la nuit. Devant les rangées de limousines, je repère Y., le libraire qui a fait le lancement de mon livre et m’a offert Céline, une boîte de chocolats japonais, et un tremplin vers la confiance.
Je rentre, ligne 1, ligne B, il n’y a de réel que les stations qui passent dans l’encadrement des vitres. Dans une lumière parallèle, il me semblait avoir encore dans la bouche le goût de café glacé et j’étais à Nice ou à Lecce, dans la rouille forgée d’appartements de pierre, courettes fraîches au soleil plaqué dans les balcons en hauteur, volets de bois, fine poussière – le ciel éclatant dans un Sud secret.
Lorsque je pousse mon portail, de retour à ma ville de banlieue, la glycine, l’oranger du Mexique, le jasmin, les pervenches le muscari, et les boutons de roses pourpre, tout a la texture jaune sous le lampadaire. Mais le parfum décuplé dans l’air, sensuel et humecté.
L’or sur les quais de la Seine, les nuits veillées par des tableaux polychromes à trois kilomètres, et ce monde parallèle, étrange, je suis dans les « fluorescences de l’imaginaire » (Montero, La folle du logis). Je suis cette folle du dernier étage et les réalités ont une perméabilité rassurante – tout en étant d’une disjointure totale lorsque la nourriture est servie. Le temps, déjà, est un mystère. Dans le cône de lumière, le passé, le futur se naviguent comme des grands fleuves. Or tout n’est pas permis : un jour le quota de sommeil dit la vexation d’être de cellules à la régénération nécessaire. Et surtout les mots oubliés sur la route, colliers rompus aux perles éparpillées, quand on n’écrit pas – même en vivant dix vies parallèles, on ne vit qu’à moitié (donc cinq ?).
[Mais ma chère, est-ce que ça a un prix, la beauté pure ? Est-ce qu’il ne faut pas payer pour elle les cellules mourantes, les phrases oubliées au tombereau des livres avortés, est-ce qu’il ne faut pas succomber à ce stade, toute entière, sans amarres, à l’éphémère naufrage ?]
Tous les êtres humains, je crois, entrent dans l’existence sans bien savoir distinguer le rêve de la réalité et, de fait, la vie d’un enfant est en grande partie imaginaire. Le processus de socialisation, ce que nous appelons éduquer ou mûrir ou grandir, consiste précisément à tailler les fluorescences de l’imaginaire, à fermer sa porte au délire, à amputer notre capacité à rêver tout éveillés. Et malheur à celui qui ne saura pas colmater cette brèche dans le mur de séparation : il sera probablement pris pour un pauvre fou.
Eh bien le romancier a le privilège de rester un enfant, de pouvoir être fou, de garder le contact avec l’informel.