Le premier rayon rase la sphère, c’est de la pure géométrie, la rotation d’une arc-seconde à peine qui fait passer de la zone d’ombre à la zone qui frémit. Les passages piétons couinent, les conbini font frire leur korokke, les portes des trains s’ouvrent et se ferment : c’est nous qui avons l’honneur d’ouvrir l’incrémentation infinie : un nouveau jour sur la planète.
Se lever les premiers sur la Terre, c’est être au travail quand le reste du globe sommeille, assister aux premiers bâillements européens, les premiers mails qui tombent, dont le rythme augmente en averse drue. Pendant quelques heures, la présence pleine sur deux fuseaux, et lorsque 21h sonnent ici, posant une chape momentanée sur le laboratoire, il faut encore surfer sur la vague occidentale jusqu’aux petites heures de la nuit.
Je comprends qu’ici, on perde pied et s’enfonce dans le noir comme dans l’intarissable flot des tâches, on ne respire plus. Je pensais à la quiétude inverse de mes après-midis dans les bois pennsylvaniens, quand l’Europe avait clos ses ordinateurs. Ça m’avait permis de créer scientifiquement, littérairement, mais aussi de m’inventer en nouvelle personne.
Jeudi après-midi, notre comité d’évaluation faisait face à une rangée de jeunes scientifiques japonais pour recueillir leurs opinions et répondre à leurs questions. Un postdoc nous demandait comment nous gérions l’équilibre vie/travail.
Comme les autres, j’ai témoigné et déblatéré des conseils oiseux qui ne s’appliqueront jamais à cette culture. La seule réponse honnête aurait été celle-ci : « C’est fucked up mon ami, le monde instantané a fait de vous les esclaves du temps et des flots. La culture du travail au Japon est définie par sa longitude. Moi-même, si j’habitais ici, je deviendrais (encore plus) folle. Il n’y a pas d’équilibre possible ici. Tu te bats contre le grand moulin de la Terre. »
Son [pour insuffler de l’espoir au rythme fou] : Biorhythms: I, Oliver Davis, Royal Philharmonic Orchestra, Julian Kershaw, Kerenza Peacock.