Chicago [3] : Christmas layers

Le soir, je migre vers le Nord sur le Mag Mile et fais semblant de me perdre, alors que je sais parfaitement où mes bottes me mènent. La nuit est glacée, effrayante et chatoyante de Noël, de trompettes rouges et or dressées sur State Street. Je débouche sur les dentelles gothiques qui couronnent les blocs du Chicago Tribune et du Wrigley Building. En bas la rivière encaissée entre les épis de maïs et une série de ponts rouges métalliques, prêts à se fendre et paralyser la ville pour laisser passer les bateaux.

Je marche d’un pas ferme, accompagnée de tous les fantômes de moi-même. Il y a toutes les moi qui ont marché dans ce froid festif : dure, solitaire, snob, orgueilleuse, narcissique, perdue sans jamais l’être, pleine d’espoir, persuadée comme aujourd’hui de me diriger dans la bonne direction, que ma vie était exactement comme il fallait qu’elle soit.

Est-ce que s’accompagner des vieux soi serait le secret pour ne pas se sentir seule ? J’en ai écrit, des lignes de code à cette époque, et noirci de grands cahiers avec des équations. J’avais toujours dans la poche quelques papiers de Jon Arons. J’avais toujours mon carnet Moleskine pour les notes de ce journal, et pas encore de smartphone. J’étais très amoureuse de P., et entre lui, l’écriture, et ma théorie des pulsars, cela constituait l’ensemble de mon monde. Je pensais, avant même Noël, que j’avais déjà tous mes cadeaux.

En quinze ans, les choses ont gagné en richesse et en complexité. Cet émerveillement à l’approche des fêtes, je ne l’ai pas perdu. Je crois que j’ai toujours tous mes cadeaux en avance, et le velours des rubans dans le creux de la gorge. Mon vœu, peut-être : superposer les énergies et les chances de tous ces fantômes du passé et du présent, les monter en interférences constructives, et rendre un peu de tout ce que j’ai reçu et reçois, à ceux qui m’accompagnent.

Son : Tom Walker, For Those Who Can’t Be Here, dans cette version délicate avec Kate Middleton au piano, à l’Abbaye de Westminster, Noël 2021. On la sent toute raide dans sa robe rouge, mais je salue le courage de se mettre ainsi à nu et en danger : d’être la Duchesse de Cambridge, la personne la plus scrutée du monde, d’avoir mon âge, d’être probablement dans sa crise de la quarantaine, d’être si digne, et d’accompagner Tom Walker par sens du challenge et du devoir, chapeau.

Chicago Public Library et le L suspendu, au pied du Fisher Building. Décembre 2023.

Chicago [2] : mesures

J’émerge de la Blue Line à Jackson, et la première chose que que vois est le Fisher Building, sans aucun doute le plus beau gratte-ciel du monde, dans sa parure ocre, ses moulures neo-gothiques : là où je me suis installée pour mon post doctorat, il y a quatorze ans.

J’avais oublié ce froid incisif, immédiatement il me mord les joues et ce qui me reste de doigts. Je me réfugie à Intelligentsia, au pied du Monadnock Building, me réchauffer avec un latte, et passer un appel stratégie avec O. Je cours déposer ma valise au Hilton, et j’y suis accueillie comme une princesse, dans un hall digne des grands films de Noël américains. Puis je saute dans un bus direction l’Université ; je suis en retard pour déjeuner avec A. Il se met à neiger.

Revenir ici, c’est prendre la mesure de tout ce que j’ai construit. J’écris à un ami cher : la dernière fois, c’était en 2015, je me battais pour faire naître mon projet G. et mon fils avait six mois. Aujourd’hui, je suis dans la Blue Line en train de suivre le monthly call de l’expérience, et des antennes prennent des données en France, en Argentine, en Chine.

Mais bien avant cela : tout s’est passé ici. Tout a pris forme ici. Et dans ce qui me mord il n’y a pas que le vent, il y a toute la joie, la douleur et la solitude qu’il y a eues, l’exponentielle de ma carrière, de ma vie. Je me suis mariée ici, j’ai décroché des postes prestigieux et mon poste permanent ici. Ici, j’ai commencé à devenir celle que je voulais être – humainement, professionnellement.

Son : The Blues Brothers, Sweet Home Chicago, 1980. (What else?)

Chicago [1] : le grand bouleversement

Peut-on être aussi bouleversée par une ville ? En vérité, depuis la sortie de la Blue Line, je ne respire plus. Dans la rue, je contiens de mes mains gantées un flot ridicule de larmes, et je ne sais quoi qui déborde de mes lèvres. Notre mur rouge sur Wabash, la skyline depuis South Michigan, et surtout, surtout, le grondement du L, à chaque train j’ai les battements de cœur qui se calquent à ceux des cahots sur les rails en bois. Les passerelles rouillées qui traversent cette ville rouillée, aux flaques et aux terrains vagues, aux briques nues zébrées d’escaliers de secours. La fibre de la ville est intacte, elle m’enserre la tête, les poumons, et pendant un long moment, la résonance est telle que je ne sais plus si j’habite encore un corps.

Quand le bus Jackson Park Express s’envole sur le Lake Shore Drive et que le lac Michigan, bande bleu bonbon, étale son horizon, je suis au-delà de toute émotion, et l’anesthésie devient cérébrale.

Son : évidemment l’album indie sophistiqué de Sufjan Stevens, Illinois, qui s’écoute en entier comme une ballade. Difficile de choisir un titre particulier. Peut-être l’énergie métallique et le lyrisme céleste de The Man of Metropolis Steals Our Hearts, pour ces retrouvailles avec Chicago.

Chicago [0] : prélude

La veille de partir, je suis une loque. J’ai mal au crâne, une chape sur les yeux, l’angoisse nauséeuse des horreurs arrivées à d’autres, l’anxiété des frictions dans la collaboration G., une panoplie d’excuses pour traîner dans mon lit, et fuir dans des sommeils visqueux.

Je me disais que j’étais rattrapée par une année et demie à ne pas dormir, ou alors que j’avais fini par choper quelque chose – covid ? grippe ? Ce n’est que plus tard, quand ça s’est soudainement levé, que j’ai compris. C’est toujours le même schéma [voir ici, ] depuis que j’ai quitté cette ville. Quand je m’y rends à nouveau, j’ai une peur sourde de l’avoir perdue. Que la ville m’ait oubliée dans son évolution – et moi dans la mienne. Je m’en rends malade.

J’atterris à Chicago dans le plus grand désordre. Je converse sur quatre fils à la fois, de science, de stratégie, de vie ; j’essaie de suivre sur mon smartphone la messe mensuelle de ma collaboration G., où plein de résultats formidables sont présentés, j’ai deux réunions qui s’entre-choquent que je dois tenir dans le train depuis l’aéroport.

Mes retrouvailles avec Chicago ont la tournure que je craignais : j’ai le sentiment de passer à côté de tout. Dans la Blue Line vers Downtown, j’essaie de trier cet inconfort, de ne pas me formaliser des frustrations du travail, de tirer encore quelque chose de ce moment.

À Jackson, j’émerge du sous-terrain de la Blue Line.
Et Chicago me happe et m’arrache la tête.

La physique gracieuse et lyrique

Simulation d’empreinte radio mesurée sur un réseau dense d’antennes : le bel anneau Cherenkov comme un trait de pinceau.

J’ai les mains froides et une sorte de grâce qui descend dans l’échine, la lumière du matin qui dore le Old Main de l’Université centenaire, l’herbe blanchie parcourue d’écureuils, et mon cappuccino, entre autres, qui me réchauffe les veines. Alors un peu plus tard, quand mon adorable et brillantissime V. partage son écran et commence à expliquer ses trente pages de calculs à base d’émission radio pour une particule seule, l’accélération non-linéaire, sa convolution sur les densités extraites de simulations de M., les interférences, la distribution de Gaisser-Hillas qui ne fonctionne pas – j’ai presque envie de pleurer tellement ça me parle et me touche. Je me dis : c’est ça la physique, dans tout son lyrisme et sa grâce.

Une fois la réunion terminée, je me surprends à attraper un bout de papier pour poser trois équations. Comme je ne sais pas contenir mes enthousiasmes et les garder pour moi-même, j’envoie une ligne à V. :
« Nan mais franchement, c’est teeeeeellement exaltant de bosser avec toi ! »
Et sa réponse :
« C’est gentil, mais c’est parce que j’ai été formé par les meilleures ! »

Son : Le summum de la grâce avec Gabriel Fauré, Requiem, Op. 48 : VII In Paradisum, 1890, Paavo Järvi, Orchestre de Paris (2011).

Se nourrir, encore et encore

Décembre 2023, dans une cuisine pennsylvanienne.

L’Amérique finit, je crois, de me rendre encore plus snob et élitiste. Le programme scolaire sans littérature, sans Histoire, sans cette veine culturelle qui court si fort en France me laisse dubitative. Comment peut-on laisser nos enfants passer à côté de ce que l’Humanité a fait de plus inutilement fondamental, de plus merveilleusement juste ? Comment peut-on se construire dans le monde actuel sans s’être fait conter les racines de notre ancienneté ?

Lorsque les petits esprits sont éteints dans leurs lits, je m’entoure de bougies, de tous les livres que je grignote, d’Earl Grey, d’alfajores qui font des miettes, je m’enveloppe de Stacey Kent et d’un plaid en laine ; et je savoure pleinement, comme rarement, d’avoir grandi dans l’élitisme français. Qu’on nous ai fait bouffer La Princesse de Clèves, Apollinaire, et des milliers de pages depuis les Pyramides jusqu’à la guerre froide.

O. au dîner l’autre soir m’a prise de court en faisant une blague sur Cassandre, puis en me sortant sa généalogie complète. Lorsque je lui lance : « La guerre de Troie n’aura pas lieu » il me répond du tac-au-tac : « Giraudoux ». Puis « Je suis en plein dans la mythologie grecque, j’adore ça, » et moi dans une surexcitation que je voile avec un ton docte idiot : « Oui, c’est d’une complexité et tellement actuel. Quand on lit ça, on voit que l’Humanité a à peine évolué. » Évidemment, O. ne sait pas que je m’appelle Electre.

En passant dans le bureau de Pa., je me suis retrouvée avec deux livres de Maxence Fermine dans les bras : « J’ai lu ces bouquins, ça m’a fait penser à toi. Pas besoin de me les rendre, je te les offre. » 

J’aime l’idée que l’on pense à quelqu’un en terme de livre, de musique, d’art en général ; lorsque l’âme a débordé et que l’artiste en a fait quelque chose, que nous puissions nous y identifier ou y trouver le reflet d’êtres chers. Mais pour cet exercice-là, il faut se nourrir, encore et encore, commencer au berceau, et ne jamais s’arrêter d’absorber ce qui a été créé.

Major Chord

Nous roulons par forêts dénudées et par collines au vert hésitant, à dix minutes de chez nous, vers une cabane de bûcheron abritant un steak house haut de gamme. Vingt ans que nous sommes ensemble. Cela me semble presque effrayant, ce major chord cher au saxophoniste Jimmy Doyle [De Niro] – et qu’il ne trouvera pas avec Liza Minelli :

A major chord is when everything in your life works out perfectly, when you have everything you could ever possibly want. Everything.

 Martin Scorsese, New York, New York, 1977.

Nous partageons des New York strips de circonstance, suite à des huîtres avec du Riesling d’Oregon (pas à la hauteur), et nous nous disons nos quatre vérités. En vérité, c’est effrayant comme nous fonctionnons bien ensemble. Notre installation en Pennsylvanie sans un seul accroc, notre capacité à toujours tout embrasser, nos envies de géographies ou de carrières, à nous attaquer aux problèmes main dans la main, notre connaissance fine de l’autre, l’emboîtement parfait de nos complémentarités.

Je sais le danger de nous reposer sur nos lauriers et je me méfie. Comme il est rassurant, cependant, de savoir pourquoi nous voulons continuer à construire ensemble. Et lorsque nous nous regardons, il y a encore tous ces mots gravés dans nos bouts de platine.

Son : Liza Minelli, You Brought A New Kind Of Love To Me, in New York New York, 1977.

Brooklyn Bridge, NYC, nov. 2023

Le Domaine

Le château d’Arendelle, in Frozen, Walt Disney Studios Motion Pictures, 2013

Newark. À la porte d’embarquement, avec mon mauvais café, cherchant poussivement à préparer les transparents pour le grand oral de mon projet G. devant le laboratoire, j’essaie sans succès de trouver une musique saine à brancher dans mes oreilles. Tout me retourne. La tête entre les mains, je me demande : « Mon Dieu mais qu’est-ce que je fais encore ? » Qu’est-ce que je fais de ma vie et de celle des gens que je croise ? Combien de fois faudra-t-il que je fasse n’importe quoi pour comprendre qu’il faut être neutrino (faible section efficace) et non rayon cosmique (grande section efficace) ? Qu’il faut laisser les gens dans leur vie, arrêter de répondre à leurs cœurs tendus, sonder, tirer les fils, touiller, toucher, croire que c’est fabuleux pour eux comme pour moi, alors que toujours ça se termine en carnage ! J’assure que je suis fidèle dans mes amitiés et j’aime croire que c’est vrai – j’ai gardé tous ces horcruxes une fois apaisés, et cela s’est continué en de belles interactions. Chacune de ces histoires, chacune de ces personnes m’est chère, a une place très particulière, et j’essaie, au moment de la reconnexion, d’être toute à eux. Je voudrais tellement croire que je peux me diviser en une infinité et sautiller d’une résonance à une autre. Mais eux ? Quand on vient me chercher et que je finis par leur faire faire le tour du Domaine : les arbres tordus, la grande plaine scintillante, le château du romanesque, les tours de mots enfilés comme des étoiles à neutrons, le time lapse des journées à deux cent mille à l’heure, et le lac sans fond des réflexions étriquées… je crois que ça les fascine et les perturbe à la fois – comme moi. Et on ne peut pas me suivre dans cette folie-là. Certains ont claqué la porte, certains se sont arraché les mains sur les ronces, toujours ça a saigné, que ce soit chez moi ou chez les autres. Il n’y a que P. qui sait les grilles de ce Domaine mais qui ne fait que contempler de l’extérieur, il n’y rentre pas. O. ne sait pas et c’est heureux. J’ai peur du sang sur mes mains, du sang chez les autres, de tout briser, leur âme, la mienne. Et pourtant je continue, comme si les mots et les phrases étaient mon oxygène, comme si les vibrations étaient mon eau, comme si j’allais étouffer si je n’étouffais pas d’émotions. Je voudrais dire à tous ceux que je blesse dans le périple : Pardon. Mais ça ne suffira pas.

La vie : étrangeté et sérendipité

Tim Burton, Charlie and the Chocolate Factory, 2005

Je m’émerveille encore de l’étrangeté de la vie. Malargüe, le vent et le sable, puis NYC avec la promenade déphasée dans Memory Lane, ensuite N. m’écrit : « I awfully need to talk to you, » alors nous conduisons chacune deux heures un lundi après-midi pour nous retrouver à mi-chemin au milieu de nulle part en Pennsylvanie, dans la ville-chocolat Hershey, déserte et décorée pour Noël, dans un café qui ressemble à la hutte du Père Noël – seul havre de lumière et de chaleur au cœur de l’irréel. Elle m’a à peine embrassée qu’elle me lance : « Depuis que je t’ai retrouvée, c’est le bazar dans ma tête ! Et ton truc de la crise de la quarantaine, en fait ce n’est pas cool du tout ! » Écho intéressant à cet autre ami cher qui m’écrivait il y a quelques jours : « Avec toi, je me mets à brasser toutes ces pensées et idées qui se trouvaient dans mon subconscient mais sur lesquelles je ne m’arrêtais pas avant… » Je réponds, un peu penaude : « Sorry. I don’t know what’s wrong with me. I seem to do this to people. »

Je pensais à nos conversations avec L. et à toutes les connexions survenues cette année sur cette veine-là. Est-ce que, d’une certaine façon, je catalyse quelque chose dans mes interactions ? Nous sommes tous à la même phase de notre vie, là où les nœuds se défont et se nouent, là où nous avons assez vécu, assez grandi pour revisiter le passé d’un regard neuf, envisager le futur d’un pas différent. Évidemment, ce n’est pas moi qui déclenche ces tourbillons – un peu d’humilité, tout de même ! Tout simplement, je suis de passage et les doigts ouverts pour saisir les morceaux d’âmes qu’on me tend, proposer les miens en retour. Et c’est merveilleux.

Au retour, je roule dans la nuit, j’ai 200,000 pensées à la minute, 200,000 mots à écrire, je songe à la réunion visio de ce matin à quatre, O., T., S. et moi, la pertinence de la discussion, la douce connexion humaine qui baignait le moment. La perspective de penser les étapes suivantes de G. avec ces trois-là – cette nouvelle vibration.

Je roule, et il se met à neiger, les flocons filent vers le pare-brise, éclairés par les phares.

C’est incroyable, vraiment, la sérendipité de la vie.

Deep down memory lane, with racoons

Sur la route de New York, nous passons par hasard par Fort Lee, New Jersey. C’est la ville de mes six ans. Une recherche google rapide m’indique que le condominium où j’habitais existe toujours, et qu’il est à sept minutes. Nous faisons un crochet. C’est la nuit, nous avons roulé pendant plus de trois heures en évoquant ce que notre métier nous a permis de vivre toutes ces dernières années – une préquel de Memory Lane en quelque sorte.

Quand nous arrivons, je suis dans le clair-obscur de l’étrangeté. Il fait sombre, il pleut à verse, il fait froid. Cela fait trente-cinq ans, mais je reconnais immédiatement les lieux. Je sors de la voiture, enjambe les flaques, et je contourne l’immeuble vers l’arrière. Il y avait un local à poubelles où les ratons-laveurs venaient chercher à manger. Le local est toujours là. Pas de ratons laveurs – il doit faire trop mauvais.

X m’écrit : « J’ai fait un pèlerinage aussi récemment, j’ai été voir l’immeuble où j’ai fait mes études, et où j’ai rompu avec ma copine d’alors… » Je ris, même si ce n’est probablement pas drôle : « Chacun son trip down Memory Lane : toi les ruptures amoureuses et moi les ratons-laveurs. »