Chicago [1] : le grand bouleversement

Peut-on être aussi bouleversée par une ville ? En vérité, depuis la sortie de la Blue Line, je ne respire plus. Dans la rue, je contiens de mes mains gantées un flot ridicule de larmes, et je ne sais quoi qui déborde de mes lèvres. Notre mur rouge sur Wabash, la skyline depuis South Michigan, et surtout, surtout, le grondement du L, à chaque train j’ai les battements de cœur qui se calquent à ceux des cahots sur les rails en bois. Les passerelles rouillées qui traversent cette ville rouillée, aux flaques et aux terrains vagues, aux briques nues zébrées d’escaliers de secours. La fibre de la ville est intacte, elle m’enserre la tête, les poumons, et pendant un long moment, la résonance est telle que je ne sais plus si j’habite encore un corps.

Quand le bus Jackson Park Express s’envole sur le Lake Shore Drive et que le lac Michigan, bande bleu bonbon, étale son horizon, je suis au-delà de toute émotion, et l’anesthésie devient cérébrale.

Son : évidemment l’album indie sophistiqué de Sufjan Stevens, Illinois, qui s’écoute en entier comme une ballade. Difficile de choisir un titre particulier. Peut-être l’énergie métallique et le lyrisme céleste de The Man of Metropolis Steals Our Hearts, pour ces retrouvailles avec Chicago.

Chicago [0] : prélude

La veille de partir, je suis une loque. J’ai mal au crâne, une chape sur les yeux, l’angoisse nauséeuse des horreurs arrivées à d’autres, l’anxiété des frictions dans la collaboration G., une panoplie d’excuses pour traîner dans mon lit, et fuir dans des sommeils visqueux.

Je me disais que j’étais rattrapée par une année et demie à ne pas dormir, ou alors que j’avais fini par choper quelque chose – covid ? grippe ? Ce n’est que plus tard, quand ça s’est soudainement levé, que j’ai compris. C’est toujours le même schéma [voir ici, ] depuis que j’ai quitté cette ville. Quand je m’y rends à nouveau, j’ai une peur sourde de l’avoir perdue. Que la ville m’ait oubliée dans son évolution – et moi dans la mienne. Je m’en rends malade.

J’atterris à Chicago dans le plus grand désordre. Je converse sur quatre fils à la fois, de science, de stratégie, de vie ; j’essaie de suivre sur mon smartphone la messe mensuelle de ma collaboration G., où plein de résultats formidables sont présentés, j’ai deux réunions qui s’entre-choquent que je dois tenir dans le train depuis l’aéroport.

Mes retrouvailles avec Chicago ont la tournure que je craignais : j’ai le sentiment de passer à côté de tout. Dans la Blue Line vers Downtown, j’essaie de trier cet inconfort, de ne pas me formaliser des frustrations du travail, de tirer encore quelque chose de ce moment.

À Jackson, j’émerge du sous-terrain de la Blue Line.
Et Chicago me happe et m’arrache la tête.

La physique gracieuse et lyrique

Simulation d’empreinte radio mesurée sur un réseau dense d’antennes : le bel anneau Cherenkov comme un trait de pinceau.

J’ai les mains froides et une sorte de grâce qui descend dans l’échine, la lumière du matin qui dore le Old Main de l’Université centenaire, l’herbe blanchie parcourue d’écureuils, et mon cappuccino, entre autres, qui me réchauffe les veines. Alors un peu plus tard, quand mon adorable et brillantissime V. partage son écran et commence à expliquer ses trente pages de calculs à base d’émission radio pour une particule seule, l’accélération non-linéaire, sa convolution sur les densités extraites de simulations de M., les interférences, la distribution de Gaisser-Hillas qui ne fonctionne pas – j’ai presque envie de pleurer tellement ça me parle et me touche. Je me dis : c’est ça la physique, dans tout son lyrisme et sa grâce.

Une fois la réunion terminée, je me surprends à attraper un bout de papier pour poser trois équations. Comme je ne sais pas contenir mes enthousiasmes et les garder pour moi-même, j’envoie une ligne à V. :
« Nan mais franchement, c’est teeeeeellement exaltant de bosser avec toi ! »
Et sa réponse :
« C’est gentil, mais c’est parce que j’ai été formé par les meilleures ! »

Son : Le summum de la grâce avec Gabriel Fauré, Requiem, Op. 48 : VII In Paradisum, 1890, Paavo Järvi, Orchestre de Paris (2011).

Se nourrir, encore et encore

Décembre 2023, dans une cuisine pennsylvanienne.

L’Amérique finit, je crois, de me rendre encore plus snob et élitiste. Le programme scolaire sans littérature, sans Histoire, sans cette veine culturelle qui court si fort en France me laisse dubitative. Comment peut-on laisser nos enfants passer à côté de ce que l’Humanité a fait de plus inutilement fondamental, de plus merveilleusement juste ? Comment peut-on se construire dans le monde actuel sans s’être fait conter les racines de notre ancienneté ?

Lorsque les petits esprits sont éteints dans leurs lits, je m’entoure de bougies, de tous les livres que je grignote, d’Earl Grey, d’alfajores qui font des miettes, je m’enveloppe de Stacey Kent et d’un plaid en laine ; et je savoure pleinement, comme rarement, d’avoir grandi dans l’élitisme français. Qu’on nous ai fait bouffer La Princesse de Clèves, Apollinaire, et des milliers de pages depuis les Pyramides jusqu’à la guerre froide.

O. au dîner l’autre soir m’a prise de court en faisant une blague sur Cassandre, puis en me sortant sa généalogie complète. Lorsque je lui lance : « La guerre de Troie n’aura pas lieu » il me répond du tac-au-tac : « Giraudoux ». Puis « Je suis en plein dans la mythologie grecque, j’adore ça, » et moi dans une surexcitation que je voile avec un ton docte idiot : « Oui, c’est d’une complexité et tellement actuel. Quand on lit ça, on voit que l’Humanité a à peine évolué. » Évidemment, O. ne sait pas que je m’appelle Electre.

En passant dans le bureau de Pa., je me suis retrouvée avec deux livres de Maxence Fermine dans les bras : « J’ai lu ces bouquins, ça m’a fait penser à toi. Pas besoin de me les rendre, je te les offre. » 

J’aime l’idée que l’on pense à quelqu’un en terme de livre, de musique, d’art en général ; lorsque l’âme a débordé et que l’artiste en a fait quelque chose, que nous puissions nous y identifier ou y trouver le reflet d’êtres chers. Mais pour cet exercice-là, il faut se nourrir, encore et encore, commencer au berceau, et ne jamais s’arrêter d’absorber ce qui a été créé.

Major Chord

Nous roulons par forêts dénudées et par collines au vert hésitant, à dix minutes de chez nous, vers une cabane de bûcheron abritant un steak house haut de gamme. Vingt ans que nous sommes ensemble. Cela me semble presque effrayant, ce major chord cher au saxophoniste Jimmy Doyle [De Niro] – et qu’il ne trouvera pas avec Liza Minelli :

A major chord is when everything in your life works out perfectly, when you have everything you could ever possibly want. Everything.

 Martin Scorsese, New York, New York, 1977.

Nous partageons des New York strips de circonstance, suite à des huîtres avec du Riesling d’Oregon (pas à la hauteur), et nous nous disons nos quatre vérités. En vérité, c’est effrayant comme nous fonctionnons bien ensemble. Notre installation en Pennsylvanie sans un seul accroc, notre capacité à toujours tout embrasser, nos envies de géographies ou de carrières, à nous attaquer aux problèmes main dans la main, notre connaissance fine de l’autre, l’emboîtement parfait de nos complémentarités.

Je sais le danger de nous reposer sur nos lauriers et je me méfie. Comme il est rassurant, cependant, de savoir pourquoi nous voulons continuer à construire ensemble. Et lorsque nous nous regardons, il y a encore tous ces mots gravés dans nos bouts de platine.

Son : Liza Minelli, You Brought A New Kind Of Love To Me, in New York New York, 1977.

Brooklyn Bridge, NYC, nov. 2023

Le Domaine

Le château d’Arendelle, in Frozen, Walt Disney Studios Motion Pictures, 2013

Newark. À la porte d’embarquement, avec mon mauvais café, cherchant poussivement à préparer les transparents pour le grand oral de mon projet G. devant le laboratoire, j’essaie sans succès de trouver une musique saine à brancher dans mes oreilles. Tout me retourne. La tête entre les mains, je me demande : « Mon Dieu mais qu’est-ce que je fais encore ? » Qu’est-ce que je fais de ma vie et de celle des gens que je croise ? Combien de fois faudra-t-il que je fasse n’importe quoi pour comprendre qu’il faut être neutrino (faible section efficace) et non rayon cosmique (grande section efficace) ? Qu’il faut laisser les gens dans leur vie, arrêter de répondre à leurs cœurs tendus, sonder, tirer les fils, touiller, toucher, croire que c’est fabuleux pour eux comme pour moi, alors que toujours ça se termine en carnage ! J’assure que je suis fidèle dans mes amitiés et j’aime croire que c’est vrai – j’ai gardé tous ces horcruxes une fois apaisés, et cela s’est continué en de belles interactions. Chacune de ces histoires, chacune de ces personnes m’est chère, a une place très particulière, et j’essaie, au moment de la reconnexion, d’être toute à eux. Je voudrais tellement croire que je peux me diviser en une infinité et sautiller d’une résonance à une autre. Mais eux ? Quand on vient me chercher et que je finis par leur faire faire le tour du Domaine : les arbres tordus, la grande plaine scintillante, le château du romanesque, les tours de mots enfilés comme des étoiles à neutrons, le time lapse des journées à deux cent mille à l’heure, et le lac sans fond des réflexions étriquées… je crois que ça les fascine et les perturbe à la fois – comme moi. Et on ne peut pas me suivre dans cette folie-là. Certains ont claqué la porte, certains se sont arraché les mains sur les ronces, toujours ça a saigné, que ce soit chez moi ou chez les autres. Il n’y a que P. qui sait les grilles de ce Domaine mais qui ne fait que contempler de l’extérieur, il n’y rentre pas. O. ne sait pas et c’est heureux. J’ai peur du sang sur mes mains, du sang chez les autres, de tout briser, leur âme, la mienne. Et pourtant je continue, comme si les mots et les phrases étaient mon oxygène, comme si les vibrations étaient mon eau, comme si j’allais étouffer si je n’étouffais pas d’émotions. Je voudrais dire à tous ceux que je blesse dans le périple : Pardon. Mais ça ne suffira pas.

La vie : étrangeté et sérendipité

Tim Burton, Charlie and the Chocolate Factory, 2005

Je m’émerveille encore de l’étrangeté de la vie. Malargüe, le vent et le sable, puis NYC avec la promenade déphasée dans Memory Lane, ensuite N. m’écrit : « I awfully need to talk to you, » alors nous conduisons chacune deux heures un lundi après-midi pour nous retrouver à mi-chemin au milieu de nulle part en Pennsylvanie, dans la ville-chocolat Hershey, déserte et décorée pour Noël, dans un café qui ressemble à la hutte du Père Noël – seul havre de lumière et de chaleur au cœur de l’irréel. Elle m’a à peine embrassée qu’elle me lance : « Depuis que je t’ai retrouvée, c’est le bazar dans ma tête ! Et ton truc de la crise de la quarantaine, en fait ce n’est pas cool du tout ! » Écho intéressant à cet autre ami cher qui m’écrivait il y a quelques jours : « Avec toi, je me mets à brasser toutes ces pensées et idées qui se trouvaient dans mon subconscient mais sur lesquelles je ne m’arrêtais pas avant… » Je réponds, un peu penaude : « Sorry. I don’t know what’s wrong with me. I seem to do this to people. »

Je pensais à nos conversations avec L. et à toutes les connexions survenues cette année sur cette veine-là. Est-ce que, d’une certaine façon, je catalyse quelque chose dans mes interactions ? Nous sommes tous à la même phase de notre vie, là où les nœuds se défont et se nouent, là où nous avons assez vécu, assez grandi pour revisiter le passé d’un regard neuf, envisager le futur d’un pas différent. Évidemment, ce n’est pas moi qui déclenche ces tourbillons – un peu d’humilité, tout de même ! Tout simplement, je suis de passage et les doigts ouverts pour saisir les morceaux d’âmes qu’on me tend, proposer les miens en retour. Et c’est merveilleux.

Au retour, je roule dans la nuit, j’ai 200,000 pensées à la minute, 200,000 mots à écrire, je songe à la réunion visio de ce matin à quatre, O., T., S. et moi, la pertinence de la discussion, la douce connexion humaine qui baignait le moment. La perspective de penser les étapes suivantes de G. avec ces trois-là – cette nouvelle vibration.

Je roule, et il se met à neiger, les flocons filent vers le pare-brise, éclairés par les phares.

C’est incroyable, vraiment, la sérendipité de la vie.

Deep down memory lane, with racoons

Sur la route de New York, nous passons par hasard par Fort Lee, New Jersey. C’est la ville de mes six ans. Une recherche google rapide m’indique que le condominium où j’habitais existe toujours, et qu’il est à sept minutes. Nous faisons un crochet. C’est la nuit, nous avons roulé pendant plus de trois heures en évoquant ce que notre métier nous a permis de vivre toutes ces dernières années – une préquel de Memory Lane en quelque sorte.

Quand nous arrivons, je suis dans le clair-obscur de l’étrangeté. Il fait sombre, il pleut à verse, il fait froid. Cela fait trente-cinq ans, mais je reconnais immédiatement les lieux. Je sors de la voiture, enjambe les flaques, et je contourne l’immeuble vers l’arrière. Il y avait un local à poubelles où les ratons-laveurs venaient chercher à manger. Le local est toujours là. Pas de ratons laveurs – il doit faire trop mauvais.

X m’écrit : « J’ai fait un pèlerinage aussi récemment, j’ai été voir l’immeuble où j’ai fait mes études, et où j’ai rompu avec ma copine d’alors… » Je ris, même si ce n’est probablement pas drôle : « Chacun son trip down Memory Lane : toi les ruptures amoureuses et moi les ratons-laveurs. »

L’appel

Tout est juste. Le grondement des trains sur Manhattan Bridge, la lumière de fin du jour qui tombe sur la verticalité de la ville, les flots de voiture et leurs phares comme les guirlandes le long du bras de mer.

Dès la sortie du métro à Manhattan, il faisait gris, froid, la foule et la densité minérale, la saleté des rues et les errances de gens bizarres, le bruissement montant et descendant de la ville, les touches de Noël comme des niches de féerie et d’irréel, c’était parfait. J’ai dit aux enfants : c’est exactement ça, New York, et ils avaient de grands yeux prêts à tout boire, des petits pieds prêts à marcher des heures sans se plaindre. J’étais dans cette euphorie contagieuse, et la journée a été un miracle, du début (en meeting dans les toilettes) à la fin (à écrire dans les toilettes).

Il y avait entre P. et moi une résonance scintillante, celle de ces grandes villes au bras desquelles nous nous sommes construits, main dans la main, écharpes contre écharpes, notre amour commun pour le froid citadin, les ficelles de lumières courant les journées courtes, nous nous regardions et savions que nous ressentions ce même appel. Nous savions très bien que, comme Chicago, comme Londres, comme Paris, New York est une ville qui ne se visite pas, mais qui se vit. Mon cerveau, toujours en quête de frénésie et de nouveaux rêves semi-idiots, saute sur le challenge et commence à y réfléchir…

Harmonie du soir

Marie Laurencin, Danseuses espagnoles (détail), 1920-1921 (en ce moment à la Barnes Foundation, Philadelphie)

J’aime ici, dans notre enclave pennsylvanienne, l’équilibre de nos soirées, les alternances et les harmonies qu’elles permettent. Ce soir, seule avec les enfants, je prépare un dîner semi-japonais, fais la vaisselle, le tout dans une longue paix – l’entropie et les cris réduits au minimum.

Je m’accoude à l’îlot en chêne de la cuisine, allume le haut-parleur, sélectionne un morceau. Cela m’arrive rarement, de ne rien faire, juste de m’arrêter et d’écouter la musique.

A. est en train de se préparer pour se coucher, il me glisse : « Maman, tu écoutes toujours le même Nocturne de Chopin. »

Son : non pas le Nocturne en question, mais Carnaval, Op. 9 : XII. Chopin (1834, interprété par Daniil Trifonov, 2017), écrit par Robert Schumann en évocation à Chopin. Le premier vouait une grande admiration – non réciproque – au second. Quelle vie, ce pauvre Schumann, entre la longue lutte pour pouvoir se marier avec celle qu’il aime (Clara), les acouphènes et les hallucinations musicales sur la fin, terminer sa vie à l’asile après s’être jeté dans le Rhin en pantoufles.