La frénésie du tissage fin

Notes 2024 © Electre

En partant dans mon aventure américaine, je disais à tout le monde, sans le croire un seul instant, que je comptais renouer avec la recherche, remettre les mains dans le cambouis. La frénésie scientifique qui me saisit en cette fin de séjour dépasse toutes mes espérances. Libérée de mon livre et des tâches administratives, surfant sur les interactions formidables avec mes nouveaux étudiants, des postdocs et des collègues ici et à Paris, sur l’accumulation de données et de réussites dans la collaboration, et bien sûr, sur le travail de P., qui entretient une excitation quotidienne à développer des outils et sortir des résultats, j’ai dépassé mes blocages et j’ai retrouvé la passion de l’artisan.

J’ai repris entre mes doigts rouillés, des outils, des mécanismes, coder, calculer, lire, résoudre un par un les bugs et les étourderies calculatoires, et la jubilation lorsque ça tombe juste. Je ne mange plus, je ne dors plus, absorbée dans l’élan de fabrication. J’avais oublié cette hantise-là, cette addiction de l’esprit, toutes ces années, je pensais qu’elle ne m’était plus accessible, comme une langue ancienne réservée aux prémices des carrières.

J’aime et je prends tout dans la recherche : la stratégie, la collectivité, la poésie du propos, la formation des générations suivantes, les délicatesses humaines et l’émergence d’idées scientifiques directrices. Mais cet aspect artisanal, le cambouis cérébral, l’euphorie de faire soi-même le tissage du maillage fin, il ne faut plus le perdre. Je voudrais tellement le garder et être une chercheuse de qualité.

Son : Gustav Holst, Japanese Suite, Op. 33: III Dance of the Marionette, London Symphony Orchestra, dirigé par Sir Adrian Boult. Je découvre Gustav Holst, dont je n’ai jamais vraiment aimé les Planets. Sa vision du Japon est intéressante, pas la mienne, clairement, même si le V. est une berceuse très connue que je chante aussi. Mais cette suite toute en délicatesse et pleine d’énergie ; je suis séduite.

Chicago Dissection – Part III

Lorsque les sens se noient dans la bouillie cérébrale, heureusement, il reste le squelette bienvenu des mots. Voici en quelques points la dissection d’un état estival post-frénésie. Le feuilleton dégoulinant de l’été.

Il y a A., blonde et bouclée, cheveux et lèvres serrés, la voix qui ne tremble pas mais presque, chemisier et taches de rousseur, qui dit : « Et j’ai suivi les instructions RH à la lettre, pas d’empathie, pas pardon, je l’ai regardée dans les yeux, j’ai dit les mots, vous êtes licenciée, et on a dû lui répéter plusieurs fois parce qu’elle ne comprenait pas l’anglais. But I’m fine. It’s okay. » Et l’autre, plus grande, blonde aussi, qui lui répond : « Est-ce qu’on revient de ça ? Est-ce qu’on se retrouve ? » Moi je suggère, d’une voix plus douce : « Le fait que ça t’affecte tant, c’est précieux. Ça veut dire que tu es toujours toi-même. Ce serait plus simple, bien sûr, de passer à un stade où ça ne t’affecte plus… Mais est-ce qu’on a envie de ça ? » A. pousse un soupir : « Dans ces moments-là, je pense à Andromeda. Elle a dû faire ça des dizaines de fois. Mais comment ? Il doit y avoir un moyen. »

Jeudi soir, croisière dînatoire de conférence sur le lac Michigan – Chicago s’est parée d’un coucher de soleil dramatique. Accoudées sur le pont, nous regardons toutes les deux les lumières se refléter sur les tours du South Loop où elle habitait avant.

Je dis : « J’avais peur, au moment de prendre l’avion, de venir ici. Chicago sans Andromeda, ce n’est plus tellement Chicago. »

Et A. de m’avouer que depuis qu’Andromeda a pris son nouveau poste, elle ne reçoit plus aucune réponse à ses messages, même urgents. Je souris : « Mais ça veut dire que tu gères toute seule, tu n’as plus besoin d’elle. » Puis : viens, faisons un selfie pour elle !

J’envoie à Andromeda nos sourires de fortes-amères sur fond de flammes : In Chicago and missing you SO much. Et immédiatement sa réponse : In Hong Kong and missing you both!

Chicago, depuis le lac Michigan, juin 2024

Ce n’est que bien plus tard, une fois rentrée, que les choses ont enfin pris leur sens. Qui saura que cette semaine a été la culmination de tout, une puissance, une clôture ? Il y quinze ans Andromeda m’a prise sous son aile à Chicago. J’en suis partie, mais sans partir. Toujours je suis revenue à Chicago me ressourcer, prendre son conseil et confiance avec un verre de vin et des bricoles brésiliennes.

Ce printemps, c’est Andromeda qui est partie prendre de la hauteur à New York. Et elle s’est arrêtée sur sa route chez moi, en Pennsylvanie.

Une ère se termine et une autre commence. Tout ce que j’ai fait, tout ce que j’ai été cette semaine-là à Chicago, c’est Andromeda qui me l’a appris. A., moi, d’autres, nous prenons son relai à travers le monde.

Au moment de cette réalisation, je pleure longtemps à grands sanglots. P. me dit : « Mais c’est bien. » Oui, c’est bien. C’est bien, mais c’est terrifiant, c’est terrifiant de perdre ses repères, de devenir soi-même un repère, c’est terrifiant de devoir prendre ce relai-la, d’être la personne qui donne et non plus celle qui reçoit. De se rendre compte qu’on est en train soi-même de former la relève.

Son : Sufjan Stevens, Chicago, in Come on feel the Illinoise, 2005

Chicago Dissection – Part II

Lorsque les sens se noient dans la bouillie cérébrale, heureusement, il reste le squelette bienvenu des mots. Voici en quelques points la dissection d’un état estival post-frénésie. Le feuilleton dégoulinant de l’été.

Avec aplomb, j’ai entraîné ma petite foule enthousiaste au Miller’s Pub et à Blue Chicago, et dans les avenues inquiétantes du Loop dans mon propre pèlerinage. Jusqu’à la dernière minute, avec tant de joie, j’ai peaufiné ce travail entrepris collectivement depuis des semaines : faire résonner les présentations des uns et des autres pour construire une storyline unie. C’était joli, notre session G. où nous nous renvoyons des gentillesses et nos expertises au fil de nos propos. Et ce sera toujours ça que je mettrai en avant dans G., le plaisir du partage.

Mais ce rôle, c’en est un, et il vient avec un coût. D’habitude, nous faisons ça en duo avec O. ou avec les membres de la direction de mon laboratoire. Cette semaine à Chicago, j’étais seule responsable – responsable de l’élan positif, de protéger mon expérience contre le scepticisme clanique, introduire du liant pour être acceptés dans une communauté déjà constituée.

Dans les coulisses, seule à chercher à résoudre, encore et encore, les problèmes des autres, et prendre entre les bras les larmes et les chaos, avec un lot de blâmes, d’insécurités de jeunes et de moins jeunes.

Et quand tout est terminé, les résultats sortis, les étapes franchies dans G., les présentations brillamment données par toute l’équipe, et le networking effectué, la représentation achevée, je sais le travail accompli par tout le monde, le mien aussi… et je fais un vol plané dans le néant et l’épuisement.

Son : Pixies, Where is My Mind? in Surfer Rosa, 1988

Alexander Calder, Flamingo, 1973, sur la Federal Plaza, Chicago. Juin 2024

Crash !

Avec moins de quatre heure de sommeil toute la semaine, je ponds malgré tout pendant mon vol Chicago-Pennsylvanie la demande de financement à rendre dans la nuit – une prouesse. Je m’effondre à la maison, et je sens venir une sorte de vide… qui a tout envahi au réveil. Usée – et avalée par une solitude intense. Je ne reconnais plus rien, ma vie, mes objectifs, je suis si épuisée que je dors mais ne sais plus si je dors. Je n’ai plus envie ni la force de continuer à sabrer les choses qui me sollicitent. Heureusement, O. a pris le relai dans un vase communicant muet, sans que je n’aie rien eu à prononcer.

Carbon & Carbide

La nuit tiède de Chicago m’accueille à la sortie du concert. Je me coule dans son scintillement, la Prudential tower, Michigan Avenue… je rejoins mon ancien doctorant S. (en co-encadrement avec O.), sur un rooftop bar, tout en haut de la Carbon & Carbide Building faite de dorures centenaires. Il me suit avec enthousiasme dans mon « luxe scientifique », les cocktails et les lames de poisson translucides sur des billes de yuzu, pendant que nous constituons sa présentation de vendredi. Tout n’a pas toujours été très simple avec S. pendant sa thèse et la pandémie. Mais ce soir nous partageons les ragots et le plaisir de présenter G. au monde, et maintenant tout est si simple : la façon dont il saisit à la volée les résultats tout nouveaux que je lui mets sous le nez, la logique stratégique, les affinités humaines. Nous marchons jusqu’à deux heures du matin le long du lac Michigan, jusqu’à North Avenue Beach où nous faisons des selfies avec la plus belle skyline de la ville.

J’aime comme enfin nous nous retrouvons : il n’a peur, ni de se coucher tard, ni de préparer ses transparents à la dernière minute, de présenter des analyses qu’il n’a pas faites lui-même, pour la collaboration. J’entends dans ses prises de position ma voix et celle de O. et cela me touche. Je suis émue de le voir ainsi grandi, de le voir interagir avec aisance avec tous les membres de la conférence, et être si bien intégré parmi les jeunes. Émue surtout de découvrir cette force tranquille que je ne lui connaissais pas.

C’est toujours le meilleur moment, d’observer l’envol de ceux dont on a ébauché la carrière. Vendredi, pendant son talk, O., qui suit la conférence en ligne depuis Paris, m’écrit :

« Il est bon quand même ce con.
— Ouais. Faut absolument qu’on lui trouve un poste.
— Je suis sûr qu’il en aura un. Il est trop bon et motivé pour être mis de côté. »

Ou alors c’est moi qui ai écrit la première ligne… Entre O. et moi, c’est toujours heureux, cette intelligente interchangeabilité. Et notre fierté et affection commune pour notre progéniture.

Chicago depuis North Avenue Beach, la plus belle skyline de la ville ! Juin 2024.

Saint-Saëns au CSO

Au cœur de cette joyeuse effervescence scientifique, j’avais besoin de mon shot culturel de haute volée. Alors, la veille de mon départ pour une grande conférence à Chicago, quand je vois qu’ils jouent le Concerto pour piano « Egyptien » de Saint-Saëns au CSO*, je ne me pose pas de questions. Je m’échappe de la réception d’ouverture et m’installe au premier rang d’un balcon – avec le délectable frisson de briser tous les codes socio-professionnels.

Je n’aime pas les manières de Thibaudet, sa dégaine, son costume et ses chaussures à paillettes… mais sa musique et sa technique… J’ai Aldo Ciccolini en tête pour ce concerto depuis l’adolescence, mais [est-ce parce qu’il a été son élève ?] je retrouve ce soir des couleurs de son interprétation. Il suffit de fermer les yeux sur la posture un peu bling bling et le romantisme coloré mais retenu coule, rouge, tendre, puissant.

Pendant une demie heure, j’ai la main sur les lèvres, et je pleure, je pleure, pour chaque note, chaque instrument qui entre dans la lumière, pour chaque cascade de piano et les vents, en caresses et en bouleversements.

* Beau programme français au CSO : découverte de Lili Boulanger (sœur de Nadia) avec D’un matin de printemps, délicat et merveilleux ; après l’entracte : Iberia de Debussy, puis enfin le Boléro de Ravel qui en live reprend sa noblesse, avec Jean-Yves Thibaudet au piano, et le CSO sous la direction de Stéphane Denève.

Son : Camille Saint-Saëns, Concerto pour piano No. 5, « L’Egyptien », interprété par Aldo Ciccolini et l’Orchestre de Paris, dirigé par Sergio Baudo. Il faut écouter les trois mouvements, qui sont chacun des perles. Dans ce premier mouvement, vers la minute 8:18, ne me dites pas que quelque chose ne picote pas en vous.

David Roberts, Egypt, 1868.

Un brin baroque certainement

Ce soir, ciel menaçant gris teinté de roses – et vent, comme s’il tournait. L’air plein d’humus et de sève, d’odeur rance des maisons américaines, et la pluie à venir. Je m’échappe dans mon bar aux lampes Tiffany pour siroter un cocktail pendant que je fais tourner des codes Python qui grimpent dans l’ionosphère à la recherche de la frappe qui marquera le sol d’un anneau Cherenkov. Ces derniers jours, enfin au cœur des actions, à la recherche du bruit galactique, à construire une banque de simulations, à écrire des équations ! Et cette ligne tant attendue dans mon courrier ce matin : « un brin baroque certainement, trop précieux par endroits mais efficace et surprenant : bravo ! » Les éditeurs parlent une langue qui leur est propre.

Son : John Harle, RANT!, interprété par la BBC Concert Orchestra et surtout Jess Gillam, flamboyante, au sax soprano, pour un shot de pêche et de joie teinté de folklore Cumbrian.

Entre chien et loup en Pennsylvanie, et la poubelle des voisins. Juin 2024

Une année après les pluies

Je sors pieds nus sur notre terrasse de bois, la nuit n’a pas encore rafraîchi l’air, enflé de l’attaque solaire de la journée. Dans l’ombre, les arbres respirent leur haleine vert sombre. Assaillie de souvenirs de l’été dernier, mes sandales et mes robes dans le jaune des lampadaires, lorsque je cherchais quelque havre dans la verdure empesée, cœur brisé, dans un exil choisi ; la translation du corps, mais partielle du cerveau, dont la moitié était restée de l’autre côté de l’Atlantique. Le cruel rappel de l’errance, la dureté des réalités qui se heurtent à la moiteur de la ville campus, le contraste aseptisé des intérieurs glacés. J’avais élaboré seule des rêves et des fils qui parcouraient les mondes et les songes, et je voulais encore un temps – une éternité – m’y perdre, mais ce n’était pas possible. Cette tristesse et cette douleur aiguë : le châssis des envols, des apaisements, des puissances et des joies, la transformation séculaire, après les pluies ruisselantes de Pennsylvanie.

Son : Ella Fitzgerald, Louis Armstrong, Summertime, in Porgy and Bess, George Gershwin, 1935

Nocturne pennsylvanien, juillet 2023

Nit-a-Nee* Spirit

C’est très bizarre cet assèchement de mots soudain. Cette inutilité que je ressens à m’exprimer ici. Ma non envie absolue d’effleurer le texte de mon livre. La Pennsylvanie est chaude et humide, mais la forêt n’a pas le même parfum que celui des montagnes de Nanjing. Tout me semble obsolète : les musiques d’il y a quelques semaines, celles d’il y a un an. J’arpente les collines de la ville, de café en bureau, d’école à notre maison américaine, parfois je suis heurtée par une odeur, une couleur à l’ombre des feuillages, quelque chose qui me rappelle mon arrivée l’été dernier. Quelle étrange année ça aura été. Ces deux derniers mois, c’était un véritable « sabbatique académique », éloignée des tracas administratifs, les mails et les fils de discussions s’éteignant vers midi, mes longues plages d’après-midi et mes nuits à lire encore et encore, des papiers, des bouquins de physique, des pages Wikipédia, à triturer des données, à enfin comprendre des notions de science et aussi de son Histoire, à écrire bien sûr, tous ces chapitres, à délirer dans des mondes parallèles. La science est restée, l’écriture s’est évaporée. Que suis-je devenue cette année ? Je crois que la Pennsylvanie et son décalage horaire m’a sauvé d’un burn-out, m’a reconstituée à moi-même, j’ai tout arrêté : les contraintes sociales, les enfants, les ennuis, la perfection… Il faudrait, en retournant à Paris, réussir à conserver cette porte fermée. Ne pas m’engager dans cette frénésie et la surenchère d’activités, cette optimisation insupportable du temps. Il faudrait arriver régulièrement à couper tout réseau et ne plus être disponible qu’à moi-même. Au fond, étrangement, j’ai confiance que les choses se mettent en place de façon différente, que l’équilibre se pose dans notre vie, car la quarantaine nous a fondamentalement changés dans notre état d’esprit. Ou alors c’est la Pennsylvanie.

Son : Judy Kuhn, Just Around the Riverbend, in Pocahontas, The Walt Disney Company, 1994.

*Il se conte dans ces vallées boisées des histoires sous multiples variantes d’une princesse Indienne prénommée Nit-a-Nee, toujours des histoires d’amour tragiques, de clans et de luttes contre les éléments, le chuchotis du vent, des montagnes, et un lion.

Les dream-catchers de Carolina Caycedo: Spiral for Shared Dreams au MoMA, NYC

L’envol

Jusqu’à trois heures du matin, c’était le délire. Un étrange délire, et je me suis couchée hagarde, dans un entre-deux, sans autre sensation que celle du flottement et de l’inachevé, alors que pourtant…

À midi, après toutes mes réunions visio dans la cuisine, je sors dans le grand soleil, chapeau, robe et lunettes noires. Sur le perron, je trouve un colis. C’est mon kit Arduino qui vient d’arriver. Quel timing, me dis-je.

Je lève les yeux vers le nid de petits oiseaux rouges qui se sont installés sur notre façade, juste à côté de la porte d’entrée. Depuis un mois nous avons observé avec ravissement les cinq œufs bleus éclore, des machins aux gros yeux bouffis et sans plumes se blottir les uns contre les autres, les ailes pousser, les becs déjaunir. Aujourd’hui, quand je m’approche du nid, d’un coup toute la flopée s’envole dans un merveilleux bruissement.

J’aurais pu pleurer pour ce moment-là, vous savez. Que les oisillons choisissent ce jour, ce jour particulier qui fait suite à cette nuit particulière, pour s’envoler. C’est toujours ces incroyables aléas de la vie que je veux interpréter comme des signes. Le signe qu’il faut continuer à magnifier cette vie – que je ne me trompe pas de lentille, de direction.

Son : La voix profonde magnifique de Tokiko Kato, 時には昔の話を (Tokiniwa mukashino hanashiwo) qui clôture l’un des plus beaux films existants : Porco Rosso, de Hayao Miyazaki, 1992. Toute ma vie j’ai cherché à rendre cette impression-là : la fin, la non fin, la suspension, la nostalgie et les espoirs, les commencements de tout.

Pennsylvanie, mai 2024 © Electre