Le couple infernal [Acte I, scène 1]

Soir, sur un pont parisien, sous un crachat fin, à la sortie du Festival du Livre, après table ronde et dédicaces organisée par L’ÉDITEUR pour le livre de L’AUTRICE. Un succès.
L’ÉDITEUR, en costume et avec des yeux bleus, L’AUTRICE, dans l’une de ses cinquante-huit robes.

L’AUTRICE : Bon, il faut que je t’avoue quelque chose.

L’ÉDITEUR : Tu es amoureuse de moi.

L’AUTRICE : Euh non. Enfin… non. La couverture de mon livre ne me plaît pas. En fait, pire : elle me débecte totalement, elle fait couverture de Science & Vie, je la déteste.

L’ÉDITEUR : Quoi ? Mais je la trouve magnifique, cette couverture. Tout le monde était convaincu quand on l’a présentée. Pourquoi tu n’as rien dit ?

L’AUTRICE : J’ai cherché à comprendre pourquoi j’avais fermé ma gueule. Je n’ai pas osé, tu étais très occupé, je pensais que ça allait retarder la sortie du livre, je ne voulais pas faire ma chieuse [je me suis rattrapée depuis, NDLR]. J’avais accepté que l’emballage m’échapperait, mais qu’en l’ouvrant, les gens trouveraient mon texte, qui lui, (inspirée et lyrique) me correspond dans toutes ses fibres. C’est ça qui comptait, j’avais pris mon parti, tu vois. (Un temps.) Sauf que personne ne l’ouvre, ce livre, à cause de la couverture. Et ceux qui l’ouvrent sont déçus : ils s’attendent à un livre d’astro, et ça n’est pas ça.

L’ÉDITEUR : Je tombe des nues. On ne sort rien sans l’accord de l’auteur, tu m’aurais appelé et on aurait réfléchi ensemble. Et tu ne peux pas dire que le livre ne se vend pas, ça ne fait que trois mois. Tout le secteur est en berne.

L’AUTRICE : Trois livres par semaine et 989 millionième au classement sur Amazon ? Même Antoine Petit a fait mieux avec ses mémoires de Président du CNRS.

Il pleut plus fort. L’ÉDITEUR hèle un marchand à la sauvette et lui achète un parapluie marine à l’effigie de tours Eiffel et de cœurs. Il les abrite tous deux.

L’ÉDITEUR : C’est un peu dur tout ce que tu me dis. Tu attaques le cœur de mon travail, ce que je fais, ce que je suis.

L’AUTRICE : Bah pourquoi ? Je n’attaque rien, je te dis juste que j’ai eu cette série de révélations hier soir. Que tu m’as abandonnée à la fin de l’écriture du livre, que je n’aime pas la couverture ni le titre, que j’ai dit amen à toutes ces expressions horribles que tu as voulu rajouter. Rien contre toi, hein. Mais c’est quand même assez sidérant que moi, je sois retombée dans mes vieux travers semi-japonais de ne pas ouvrir ma gueule, sur quelque chose d’aussi important que mon premier livre. Et franchement, c’est pas parce que j’étais amoureuse.

Bruit de la pluie sur le parapluie. De loin, ils ont l’air d’un couple. L’ÉDITEUR, bouleversé. L’AUTRICE, naturelle, i.e., impitoyable.

L’ÉDITEUR, avec douceur : Tu es en train de gâcher tout ce beau travail qu’on a fait ensemble. Moi je le trouve sublime ce livre, ton texte choral, inventif, je le lis et le relis avec plaisir, et à chaque lecture, je découvre une nouvelle profondeur…

L’AUTRICE, pragmatique, autiste, égocentrique ou encore bulldozer [whatever it means pour le metteur en scène sexiste] : Je réfléchis à un autre livre. Je veux écrire de la fiction. Tu m’avais dit que tu pouvais me faire rencontrer une éditrice littérature. Quand ?

Son : Natacha Régnier & Yann Tiersen pour une interprétation pleine de poésie de la chanson de Georges Brassens : Le parapluie, 2001

Les Parapluies de Cherbourg Affiche Cinéma Originale, 1964

Le couple infernal [Préambule]

Dimanche calme (13/04). Au lieu de m’atteler à des argumentaires pour des changements de corps au CNRS, je m’enfonce dans mon canapé avec Rosa Montero. Ça tombe bien, elle y évoque Walser et sa quête vaine d’un éditeur qui voudra bien publier son œuvre, et cite L’auteur et son éditeur de Siegfried Unseld.

Je saisis le titre dans mon browser et me voilà plongée dans un monde nouveau, auquel pourtant je goûte depuis deux années maintenant en idiote-naïve-dilettante, sans conscience de la profondeur historique et névrotique du rapport. « Relation tumultueuse, » « Couple infernal, » voilà ce que titrent les articles et les pages de socio.

La relation auteur-éditeur est l’objet de tous les fantasmes dans l’imaginaire collectif. Il n’y a rien là que de très logique puisque ce couple extraordinaire donne corps à des œuvres qui marquent en profondeur la société et que des binômes devenus fameux l’ont incarné, Proust et Gallimard, Beckett et Lindon, Gracq et Corti, et avant eux déjà Jules Verne et Pierre-Jules Hetzel.

Au début, comme dans toutes les histoires, tout est au mieux. L’auteur […] remet un texte qui a été retenu pour publication […]. L’éditeur a choisi son auteur, avant ou après la réalisation du manuscrit, et l’artiste en est transformé. Il a désormais « son » éditeur, un possessif à la fois charmant et source de bien des malentendus, on y reviendra, car si lui n’a qu’un éditeur, le plus souvent, le professionnel du livre, de son côté, a des dizaines voire des centaines pour ne pas dire des milliers d’auteurs.

Sylvie Perez […] insiste sur le caractère fort de ce lien unique, comparable en tous points à des relations de couple […]. La journaliste recourt sans fin dans son ouvrage à cette rhétorique des oscillations du cœur évoquant toute la gamme des comparaisons possibles, des lunes de miel aux divorces en passant par la paix armée ou la relative indifférence.

— Olivier Bessard-Banqui, De la relation auteur-éditeur. Entre dialogue et rapport de force, A contrario, 2018/2 n° 27

Ailleurs, la confirmation que le mien est bel et bien l’éditeur parfait :

Si l’éditeur est souvent un premier lecteur professionnel, s’il accompagne en effet de près l’auteur dans l’écriture, il ne devrait idéalement pas pour autant jouer un rôle trop important dans l’écriture. Mais plutôt agir à titre d’accoucheur (encourager, rassurer, donner confiance, proposer des pistes de réflexion, faire pression ou au contraire lâcher l’auteur pour qu’il avance, se concentre, y croie), quitte, de temps à autres, à faire des propositions concrètes pour un personnage ou une phrase, mais seulement de temps à autre.

— Caroline Coutau, L’éditeur et son auteur, A contrario, 2018/2 n° 27

Il y a un frisson à découvrir que ce rapport est documenté, et la main courante posée au 19ème siècle. Le « mien » [possessif charmant et source de malentendus, Olivier Bessard-Banqui], celui aux yeux bleus, m’avait révélé quelques bribes de cet univers au cours de nos promenades. Un croisement de sultan des mille et une nuits et du bling bling aux notes immobilières : les éditeurs font psys, coursiers, courtiers, livreurs de fleurs et de pressing, les mères d’auteurs accueillies dans les maisons de vacances en bord de mer, les auteurs et leurs manoirs, les tablées d’huîtres, la ligne cadeau d’un éditeur dans la Maison d’édition. Wow, m’étais-je dit, en y croyant à moitié, et seulement pour une poignée d’auteurs phares.

Fascinée, je navigue dans les textes qui dressent les piliers antiques de la dramaturgie que je suis en train de vivre. Voici, avec un peu de retard, la série de Pâques.

Son : À voix nue, Jérôme Lindon 2/5 le 18/10/1994 sur France Culture, entretien édifiant avec Jérôme Lindon, éditeur et ami de Samuel Beckett, s’exprimant avec humilité, finesse et pragmatisme sur les Éditions de Minuit, sa relation aux auteurs qui va de la gratitude à la jalousie en passant par une certaine distance, son rapport à la littérature, son flair quand il développe le Nouveau roman, en donnant l’air que ça s’est fait tout seul.

L’écrivain irlandais Samuel Beckett (1906-1989) avec son éditeur Jerome Lindon le 11 juillet 1985 © Louis Monier. All rights reserved 2025 / Bridgeman Images

The Architect [3]

Éléments d’architecture et de bipolarité – troisième volet de la série du 1er mai.

Sur le chemin du café hipster dans la nuit chaude
La nuit qui sent le miel et le figuier

Croisé les phares de trois chats
un gris allongé sur une sortie d’égout
un noir et blanc broutant des pétales de nepeta
un tigré en embuscade planté debout
Se retournant à mon passage

« Tiens, voilà la folle. »

Croisé l’espèce de sourire de trois humains
Un moche à chemise, bedonnant et promenant son chien
Une à lunettes épaisses, comme sa bouche, rouges et rondes
Un trentenaire à barbe drue revenu d’un tour du monde
Se retournant à mon passage

« Tiens, voilà une folle. »

Si hagarde ?
Ou peut-être juste le ruban dans le dos de ma robe
les uns et les chats voulant jouer avec.

Son : Gabríel Ólafs, Steiney Sigurðardóttir, Reykjavík Orkestra, Viktor Orri Árnason, Fantasía for Cello and Orchestra, 2024

Jackson Pollock, The Deep, 1953

The Architect [2]

Éléments d’architecture et de bipolarité – second volet de la série du 1er mai.

Son : [encore et toujours la clarté masculine de la voix d’Hannah Reid] London Grammar, Strong, in If You Wait, 2013

Mai : d’un coup cette chaleur et les jours fériés qui rendent fou – le mois où la société en chœur perd ses repères.

Moi ? C’est plutôt que j’éponge ma folie en berne. Comme seule nourriture deux cents pages de rapport sur un laboratoire japonais, de l’injection de Gadolinium dans des kilotonnes d’eau pure, des sommeils intermittents du matin au soir, dans les hurlements qui fusent et les portes qui claquent ailleurs dans la maison, j’ai pris le parti d’éteindre le cerveau, puisqu’il est en sous-régime. Dormir, se taire – quand chaque ligne exprimée est une ineptie au mieux, un carnage au pire. Assurer ses obligations, le minimum vital, et le coût drainant des items anodins, entre deux vagues de comas habités de rêves aux symboliques douteuses.

C’est cela le verso. C’est rassurant car il n’y a rien à faire. J’explique : « C’est exactement comme un état grippal, on délire dans son lit, et un moment, on sait qu’on remontera. »

La question toujours est le monde que l’on retrouvera en surface. Lorsque je tâterai les murs, s’ils tiennent encore, ce qui n’aura pas résisté aux meubles renversés, à l’abandon des lieux. Le palais d’Agamemnon est solide, les millénaires et les tempêtes nourrissent de leur patine les colonnes de marbre. Mais c’est fatiguant et si triste, parfois, de ramasser, seule, les débris, les éclats de vase cassé, les pétales de fleur jonchant le sol, les draperies pendantes sur des mosaïques rayées. De migrer le tout, seule, vers le palais de Cicéron, me demander si celui-là brûlera un jour aussi, dans l’incendie d’Argos.

Excuse me for a while
While I’m wide-eyed
And I’m so damn caught in the middle
Yeah I might seem so strong
Yeah I might speak so long
I’ve never been so wrong

London Grammar, Strong, in If You Wait, 2013

Alexandre Calame, Ruines antiques, Rome, 1845

The Architect

Sur la bipolarité, puisque c’est à la mode – voici la série du 1er mai, premier volet.

Son : [pour les changements de rythme, les saccades et les envolées lyriques, le clair-obscur, cette image musicale du cerveau, dans sa constante fabrication de connexions neuronales] Kerry Muzzey, Andrew Skeet, The Chamber Orchestra Of London, The Architect, 2014

Quand l’hypomanie se dissout, c’est une curieuse combinaison d’obscurité et de lucidité. « C’est chiant d’être normale, » je martèle avec insupportable suffisance à mes plus proches collaborateurs qui connaissent ma condition. Ils ont la diligence d’en rire et de m’assurer que le changement ne se voit pas.

L’obscurité : je repense aux murs tendus de mille connexions par Carrie, l’héroïne bipolaire dans Homeland. C’est cette clairvoyance géométrique qui m’apparaissait il y a quelques jours encore, dans toute pièce où j’entrais, quelles cartes jouer et quand, c’était évident. D’un coup les lignes se sont évanouies. Je patauge dans un horizon limité de compréhension, avec un cerveau qui tourne au ralenti.

Avant, chaque interaction avec chaque personne me paraissait juste. Aujourd’hui le doute à chaque mot prononcé, je m’interroge sur ma légitimité, l’âme des gens ne m’apparaît plus comme un son ou un parfum. L’impostrice m’embrasse et m’enlace, perce et perle par chaque écaille de mes cheveux, de ma peau.

Lucidité, cependant : parce qu’on ne peut pas vivre toujours déjanté et en imaginant que le réel est une veine parallèle, quasi-accessoire, pour abonder la fiction.

Et c’est bien, ces oscillations. Parce que la veine de la semi-fiction nourrit la fibre de ce que nous sommes. Parce que vivre, c’est se nourrir, vivre, construire et écrire et vivre. Devenir folle permet de lancer tous ces chantiers-là. Et la normalité d’ancrer plus précisément les fondations dans le réel. Pour qu’au prochain envol, on ne parte pas dans le décor. Qu’on sache toujours revenir à la vie et profiter de toutes ses facettes. Je ne le dirai jamais assez, à ceux et celles qui m’accompagnent inlassablement et me supportent et me font confiance dans ces gradients abrupts, l’air de rien : merci.

Claire Danes, in Homeland – Season 1 Episode 4 Still, 2011

V. à la ferme

Devant une énorme côte de cochon, à la sortie d’un conseil scientifique, V. raconte que petite, elle a trouvé un caneton abandonné dans une haie.

« J’ai écrasé des graines pour le nourrir, je le promenais en landau. La chienne l’avait adopté aussi, et il s’endormait entre ses pattes, il lui tétait les mamelons. »

J. et moi la dévisageons avec un air profond de WTF ?

« Oui, moi aussi je trouvais ça bizarre. (Un temps.) Et puis, ça s’est mal fini tout ça. Un peu à cause de moi. »

J’ai terminé depuis longtemps ma propre côte de cochon. Je me tourne vers elle. Son pull rose à mailles, ses cheveux courts, blonds, ses yeux bleu-gris – la petite fille qu’elle porte en elle et qu’elle chérit – à travers son père qu’elle a chéri.

« Le caneton a grandi. C’était une cane. Moi je voulais qu’elle ait des bébés. Des canetons qui la suivent partout, j’avais projeté mon film à moi, tu vois ? »

Alors son père est allé chercher des œufs de canard dans une ferme, la cane les a couvés. 21 jours, et toujours rien.

« Les oeufs étaient clairs, en fait, on a vérifié. 
— Et ? » nous demandons, J. et moi. 

Elle répond : eh bien on lui a enlevé les œufs, mais elle est restée, tu vois. Elle est restée couver, elle ne mangeait plus. Elle s’est épuisée.

Je lui disais : allez, viens, mange, tu ne peux pas rester comme ça. Je lui disais, bêtement, mais j’avais dix ans, tu en auras d’autres des canetons, tu verras…

Son : Yves Duteil, Lucille et les libellules, in Tarentelle, 1977

Delahaye, Gilbert et Marlier, Marcel, « Martine à la ferme », Ed. Casterman, 1969

La maison de Coutainville [au matin, puis le matin suivant, puis la nuit]

Les matins où l’on ne sait plus où l’on se réveille ; la commode verte a des poignées qu’on ne reconnaît pas. Ah oui, Coutainville, la maison aux clématites, à deux pas de la mer et de ses parcs d’huîtres. Est-ce que les bouleversements ont un sens, et faut-il s’y pencher avec un cerveau, ou simplement laisser l’univers vous avaler entière, dans les trous de vers et les mondes parallèles ? K. m’a demandé de lui apprendre à coudre, nous créons deux petites poches au fil orange, nous cuisons d’autres sablés trempés à l’Earl Grey, et les barbes de Saint Jacques poêlées à l’ail frais. Les cabanes de Gouville sont un décor de cinéma planté sur les dunes, nous bâtissons Laputa, le château dans le sable à défaut du ciel, et en fin de journée, une visio-conférence douce en préparation d’un conseil scientifique.

Le lendemain matin, blottie en pyjama contre le poêle, la suite des réalités lisse les plis anxiogènes des possibles-impossibles. Je montre à K. comment coudre des boutons oranges. J’échange avec J., en mission au Japon, sur la polarisation des rayons cosmiques dans les simus et les données. O., Pf et toute la troupe est dans le Gobi, je mets des étoiles et des coeurs sur les comptes-rendus : un meilleur trigger, de meilleurs rockets, des adresses mac et ip, une quarantaine d’antennes qui fonctionnent, et encore deux jours sur le terrain. J’écris à un être cher : « La vie est paisible et je ne pense pas que ça puisse être mieux. Et en même temps, je ne peux pas m’empêcher d’être dans une fausse nostalgie piquante. Je n’aime pas ça. »

Et puis, dans les pages de mon grand cahier à spirales, celles de mes seize ans, quand l’oiseau chantait dans la nuit –
Contre toute attente,
bravant la fatigue, la logistique et le sceau du monde,
on a pris les grands voiliers et les voitures de Poste, les pommiers, l’échelle de corde, pour surgir dans la nuit,
et susurrer les réponses à ce vers : « Quels mots me diriez-vous ? »

Son : Alex Baranowski, Jess Gillam, Jess Gillam Ensemble, Reflections, 2023

Rapunzel des Frères Grimm, illustration par Emma Florence Harrison (1877-1955)

La maison de Coutainville [la nuit]

Nuit,
et la mer brillait par la fenêtre
et la tempête,
et le crépitement de l’eau qui frappe
et le vent

Nuit,
et la chaleur tendre
et l’orange fluctuant du poêle à bois
à remplir toutes les heures avec un pot de faïence
et les huîtres du matin à ouvrir dans la cuisine

Nuit,
et les diamants dans les rochers
molletonnés vert tendre
et plonger dans les marées
et dans les draps blancs

Nuit,
et le rythme des mots en balancier des songes
et l’onirisme prend les rênes de l’univers.

Son : Arnold Schoenberg, Juilliard Strong Quartet, Yo-Yo Ma, Verklärte Nacht, Op. 4: Sehr breit und langsam (Bar 229)

Alphonse Mucha, Nuit sainte, circa 1900.

La maison de Coutainville [au soir]

Juste avant le couchant et son coucher, j’entraîne K. dans une courte balade, les glycines s’écoulent le long des ruelles, comme la mer entre et se retire au crissement des grains de sable. Je suis dans le platinum level de la suspension, les minutes prennent leur essence absolue, je contiens comme une digue le mouvement de l’âme, sous la couette K. sent l’enfance et le sommeil, je lis en japonais The Little House, je chante Hushabye Mountain, puis l’eau brûlante de la douche, je sèche mes cheveux, longuement, et devant le poêle de bois, j’envoie des mails de direction, j’attends le rythme silencieux des respirations. La nuit et sa cape de mousquetaire enveloppe la maison, et les flammes slamment des vers dans toutes les langues du monde.

Maurice Ravel, Ma mère l’Oye, M. 60 : Le jardin féérique, Martha Argerich, Nelson Freire, Peter Sadlo, Edgar Guggeis, 1994

La maison de Coutainville, avril 2025

La maison de Coutainville [l’après-midi]

Dans le bow window baigné de soleil, tomme fleurie, andouilles, asperges, crème crue sur gâche – juste K. et moi, dans cette retraite secrète, chez la Bonne Fée, nous passons des heures dans la cuisine de bois moderne, les mains dans les Saint Jacques que je dresse en pétales translucides, les huîtres du Père Gus, le ceviche d’églefin que je pointille de brins de salicornes cueillies entre deux dunes le matin. Dans le four on a cuit des sablés à la motte de beurre salé, et des scones aux éclats de chocolat noir, la farine du moulin du Cotentin, j’en ai des traces sur le pull, Natalie Dessay chante Prenez une jatte, jatte, mon téléphone sur le plan de travail égrène des messages aux neutrinos-mouettes que je n’ouvre pas – encore.

Son : Michel Legrand, Natalie Dessay, François Laizeau, Pierre Boussaguet, Cake d’Amour (de « Peau d’Âne »), 2013

La maison de Coutainville, avril 2025