Egisthe (François Chaumette) et Electre (Geneviève Casile), Acte II Scène 8, Electre de Jean Giraudoux, mise en scène de Pierre Dux, Comédie Française, 1971. Éditions Bernard Grasset, 1987.
Je n’avais pas encore eu l’occasion de terminer la lecture d’Electre avec les enfants. Qu’en comprennent-ils ? Lorsque le mendiant raconte la fin d’Agamemnon puis celle de Clytemnestre et d’Egisthe, je suis sur scène à la Comédie, et je dis le texte dans l’ombre d’une salle suspendue. Mais comme je ne suis pas actrice, ma voix se brise au moment où Egisthe crie : « Electre ! »
Quelques secondes pour me ressaisir avant de lire la scène finale.
Jamais je n’avais pleuré en lisant Electre. C’est chose faite ; et je ne pleure pas seule. [C’est donc pour cela que j’ai eu des enfants – pour être en résonance au moment où je pleure pour la première fois en lisant Electre.]
Pourquoi pleurent-ils ? A. est dans la catharsis. Moi je pleure pour Egisthe. Egisthe qui est toute la mesure et la raison magnifiques, et qui se fait tuer pour la nécessité d’absolu, de beauté, de toutes ces choses qui font que l’Humanité souffre, crée, sublime. Toutes ces années j’étais persuadée qu’il n’y avait plus de petite Electre. Je pleure de réaliser qu’Electre est nécessaire.
Je passe l’après-midi au téléphone avec ma sœur, c’est ma première conversation transatlantique, et soudain je mesure l’isolement infini dans lequel je me trouve. Cela fait quasiment trois semaines que je brasse du vent dans ma tête, sans personne avec qui y mettre de l’ordre. Six heures de décalage horaire, c’est un océan.
Heureusement, la discussion science et stratégie sur G. avec M. me replonge dans les réalités familières, là où je sais ce que je fais et où je vais, et de même pour les fils de photos argentines envoyées par O. et ma petite équipe parisienne. C’est ça que j’ai construit toutes ces années, et ce projet m’appartient sans condition, ne dépend ni de mes angoisses ni de mes crises existentielles, ni d’aucune faune extra-académique.
Alors je sais que ce sera une année hors du temps et de l’espace. Une année très solitaire. Et peut-être que c’est bien comme ça.
Mise en place d’un câble transatlantique à Clarenville, Newfoundland, 1955. American Telephone & Telegraph Company, 1955. Mariners’ Museum Collection.
Sous le grand soleil – précaire –, il était clair que le Maine est une sorte de Suède à grande échelle. Alpin, mais plat : les plumeaux roses des épilobes, les bouleaux qui se défroquent de leur écorce et les aiguilles de pins entre lesquels poussent les cèpes ; les étendues de myrtilles à perte de vue, avec des barquettes vendues à $5 la pound dans des cahutes au bord des routes, en même temps que des fioles de maple sirup, du jerky et des fudges au peanut butter.
Notre tente étant trop légère pour supporter la tornade qui allait s’abattre sur la côte Est, P. a roulé quatorze heures quasiment d’une traite pour revenir dans nos forêts. (Je dis « nos » comme si en deux semaines, nous nous étions approprié la Pennsylvanie.)
Aux petites heures de la nuit, j’émerge de mon sommeil dans le bourdonnement de l’autoroute, les phares dans le noir et la vitesse, au son de Dave Brubeck qui l’accompagne souvent. J’interroge :
« Tu penses à quoi quand tu conduis comme ça dans la nuit ? – Que j’aimerais bien arriver bientôt. – Nan mais tu penses à quoi ? – Bah je sais pas, je pense pas trop. Enfin, j’imagine que je pense. J’écoute la musique. – Ça doit être reposant d’être dans un cerveau comme le tien. Je pense tout le temps. Dès que je suis toute seule avec moi-même, je pense. À des milliards de choses à la fois. Ça ne s’arrête jamais. »
Johann Georg Sturm (peintre : Jacob Sturm), Epilobium alsinifolium, in Deutschlands Flora in Abbildungen, 1796.
Peut-être de ceci : de ce moment où je tiens la petite main de K. au couchant, que nous parcourons les coussins de pins et de mousses dans la zébrure encore chaude du jour, quand nous débouchons sur un rocher d’entre les arbres, écrasant quelques myrtilles au passage et des moustiques aussi contre nos bras, ce moment de surplomb et de lumière dans les yeux, les couleurs primaires, le pas enfantin de K., et son sourire à pleines joues, dans le partage et dans la caméra, quand je lui dis : viens, on va faire un selfie.
J’avais oublié – comment était-ce seulement possible – que le paradigme n’est pas exactement l’esthétisation à outrance mais plutôt son effacement total devant les contingences de gamins (je me retiens ici de mettre un qualificatif).
Owen Art-Color, Campobello Island, N. B.
Aux endroits les plus isolés, silencieux, où le monde semble avoir enfilé des mots le long d’îles et de presqu’îles, en l’attente d’élans surgissant des bois, les phares rouges dressés comme des jouets, sous le grand soleil l’eau à la lumière du ciel, et celle du couchant étalée comme des phrases, on croirait qu’il faudrait simplement tendre les doigts pour les ramasser, ces mots, ces phrases et ces vibrations.
Mais en fait non. Le cri porcin de l’un qui a poussé l’autre, les questions deux cents fois répétées « et là on fait quoi ? », celui qui ne se tait jamais et celui qui pleure parce qu’il a les pieds sales.
Les enfants meublent le quotidien. Inexorablement. Intensément. Mais de quoi ?
La langue d’eau rose qui tire entre les terres, au moment de planter notre tente. Le silence et l’étrangeté en mon sein. J’attends qu’un élan vienne boire son eau, c’est un vol de canards sauvages en V qui passe. J’ai mis un certain temps à capturer la différence de ce paysage avec les lacs européens. Ici les arbres sont au ras de l’eau et leur reflet croise la verticalité aux lignes horizontales des incursions de la mer.
Sur le Pink Lady au départ de Boothbay Harbor, les phares flottent entre l’eau et le ciel, les lampées de terre verte comme déposées au pinceau. K. dit qu’il a vu la queue d’un purpoise – K. voit toujours beaucoup de choses : des bouts de singe, de biches, de serpents, avec sérieux et conviction, ses cinq ans et son ciré jaune.
Je repense à cette page argentine que je n’ai jamais écrite – époque asséchée, road trip en famille greffée à une mission sur le terrain, chaque neurone pris par la bataille contre ceux de A.
Avril 2022 sur la péninsule de Valdes, lorsque nous parcourions l’île de bout en bout au couchant pour aller jusqu’à Punta Delgado, s’approvisionner en alfajores faits maison, les meilleurs de toute l’Argentine.
À Punta Norte à l’aube, les orques sont venues. D’abord loin dans le brillant de la mer, on les voyait respirer et souffler leur eau. Graduellement elles se sont rapprochées, venant se nourrir du banc de phoques à nos pieds, elles venaient pratiquer leur technique de chasse par échouement, se jetant avec les vagues sur le sable, dans un tango silencieux, au rythme des éléments. Nous étions quasi-seuls sur une butte surplombant la plage, à regarder ces fuseaux noirs et blancs luire hors de l’eau. J’étais asséchée, certes, mais rarement ai-je été aussi bouleversée.
Alors que notre bateau file devant le Carousel Marina, je me dis : les orques, les baleines, c’est comme le ciel transitoire, la sérendipité des supernovae, des événements violents, rares et imprédictibles que l’on attend, et qu’on attrape au moment venu si l’on est prêt pour la joie.
À cet instant précis, entre deux phares et ses eaux noires, les maisons de bois qu’on pourrait croire suédoises s’il n’y avait le drapeau américain, surgit un message de O. dans mon téléphone : « Une pensée pour toi alors que j’embarque pour Buenos Aires. » (O. part travailler sur le prototype argentin de GRAND.) Je suis surprise sans l’être.
L’échange qui s’ensuit avec O., lui à CDG, moi sur le Pink Lady qui tangue, serrant K. et son ciré contre moi, O. et ses réponses sans détours, avec ses sentiments francs et cette tendresse assumée, m’emplit plus qu’un livre, plus que tous mes mirages, car de cette réalité, nous construirons un vrai projet et nous ferons ensemble cette chasse au ciel transitoire.
O. conclut : « Je pense beaucoup à toi. On est connectés. » et moi : « On le savait déjà. »
Pages édifiantes (parmi tant d’autres) de Kean, par Alexandre Dumas, adaptation de Jean-Paul Sartre. Anna et son formidable : « Tout ce que je veux, je l’obtiens. » et la nécessité de jouer par Kean : « On joue parce qu’on deviendrait fou si on ne jouait pas. » puis : « Est-ce que je sais, moi, quand je joue ? »
[Remplacer jouer par écrire – et le problème de l’esthétisation à outrance qui empêche de vivre ou bien sublime le moment. Le problème de l’outil d’expression (jouer, écrire…), c’est quand il colle au cerveau comme une partie inamovible et qu’on ne peut plus faire sans.]
Amusant : dans la page suivante, quand Kean joue à être bon, il reprend le texte original de Dumas.
Au crépuscule, le campus estival est vide et doucement éclairé de vieilles pierres. Je cherche une bibliothèque où travailler, et j’entre au hasard dans des bâtiments aux noms illustres, sertis de colonnes massives et plantés d’hortensias paniculata. Les classrooms sont ornées sur 360 degrés de tableaux noirs du siècle passé, encadrés de bois vernis, l’horloge du Old Main s’allume comme le ciel s’obscurcit, les écureuils et les lapins passent dans le champ de vision comme une version vivante de Bambi.
Je n’arrive plus à écouter les musiques qui me transportaient avant cette translation. Elles me semblent périmées, comme cette autre moi-même que j’ai laissée sur le vieux continent. C’est un comble de ne pas réussir à écouter Barber sur le sol américain – encore plus un comble que le Concerto pour violon me projette au Japon en avril dernier, dans le cahot des trains tokyoïtes que je prenais des heures durant, de séminaire en séminaire, dans une joie et assurance absolue, avançant mon livre et glanant des collaborateurs… Une autre époque et un état d’esprit qui me manquent cruellement.
Heureusement, il me reste encore Meyer et son concerto pour violon, qu’apparemment je n’ai pas complètement usé à Paris. Je crois même que je le re-découvre en étant ici. C’est tellement américain, cette dramaturgie, et les petits moments appalachiens qui dansent dans l’oreille. [Mais je ne peux m’empêcher derrière de revenir à Ravel, Saint Saëns : le déracinement, propice à la redécouverte desdites racines – et de relire Kean.]
Ce sera sans aucun doute une année très musicale, je l’ai lu dans les très beaux yeux de la pianiste new-yorkaise qui a accepté de prendre A. et K. sous son aile. A. jubilait devant les deux Steinway dans son salon : un demi-queue et un Grand. Elle parlait d’une voix assurée et douce, les jambes croisées, coude appuyé sur le genou, menton sur le poing, de ses propres petits garçons, de l’Espagne où elle a des attaches, de son Studio de piano à New York, et quand elle écoute A. jouer, elle marque un temps puis annonce : « You do really like music, don’t you? » A. dès cet instant est devenu trilingue ; moi je crois que j’étais amoureuse.
Bande originale : Edgar Meyer, Concerto pour violon : II. Dramma musicale, eroico, lirico et gioioso. Interprété par Hilary Hahn (obviously), Hugh Wolff, Saint Paul Chamber Orchestra.