Écrire un livre, what else?

Greg Dunn & Will Drinker/Caters, Brainstem and Cerebellum

D’un coup je me dis : tiens, c’est probablement vers cette période, l’année dernière, que je suis devenue folle. Que j’ai senti mon cerveau scintiller, déborder de productivité, de créativité, que je me suis mise à résonner avec le monde et les gens. Curieuse, je regarde sur mon agenda, et je vois que le 5 octobre 2022, j’avais pris rendez-vous chez une psy.

Je me rappelle maintenant la conversation : « Je suis cyclothymique, je suis très clairement en train de rentrer en mode hypomaniaque. Que faire ? » Elle m’avait répondu de façon assez cavalière qu’on était tous un peu ceci, un peu cela, que ce n’était pas la question, m’avait programmé des séances pour dépenser plusieurs dizaines d’heures et milliers d’euros à faire je ne sais plus quelle thérapie.

J’avais laissé passer quelques jours.
Ensuite, j’avais soigneusement déprogrammé toutes les séances.
Et écrit pour prendre un rendez-vous d’un autre type.

Dix jours plus tard, je discutais avec celui qui deviendrait mon éditeur.

« Je suis en train de rentrer en mode hypomaniaque. Que faire ? »
Je connaissais très bien la réponse, et aucune psy n’allait me la donner : « Écrire un livre, what else? »

Cent ans de solitude

Devant un rotolo au canard, dans un restaurant italien des plus chics, X me raconte les horreurs et péripéties de sa vie, en toute simplicité. Sa Colombie natale dans les années 90, le milieu rural, les persécutions et la terreur, cette forme de guerre civile, les amis morts, la migration en ville pour faire des études, hébergé chez des parents de plus en plus éloignés, qui à tour de rôle le mettait à la porte, « à cette époque, je mangeais à peine un oeuf par jour, parce que je n’avais pas de moyens, c’était très dur. » Venant d’une école dans la cambrousse sans enseignement de math ni d’anglais, il découvre l’analyse et l’algèbre, la physique, et il se dit : c’est ça qui me plaît. Il apprend la mécanique quantique tout seul dans les livres, passe un Master, dépense une somme faramineuse, toutes ses économies, pour payer les GRE, TOEFL et autres examens requis pour postuler pour un PhD aux États-Unis. Il reçoit des lettres de réjection de MIT, Harvard, Yale. Mais il s’accroche. Il envoie, me dit-il, pas moins de 300 candidatures dans le monde entier. Il est pris à Grenade et en Nouvelle Zélande. Il a ce raisonnement : je ne parle pas bien anglais, il faut que j’aille à Christchurch. Il tombe sur un directeur de thèse qui le harcèle, lui demande de plier son linge, de lui faire à manger, lui fait faire des inepties en physique théorique et passe son temps à lui crier dessus. Au bout de six mois de ce traitement, il confie à un camarade qu’il va retourner en Colombie, car il est trop malheureux. Alerté des faits, le camarade lui conseille de porter plainte, le directeur est expulsé, X décroche une bourse de thèse, il est pris sous l’aile d’un autre chercheur. Il soutient sa thèse, part en post-doc sur la Côte Est, puis au Japon, aux Pays Bas, et enfin décroche un poste de prof à sur la Côte Ouest, où il est en train de monter une équipe sur mon projet. Un peu plus tôt dans la journée, il m’avait confié se poser beaucoup de questions avec sa compagne sur le fait d’avoir des enfants ou non. Après ce récit, j’ai honte des éléments ineptes dont j’ai pu arroser sa réflexion. Lorsqu’on a survécu à tant, est-ce que ça n’est pas une évidence de donner la vie ? Un peu comme un pied de nez aux vacheries subies. Ou alors justement, une envie de ne pas se multiplier car l’humain est trop fou ? Il dit : « Tu sais, j’ai beaucoup de chance par rapport à tous les gens en Colombie… » il énonce ça avec tant de douceur, d’humilité, avec ses joues rougies, sa bouille d’éternel jeune garçon, et ses mains qui tremblaient sur la cuillère au moment d’évoquer les drames passés. J’étais bouleversée et la honte au ventre de mes jérémiades de gamine gâtée. Je me demande ce qu’on a le droit d’écrire quand, comme moi, on n’a jamais vraiment souffert.

Au bureau, à Presidio, San Francisco

Si Chicago sentait la deep dish pizza, San Francisco sent la pisse, la beuh et la crasse. Le matin, je fais de la bureaucratie dans un café branché à Mission District, entourée d’oeuvres natives-street-art étranges. L’après-midi, je manque de vomir dans des bus qui cahotent jusqu’à la baie, et je me hisse tout en haut du Presidio pour écrire une demande de financement avec vue sur le Golden Gate Bridge. La serveuse appelle : « Electra ! » quand mon matcha latte est prêt, et cette touche heureusement me ramène à ces pages.

Je me souviens maintenant que je n’avais jamais compris cette ville. J’aime par ici la côte tendue de landes vertes battues par le vent, le Pacifique si froid, les éléphants de mer et leur aboiements rauques. J’aime le souvenir de ces premiers pas de tango au bras d’une belle italienne, dans le mouvement cathartique des vagues (juin 2009). Celui des huîtres à Point Reyes avec P., portée par cette joie immense, formidable, indescriptible, d’avoir décroché un poste au CNRS (avril 2011).

Mais cette ville. Cette chose si fausse, comme les gens, cette illusion californienne de richesse et de joliesse. Des jouets pour enfants : les maisons de poupée qui ne sont que façades, des tramways en bois laqué bondés de touristes, un pont rouge sous lequel passent d’énormes containers venant de Chine et des bateaux militaires. Et dans les rues cette odeur de pisse et des hommes édentés, hagards, qui errent d’immeuble désuet en boutique mal famée. Décidément, quelque chose ne colle pas entre la Californie et moi.

Traumaternelle

En survolant les longues plaines parfaitement géométriques depuis Chicago, j’ai lu le dernier essai de Nancy Huston sur l’écrivaine, peintre et prostituée militante Grisélidis Réal. Je l’avais attrapé sur l’étagère Poésie de ma petite librairie indépendante de banlieue parisienne, alors que je cherchais un cadeau à offrir à O., car j’étais invitée à son anniversaire. J’étais repartie avec Nancy pour moi et Fictions de Borgès pour O. que j’avais annoté : « Une collection de bizarreries intelligentes, un peu comme planter 200 mille antennes dans des déserts pour détecter des neutrinos de ultra-haute énergie. »

Je ne raffole pas des soirées d’anniversaire, et c’est un understatement. Tout est nourriture pour l’écriture, essayais-je de me convaincre dans cette errance conversationnelle superficielle. Il y a tout de même cette femme fine aux grands yeux verts et queue de cheval auburn, qui me rappelle Nancy Huston dans la quarantaine, qui me parle de son non-désir d’enfant. Elle a une voix très douce et un peu rauque quand elle dit qu’elle s’est demandé longtemps pourquoi chez elle ce désir biologique n’était jamais venu, que cela avait orienté le choix de ses partenaires, qu’elle voyait l’âge qui passait sur son corps et la fertilité s’éloigner comme un soulagement. C’est étrange ce moment où j’ai l’impression de parler à une sosie de Nancy – qui elle a eu deux enfants –, et que je lui expose le non-sens de ma vie maternelle, la langue que je ne voulais initialement pas parler à mes enfants pour éviter de devenir ma mère [voir ici et ici]. Elle me fait remarquer que c’est paradoxal, mes propos sur mon détachement par rapport à mes enfants malgré mon grand investissement dans leur éducation, avec cette culture japonaise que j’essaie de leur transmettre.

La maternité est un thème récurrent chez Nancy Huston. Je ne m’étonne pas de trouver dans ce livre les références à Marguerite Duras et à Romain Gary. Les horreurs psychologiques et physiques subies par Grisélidis et Nancy (et Marguerite) sont à des milliards d’années-lumières de tout ce que j’ai pu vivre dans mon cocon de femme banale bien protégée. Mais les questions du lien intime entre le corps et l’esprit féminin, de l’enfantement, d’être pour soi et pour d’autres, ne nécessitent pas de trauma particulier pour être explorées. Chacun sa merde, et à chacun son petit niveau, comme on dit.

Je décide de remettre en ligne le billet sur la Vie maternelle que j’avais enlevé de ce carnet, le trouvant trop troublant, trop intime, trop glauque, même. Laisser cet écrit en pâture donnait une réalité à cet état maternel (toujours le concept de l’écrit qui transforme la vie), et je n’étais pas certaine que c’était vers cette maternité-là que je voulais tendre.

J’expliquais au sosie de Nancy qu’en me retrouvant cette année, je crois que j’ai enfin mis derrière moi la mère japonaise que je ne voulais pas être. Après huit années de mère-poule dévouée dans une forme hybride bâtarde de ma propre mère en ratée et de working mum en ratée aussi, j’ai peut-être reconnecté avec le format maternel que je m’étais projeté au cours de ma construction. Ce format où je ne me mets pas « au niveau » de mes enfants, mais où je partage ce qui m’importe et tant mieux s’ils me suivent. C’est aussi leur âge qui permet cela.

Au milieu des phrases de Nancy et Grisélidis sur les sentiments d’abandon désastreux de leur enfance, je me demande si cela suffit à mes enfants. À K. qui me disait encore hier soir en reniflant « Mais pourquoi tu t’en vas toujours ? » j’expliquais que je partais pour le travail, et c’est vrai car mon collègue de San Francisco m’a explicitement demandé de venir collaborer, et surtout parlementer avec les autorités de son université, pour les convaincre de rejoindre officiellement le projet G. Mais j’ai aussi décidé de partir un jour plus tôt, parce que je voulais travailler et écrire sur des collines avec vue sur la baie et le Golden Gate. Est-ce que les crises de colère de K. cette semaine étaient une forme de décompression due à mon absence puis mon retour ? Ou est-ce le changement de saison et l’accumulation de la fatigue scolaire ? Suis-je une mère trop égoïste et donc absente et donc fantasmée et donc source de trauma ?

Je suis persuadée que nous sommes, parents, sources de multiples traumas quelle que soit la façon dont nous nous y prenons. Mais les questions subsistent. Questions bateaux, séculaires, éculées, enfonçages de portes ouvertes, ineptes et déchet temporel. Mais elles sont là. Quelle mère être ? Quelle femme être ? Qui être ?

Note : dans les dernières pages de l’essai de Nancy Huston, je découvre que Grisélidis Réal est enterrée en Suisse à côté de… Borgès. J’aimerais tellement croire, dans ces moments d’apparentes coïncidences, qui m’arrivent fort souvent ces derniers temps, que ce sont les preuves que je ne me trompe pas de chemin, que tout ce que je construis est juste, que comme ici, tout fait sens entre le début, les cheminements et la note de fin.

Velours et minéral

Sur le reste du trajet, les émotions tour à tour se battent dans ma gorge : au-dessus du Colorado, le déroulé des Rockies recouvertes de velours orange ou rouge. Jamais je n’avais contemplé cette saison depuis les airs. Puis les découpures de la Terre en Utah et en Arizona, dans des strates aux déclinaisons mauves, pourpres et brunes, de grands dinosaures couchés figés par maléfice, et des fractales ciselées dans la poussière. Heureusement, au bout d’un moment, les nuages recouvrent tout, et je retourne à de la bureaucratie de chercheuse.

O’Hare

En transit à Chicago O’Hare, cet aéroport au bout de la Blue Line que j’ai tant fréquenté il y a dix ans. Pour moi, Chicago a toujours senti le chocolat. Il paraît que c’était à cause d’une manufacture de cookies, en bas du Loop, là où nous avions nos quartiers. Je n’ai jamais investigué, je préférais me dire que c’était l’odeur naturelle de la ville. Ça lui allait si bien, jusqu’à la couleur. À O’Hare, je me rends dans la Food Court pour sauver ma journée avec un cappuccino Intelligentsia – si rare de trouver un bon café à l’aéroport – et je suis submergée par une odeur grasse et aillée qui crie Chicago ! Je suis un peu navrée de me rendre à l’évidence que ma merveilleuse Windy City est aussi indissociable de l’odeur de la Chicago pizza, cette espèce de tarte au concentré de tomates baignant dans l’ail et le fromage. J’adore la street food, les sandwichs au lomo suintant de graisse achetés dans les villes au hasard de la pampa argentine, les bols de nouilles non identifiées sur des bancs en plastique de Hanoi, le Bratwurst au vin chaud qui laisse des taches sur les manteaux, j’ai mangé avec délectation des insectes, des utérus de vache, des plantes sous toutes les formes ; la Chicago pizza, je n’ai jamais eu le courage de la goûter.

Supernovae !

Depuis plusieurs jours, [je ne fais pas grand chose] je regarde en boucle des vidéos de simulations numériques 3D d’explosions de supernovae. Mon éditeur m’ayant encouragée à faire du sensationnel dans ce genre d’événements, à emmener les descriptions dans la science-fiction et dans l’emphase, j’observe d’un œil placide le résultat de ces centaines de millions d’heures CPU de calculs. L’asymétrie évidente. Les morceaux de nickel qui volent à des milliers de kilomètres par seconde. La turbulence comme un bouillonnement fou. Les doigts de Rayleigh-Taylor. Est-ce que j’ai envie de faire du sensationnel de phénomènes hydrodynamiques certes violents, mais si complexes qu’il faut les manipuler, les comprendre, les toucher avec doigté ? Il est vrai qu’on parle de simulations numériques « massives », mais elles reposent sur de telles finesses d’implémentation, la danse des particules test entre les grilles de fluides, il n’y a de massif que le poids des cœurs sur lesquels les calculs ont été lancés.

À force de naviguer de vidéo en vidéo, Youtube me fait atterrir sur un clip en images de synthèse qui compare l’ampleur de différentes explosions. Explosions de bombes humaines, j’entends. Ça commence par un pétard dans l’herbe. Puis on passe à la mine anti-personnelle. À chaque fois, on recule d’une certaine distance, et la hauteur est indiquée à côté de la fumée qui s’élève, avec des arbres (Tomahawk), la tour Eiffel (MOAB), l’Everest en comparaison. À ce point du film, on venait de passer Littleboy (Hiroshima) et Fat Man (Nagasaki) ; j’avais ce mélange de nausée et d’engourdissement qui me grimpait dans l’échine. Castle Bravo s’élève à 30 km. L’image n’a même plus aucun sens, composant un horizon marin plat, un ciel bleu parfait, sur lequel s’élève le champignon, avec Phobos, la lune de mars juxtaposée. Tsar Bomba : 60 km.

Je n’ai pas osé aller lire les commentaires sous la vidéo. Dans le brouillard d’atterrement, cette pensée : je ne ferai pas dans le sensationnel. Je voudrais qu’on laisse les supernovae en paix, intouchées, dans leur beauté violente et déconnectée de la crasse humaine. Je voudrais qu’on laisse les explosions se dérouler dans le milieu interstellaire, au-delà de centaines d’années-lumière, qu’elles nous envoient des flash colorés qui nous fassent inventer des légendes. Des neutrinos et des ondes gravitationnelles à overdose, qui n’affecteront l’humanité qu’en enrichissant sa Science.

La nébuleuse du Crabe vue par les satellites Hubble et Hershel. Les doigts de Rayleigh-Taylor sont remarquablement bien résolus.
Image credit: ESA/Herschel/PACS/MESS Key Programme Supernova Remnant Team; NASA, ESA and Allison Loll/Jeff Hester (Arizona State University)

Pennsylvanian fall

Là où j’atterris, c’est plein de petits bras chauds qui m’attrapent et m’enserrent, qui sentent l’enfance et l’appartenance. Le campus est embrumé, de cette brume froide due à la respiration des arbres quand le jour se lève. Je fais des tartes tatin avec beaucoup de beurre et je regarde un moment une virevolte de feuilles jaunes qui montent dans le soleil. Samedi, je conduis les enfants à leur cours de japonais dans la voiture automatique, il pleut doucement, je me réfugie dans un café avec mon trench, mon pull à mailles et mon chemisier fleuri qui me donne un air on ne peut plus française, parmi tous ces gens en jogging à l’effigie de l’université. Je suis suspendue, comme entre deux saisons, entre deux continents, dans l’attente de quelque chose qui n’arrive pas et que je n’identifie pas.