Gobi [1]

Les cailloux se patinent sous les particules de sable et les UV faussement tendres. La peau, elle, brûle en fin de journée.

« Are you happy with your day? » demande O. à la cantonade dînatoire, baguettes en l’air sur son bol en plastique jetable, plein de nouilles et de pattes de poulet épicées.

Le bonheur a diffusé doucement et sûrement dans mes pores, bonheur fou d’être là, au cœur du Gobi, à fouler les mêmes croûtes de sable que l’année dernière, dans l’air froid qui pique comme au ski, me sentir chez moi à des centaines de kilomètres de la civilisation, dans cette plaine qu’habitent nos antennes solitaires.

Dès l’aube, ballotée sur les pistes pendant des heures, épaule contre épaule avec O., dans une symbiose telle qu’on ne l’associe plus à des sentiments descriptibles. Il dit avec gouaille et affection : « Vraiment, on est arrivé à un tel point de confiance – enfin, on s’est toujours fait confiance, hein – mais là, on se connaît tellement bien, que c’est d’une fluidité… » suivi d’un bon quart d’heure à s’envoyer des fleurs sur nos qualités respectives.

Avec Pf, parcourir le site à la recherche des silhouettes d’antennes parmi les accidents de sable, mesurer leur position précise avec un instrument GPS, puis vêtir deux d’entre elles d’une jupe qui leur retirera des bruits parasites… Je fais de nombreux allers-retours en 4×4 seule, à toute allure dans les tracés de rivières, pour récupérer du matériel manquant à la base ; au couchant nous prenons des selfies, l’antenne dans son nouvel habit a l’air d’une alsacienne.

Jusque tard dans la soirée, O. et V. se prennent la tête sur un code qui ne marche pas, F. est coincé à l’aéroport depuis la veille avec sa valise perdue, je mange du chocolat noir équitable et loue la merveilleuse nouvelle machine nespresso qui me permet d’être dans la Work Room avec tout le monde malgré mes 3h de sommeil. Fr. débugge mes problèmes de migration de fichiers, je trace le spectre des antennes à robe.

Je sors de nombreuses fois faire pipi dans la nuit, il fait glacial, -4 degrés, et notre préfabriqué au portail de fer forgé brille sous la Grande Ourse. Je rabats ma capuche pour la vue périphérique, je tourne sous la Voie lactée, où que je regarde ces monceaux d’étoiles, tant de ciel, tant d’univers, et cette journée dans le terrain comme s’il m’appartenait – comme si cette expérience était mienne… ensemble on l’a dessinée, avec O., Pf et les autres, et aujourd’hui elle me porte dans son lit de désert, elle m’accueille et m’adopte. Je joue à l’expérimentatrice, l’exploratrice, un peu à la spokesperson, et voilà tout est juste, tout m’emplit d’un étrange bonheur. (O. m’écrit : « On a eu l’ERC. » )

Son : Efterklang, Dreams Today, in Piramida, 2012

Xiaodushan, désert de Gobi, au couchant, octobre 2025
Notre base de vie, Xiaodushan, désert de Gobi, sous la Grande Ourse, octobre 2025

Gobi [0]

Pendant les trois jours suivants, j’ai préparé avec F. le matériel pour faire la calibration de la position des antennes ; et mon duvet, des lingettes, des capsules de café. O. m’écrit tous les quarts d’heure : « On a eu l’ERC. » J’ai troqué ma robe bleu nuit du Festival du Monde, ma robe rouge assortie aux fauteuil de l’amphithéâtre, contre une polaire et un jeans de chantier. J’ai serré O. dans les bras au check-in de Charles de Gaulle : « Il paraît que t’as eu une ERC ? » j’ai embarqué pour Shanghai parmi une ribambelle de mecs joyeux, intelligents, et si gentils. Puis pour Dunhuang, où on a rejoint nos collègues chinois, dont l’adorable, brillant et apaisant Pf.

À la sortie de l’aéroport, dans la nuit de Dunhuang, ça sent le bois brûlé dans l’air froid et sec, V. le fait remarquer. Je réponds : ça sentait comme ça l’année dernière. Et en Argentine aussi, il me semble. C’est peut-être une odeur des villes oasis.

À l’aube, je profiterai de ma dernière douche avant une semaine.
Je repars sur le terrain, dans mon désert de Gobi. Quelque chose vibrionne et en même temps prend le sable et les coulures du vent.

Son : Mário Laginha, Mari Samuelsen, Julien Quentin, Coisas Da Terra, in Life, 2024

Aéroport de Shanghai Pudong en bonne compagnie, avant de partager des xiaolongbao, oct. 2025

ERC Synergie – le roman fleuve [chronique de l’attente]

09/10/25. Mal dormi, en fin de nuit rêvé qu’on apprenait qu’on avait décroché notre ERC dans un grand hall sombre à la Penn Station, New York, au milieu du va-et-vient d’hommes en costard, comme pour l’interview à Bruxelles, pour finalement apprendre qu’en fait non, on ne l’avait pas.

10/10/25. L’attente nous use, insidieuse, perfide. O. est parti randonner dans les Dolomites, se plaquer au visage le bleu italien, rincer nos idées carton pâte et nos fluctuations. S., force d’apparence tranquille s’est jetée dans la construction de ses trois autres instruments. J. … par un mot doux lâché sur le fil, de temps à autres laisse percer son usure. Moi, pour tromper la purée cérébrale, je me lance à corps perdu dans le matériel de re-soumission, fais semblant de me débattre sur d’autres sujets, toutes les nuits, je me réveille de rêves en forme d’espoirs qui se sont mués en cauchemars, mais les jours passent – les semaines –

17/10/25. Il y a quinze ans, j’attendais – c’était une attente individuelle, géographique, qui pouvait dire Californie, Chicago, Princeton, Paris. J’attendais dans des nuits froides sous la flamme tendre d’espagnoles expatriées. Aujourd’hui c’est l’automne, nous rongeons notre attente à quatre, dans une pudeur de chercheurs mûrs, dans le brouhaha des mille tâches qui nous tiennent occupés. Nous préparons la re-soumission du projet, c’est notre façon d’avancer et tromper le cœur sautant, l’adrénaline à pic lors de l’irruption de faux-messages intitulés “ERC”, tromper l’envie de vérifier notre messagerie dans les instants de blanc. Si nous n’avions pas aussi bien réussi, si nous n’avions pas fait ce sans faute… la chute sera d’autant plus rude, je chuchote à O., qui balaie sa propre anxiété en s’énervant contre le calendrier bancal de re-soumission. J. a décidé que nous aurions les résultats un vendredi. Mais les vendredis passent – chaque semaine. Et l’attente n’a toujours rien de magnifique.

20/10/25.
ON A MONDAY? écrit S. sur le fil de chat commun.

Nous venons de terminer le meeting mensuel de la collaboration G en visio. Le numéro de O. s’affiche sur mon iPhone. Encore un problème avec des collaborateurs, pensé-je en décrochant. Il dit – et sa voix se veut forte, virile, mais elle tremble et se morcelle : « T’as vu tes mails ? T’as vu sur le chat ? »

Son : 4 Non Blondes, What’s Up?, in Bigger, Better, Faster, More!, 1992

Paris, octobre 2025

ERC Synergy : le roman fleuve [créer l’impossible]

07/09/2025. Je ne sais pas ce qui se passera, mais ça en valait la peine. Ces dernières semaines, j’ai fait taire le bruit du reste pour fabriquer cet espace et me préparer à l’audition. Plusieurs mock interviews, des séances de coaching tout l’été, des centaines de messages échangés sur le chat de l’équipe, des soirées à faire du Q&A avec P., des déjeuners et des cafés, avec les collègues, mon éditeur-aux-yeux-bleus, mes garçons, tout le monde embrigadé dans mon aventure, dans notre aventure. Car nous sommes quatre, et notre marathon en symbiose va voir son apogée. Mon train file vers Bruxelles, traverse le Nord, les champs plats et les éoliennes, un ciel gris à l’horizon biffé de lumière rose. J’emporte avec moi la magie des quais de RER, les rails en ligne de fuite, j’emporte des univers qui s’ouvrent comme des porte-fenêtres. Quoiqu’il se décide à la commission européenne, quoique nous rendions, quoiqu’on nous rende : je suis exactement à la place où je dois être. Voiture 1, place 64, pour créer l’impossible, pour créer la rencontre. Et ça me rend follement heureuse.

Son : Créer l’impossible, créer la rencontre, dans ce billet de Mosimann, sur France Inter.

Bruxelles, septembre 2025

2014 etc.

il est des moments de petite fourche, là où on nous donne de quoi prendre un chemin – qui est un choix au long cours drastiquement différent
la vie drastiquement se décide, mais on ne le sait pas encore. On ne sait pas, quand, où, les chemins ont été pris, seulement un temps plus tard, on se retourne, et on se dit : là. Voilà, là, c’est cette personne, ce mot, cette rencontre, ce moment-là qui s’est présenté, qu’on a saisi.

Son : Bill Evans Trio, Peace Piece, in Everybody Digs Bill Evans, 1959

Greg Dunn, Myelination, 2023

en vie toute

et la villa Soutine dans la nuit, les pavés et les frises art nouveau, l’exhalaison sucrée des feuilles après la pluie, le chat devant la grille cligne des yeux, se faufile d’entre les barreaux et s’en va

Son : Manuel de Falla, La vida breve: Danse Espagnole, 1905, interprété par Janine Jansen, Antonio Pappano, 2021

Maurice Pillard-Verneuil, Frise chats, pochoir, planche hors texte d’Art et décoration, 1901, 20 x 28,5 cm.

Follow the light

heureusement, on m’entraîne dans des petites librairies envahies de livres anciens, on me refourgue un nrf, je me retrouve sur une chaise de paille dans une église, devant un tiramisu au matcha à côté d’un manchot et son bébé au pochoir sur la pierre crème, heureusement j’abuse de mes droits de directrice pour jouer aux antennes RTK avec F. dans la nuit et le week-end, je regarde l’hypnotique déroulé de l’imprimante 3D, les pièces à fixer sur nos antennes dans le Gobi pour mesurer les positions exactes par GPS. Dans mon bureau aux chaises damassées japonaises turquoises, à côté du kakemono de Tao Yuanming, sur la grande table de réunion vieille comme l’institut, nous bricolons les boîtiers et les cartes électroniques, puis parlons avec 15 satellites qui envoient leurs phases. les messages d’un autre monde continuent de couler comme l’ombre roule dans mon vaste bureau de directrice, j’écris d’entre une forêts de GNSS à des trains qui filent, on m’accompagne, on me lit. on me lit (!) et j’aimerais expliquer que c’est là que réside la chose qui bat et qui vibre, tout le reste est facile d’accès, d’entrées multiples, mais pour ça, il n’y a qu’une seule porte et quand on prend la peine d’y pénétrer, d’y fureter, c’est là

Son : Armel Dupas Trio, Follow The Light, in Lookin’Up, 2022

Paris, octobre 2025

Finely woven mesh

Enchaînement d’entretiens langoureux, au cœur palpitant et professionnel. Les gens, leur sensibilité exacerbée, leurs histoires, leurs colères, leurs maladresses, leur neuro-atypicité – leur besoin d’être et d’exister.

Curieusement dans cette grande salade le maillage se tient, la passoire laisse couler l’eau sale et retient le grain. Aux nouveaux entrants du laboratoire, je tartine des mièvreries à coups de « It’s a difficult world. It’s a difficult context. Now more than ever is it important that science institutes be a place of thoughtfulness, collaboration, sharing. » comme si j’avais fait un medley IA de Cat Stevens, John Keats et d’un ancien président américain.

Mais la vérité, c’est que j’y crois profondément. À ma science fondamentale comme dernier rempart de la diplomatie, à la gentillesse désintéressée des intérêts spécifiques autistiques, à cette polyphonie familiale nourrie à la reconnaissance seule, disjointe des profits financiers, et donc un peu disjointe de la réalité.

Je crois profondément à la qualité et l’utilité de chacun dans cette grande salade de goûts. Je crois aux mathématiques qui gouvernent les interactions, je crois au pragmatisme américain, à l’introspection française, je crois à la temporisation, à l’immédiateté, je crois, toujours, qu’il est possible de douter ou de ne pas douter, je crois aux choix et aux évidences.

J’essaie de transmettre ces notions à une table ronde Fulbright franco-américaine, quand on me demande « En tant que femme, percevez-vous votre façon de leader différente de celle des hommes ? » Et l’une des personnalités de la salle m’alpague à la fin « We all can’t get over how amazing you are. »

Je m’esclaffe et songe – comme vous me manquez, parfois, les américains, avec vos enthousiasmes débordants et vos validations, à la limite du dégoulinant mais sans hypocrisie aucune.

Je m’esclaffe : rien d’amazing mes amis, voyez plutôt Andromeda. Et si vous saviez comme je me trompe beaucoup, souvent. Mais je ne suis pas seule, ni pour me tromper, ni pour moins me tromper, et c’est la finesse solide de ce maillage qui me retient, qui nous retient, qui est si intéressante, si surprenante.

Son : la grande chanson du paternalisme, par Cat Stevens, Wild World, in Tea for the Tillerman, 1970.

Joan Konkel, “Passages & Promises”, finely woven mesh and acrylic on canvas
Joan Konkel, “Passages & Promises” (détail) finely woven mesh and acrylic on canvas

Peau douce et motifs

J’ai chanté sa chanson à K., il a posé sa tête sur ma cuisse, maman tu as la peau douce, il dit distraitement ; c’est l’heure du coucher, dans la pénombre je suis assise sur le grand lit et je plie le tas de linge. Un haut rayé de K., un pyjama Star Wars de A., des chaussettes dinosaures, un pantalon pastel. La tristesse, elle remonte comme un motif, dans la pénombre, un pyjama velours, un caleçon à bande marine, un polo en maille piquée gris, en leitmotiv avec l’eau dans la pénombre, K. cherche les paires de chaussettes, c’est toi, dis-je, qui as la peau douce. Je pense : c’est bien, c’est toutes les larmes qui évacuent, tout ça passe et me traverse, les jeunes, les vieux, les pas jeunes et les pas vieux, moi j’applique les recettes et je sers de véhicule, je ne suis que les représentations et les validations, je suis ressource – mais je veux rester humaine. Je pense une nouvelle fois à ce qui s’est révélé à Chicago. Un T-shirt toucan fatigué, un caleçon à carreaux, un jeans, des chaussettes poissons. Tout est plié avec l’aide de K.

Son : Toujours Vanessa Wagner – et Wilhem Latchoumia. L’urgence et les motifs dans ce mouvement minimaliste de Philip Glass, Four Movements for Two Pianos: III., in This is America!, 2021.

Paris, octobre 2025

Vanessa Wagner

Petite obsession pour la pianiste Vanessa Wagner. Ses anciennes estampes de Debussy. Dans l’album This is America! une interprétation pour deux pianos toute en intelligence et en retenue de West Side Story. Du Ravel chatoyant pour la route, et puis l’obsession à son comble avec les études complète de Glass, son dernier album. Glass, je disais à un ami cher que ça me semblait toujours sombre, déprimant. Dans cet album pourtant, des percées de lumière, des rayons d’une solidité fluide, un jeu d’ombre et de lumières. Vanessa. Wagner. Difficile de s’appeler de façon plus romanesque ; elle aurait pu être prédestinée à de longs et laborieux drames néo-médiévaux, à des atlas elliptiques aux ruines prenant l’eau et la brume. Pas vraiment ; chez elle, c’est surtout l’éclectisme : à tout embrasser depuis Haydn à la musique électronique. Dérangée probablement, végétalienne, défenseuse des animaux – au regard bleu perçant, au visage découpé et souligné de rouge. Lorsqu’elle joue, ont perd l’éclat des yeux pour l’arabesque douce des sourcils, l’onde des cheveux… aussitôt réfutées par ses mains. Des mains, des doigts dans un battement pur, la grâce dure puisée aux éléments – et cette bague d’or au cercle inscrit de runes.

Son : Vanessa Wagner interprète Philip Glass, Etude No. 1, in The Complete Piano Etudes, 2025.

Vidéo : Sur un vieux piano à New York. Vanessa Wagner interprète Etude No. 17, in Glass: The Complete Piano Etudes, 2025

Vanessa Wagner, par Laura Bonnefous, 2025