Thankful

Le cycle débuté ici se termine.

Trois années à me déclarer dans toutes les facettes, aux autres et à moi-même. Trois années en équilibre au monde, dans cette maille de personnes chères, à me nourrir, à donner, à recevoir, à tenir et à être tenue.

Tout ce dans quoi je me suis lancée, étrangement, a réussi. J’en ai profité pour cicatriser des nœuds séculaires. J’ai trouvé ce que je cherchais.

Alors la paix. La belle, puissante, lente et vaste paix qui vient tout couvrir et découvrir à la fois. Et quand vient la paix, aussi, je redeviens mère – ce qui est une autre étrange merveille.

Son : Thomas Newman, Orchard House (Main Title) – Instrumental, in Little Women, Original Motion Picture Soundrack, 1995

Dans une ville de banlieue parisienne, novembre 2025

Nantes

Nantes : blanche et lumineuse, aux façades aux traits pas droits, construite sur pilotis
du ciel clair et la pluie, l’un puis l’autre
un café avec V., la connivence
pendant que mon éditeur court de libraire en libraire
beaucoup d’amour à la conférence-dédicaces, et des jeunes filles timides
X m’écrit : le procès, le verdict, ce que ça remue deux an après
le contrat pour le transfert des running costs qui tombe, c’est Noël
des huîtres, des huîtres
des murs bleu nuit, des draps blancs, des œufs à la coque
une petite lune toute douce qui compte quarante minutes
dans le train, j’ai ôté mes chaussures, comme d’habitude. j’avais faim

Restaurant La Cigale – déco intérieure Art Nouveau (détail), 1894

Dieu & extase

Au commencement il y a Dieu. Enfin, juste avant il y a eu Bach, mais la partita pour violon qui pleut d’on ne sait où – on finit par repérer la violoniste en robe rouge perchée sur un coin de balcon parmi les spectateurs – fait partie intégrante de Fog, la composition féérique de Dieu, aka Esa-Pekka Salonen.

Ensuite il y a Yuja Wang et Prokofiev, ou Prokofiev et Yuja Wang. Bref, au bout du premier mouvement, là où la salle d’habitude se racle la gorge, on entend en chœur un soupir libéré, le souffle retenu, on s’était collectivement arrêté de respirer.

Enfin Wagner : le Prélude et mort d’Isolde, dont on ne voit pas le bout, mais qui s’est curieusement transformé sans transition ni coupure en le Poème de l’extase de Scriabin. Ça monte, ça se suspend, ça reprend, ça explose, l’orgue s’ouvre béant et chatoyant dans le mur, il emporte le corps massif dans l’orgasme musical. Quand on sort dans la nuit, l’univers est transmuté.

Son : Alexander Scriabin, Le poème de l’extase, Op. 54, interprété par Boston Symphony Orchestra, Claudio Abbado, 2012

© Mathias Benguigui/Philharmonie de Paris

Cache-cache Maillol

En convalescence, me suis traînée à Paris pour dévorer onigiri, korokke et hijiki dans une obscure cantine japonaise, puis sur les lourdes chaises kaki, un daifuku à la crème de passion. Cache-cache langoureux entre les statues de Maillol, qui se sont mises à luire dans l’éclaircie, adoucies, allégées, gracieuses soudain. À l’entrée du jardin des Tuileries, un monsieur trempait une longue ficelle dans de l’eau savonneuse et la dépliait.

Jardin des Tuileries, novembre 2025
Maillol, Jardin des Tuileries, novembre 2025
Maillol, Jardin des Tuileries, novembre 2025

L’arche

Dans ces cas-là, est-ce que c’est plus facile d’en faire un poème ? Sei Shonagon, poétesse du 11e siècle au Japon, tenait des listes de « choses ». Là, ça serait

Choses incongrues et inhumaines (ou humaines) 

Des ânes de Gaza, expédiés en France, sauvés par des israéliens.
Par bonté d’âme.
Et des chiens aussi.

— L. et E.

Sadao Watanabe, Noah and the Ark, Stencil Print, 1979

Nostalgie de la lumière [2]

Puis je tombe sur Jean-Claude Ameisen, sa voix d’une douceur puissante, qui reprend les pierres et les bouts de chair tombés, desséchés, leur donne une unité, un sens, les rattache encore et encore au cosmos. Il entraîne dans son sillage Eluard, Kundera, Proust et Bill Clinton. Il parle de mitochondries et d’ALMA, de Pinochet et de saudade. Il déclame des articles du Monde comme il ferait d’un poème, sur fond de Sakamoto Ryuichi et de BO du film franco-chilien.

Il lit :

Le retour, en grec, se dit nostos. Algos signifie souffrance. La nostalgie est la souffrance causée par le désir inassouvi de retourner. […]

Añoranza, disent les Espagnols ; saudade, disent les Portugais. […] Les Tchèques, à côté du mot nostalgie pris du grec, ont pour cette notion leur propre substantif, stesk, et leur propre verbe ; la phrase d’amour tchèque la plus émouvante : Stýská se mi po tobě : j’ai la nostalgie de toi ; je ne peux supporter la douleur de ton absence. En espagnol, añoranza vient du verbe añorar (avoir de la nostalgie) qui vient du catalan enyorar, dérivé, lui, du mot latin ignorare (ignorer). […] La nostalgie apparaît comme la souffrance de l’ignorance. Tu es loin, et je ne sais pas ce que tu deviens. »

— Milan Kundera, L’ignorance, 2000

Son : Jean-Claude Ameisen, dans son émission sur France Inter, Sur les épaules de Darwin, Les battements du temps 7., Nostalgie de la lumière, 2011

Nostalgie de la lumière (Nostalgia de la luz), documentaire franco-chilien réalisé par Patricio Guzmán, 2010.

Nostalgie de la lumière

Boue et bouillie que j’essaie de garder sous couvercle ; je m’accroche à cette ligne verte qui me trottait dans la tête depuis un certain temps : Nostalgie de la lumière.

Dans mon semi-jetlag se mélangent des déserts, Atacama, Gobi, de la poussière du cosmos, capturée à l’antenne papillon ou recueillie dans des saladiers-oreilles gigantesques. La voix chilienne, au débit presque scolaire, déroule sa prose universelle. Le temps, le passé, le présent et la sécheresse d’être s’écoulent dans l’implacable et mystérieuse lumière, sur un sol qui abrite les morceaux d’os de disparus aimés.

Le son des pas sur le sable, c’est ça qui m’a marquée le plus, curieusement. Et toi, où es-tu ? Une demie-heure plus tard, il me répond. Je suis à Paris. Crissement, ténu, place, imagination, et l’écart entre ce que nous faisons, la rencontre. Un alignement fin des mots, quelque chose de pressenti, espéré qui délicatement se dépose. J’avais cette image dans ma tête, la caille prise dans les filets à Gaza, la poétique de la vie malgré le massacre, la nostalgie.

Alors je me suis rappelé. C’est de cette beauté, de cette oscillation assumée entre joie et désolation que je me repais. Oh l’injection d’ocytocine dans mes lobes, nourrie, soudain, une heure trente de photographie, de sons. Et le partage pour sublimer la nourriture, en quelques phrases échangées. J’avais oublié le saut au cœur quand on signifie avec effleurement et justesse j’ai ressenti la même chose que toi.

Nostalgie de la lumière (Nostalgia de la luz), documentaire franco-chilien réalisé par Patricio Guzmán, 2010.

Gobi [6]

Je me réveille d’un sommeil lourd, nous sommes déjà au-dessus de l’Allemagne ou de l’Alsace ; du ciel, je vois cette guirlande, village de lutins, de fées dans des chaumières. Je suis dans un film d’animation, Klaus, Polar Express.

Dans la couche fine de mes paupières scintille la guirlande de mes seize ans. Au décollage de Londres, l’excursion à Cambridge, ce jour de décembre 1998 où ma vie a changé. Non ! où j’ai changé ma vie.

En ce moment tout est complexe, et je ne me jette pas à corps perdu dans de la célébration folle, même si je le pourrais – c’est ça peut-être la maturité ? Tout est d’une richesse heureuse, tout réussit, je sais pourtant d’où chaque élément provient, il n’y a pas une once d’impostrice dans ce que j’empoigne aujourd’hui. Je sais la joie dans laquelle j’ai construit, mais je sais aussi à quel point j’en ai chié et je peux compter à la jointure de mes neurones les cicatrices du vécu.

Alors je les touche une à une, et les larmes surgissent à chaque toucher, le souvenir des difficultés, des violences, le souvenir des émotions réelles derrière les histoires plaquées, réécrites ici dans une procédure d’auto-persuasion mythomane, ces souvenirs que j’accueille un à un et que j’embrasse, parce que ce sont eux qui m’ont faite, qui me tiennent aujourd’hui debout, à cette place qui m’est si chère.

Je brasse, sable, cailloux, grands ciels aux tons blancs, je brasse des dunes de colère et de réalisations, de tristesse et de compréhension. Je brasse jusqu’à ce qu’il ne reste plus que cette grande gratitude.

La gratitude à être et à avoir été. Et à tous ceux qui ont été merveilleux, ceux qui ont fait ce qu’ils ont pu, qui m’ont laissée intacte dans ce que je suis. Gratitude d’avoir su rester intacte.

Il y a encore tant à faire, que je souhaite faire. J’ai toutes les clés en mains maintenant, pour faire. Quelle chance inouïe.

Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !

— Paul Valéry, 1920

Son : Antonín Dvořák, The Water Goblin, Op. 107, B. 195: I. Allegro vivo, interprété par le Berliner Philharmoniker, dir. Sir Simon Rattle.

Au-dessus de l’Allemagne ou de l’Alsace, oct. 2025

Gobi [5.5]

Ma peau, mes cheveux, depuis les résultats de l’ERC, étrangement, ont repris du lustre, se sont apaisés.
Et là dans le désert j’ai la peau qui brûle et pèle, les cheveux qui graissent sur la fin du séjour.

On prend une longue douche chaude en rentrant à Dunhuang. Entre les cascades d’eau, je lis l’étiquette sur le mur de pierre noire : « Do not slip on the ploor. » Je me dis : ce moment, c’est la définition du bonheur.

Mais avant :

Pf conduit trop vite sur la piste. F. lui communique timidement son anxiété, que nous ferions mieux d’arriver dans le noir, mais vivants. Il ralentit, reconnaissant et soulagé lui-même.

V. : on disserte sur la marche à pied et la vaisselle qui font le même effet au cerveau, enclenchent un état de réflexion différent, où les problèmes de physique prennent une autre dimension, où l’analyse de soi prend une autre puissance. Puis on parle café, il me dit qu’il y a un côté rituel à le préparer avec sa machine, tasser son grain fraîchement moulu, son filtre, sa buse avec du lait d’avoine. « Le soir, j’ai presque hâte de me lever le matin pour pouvoir préparer mon café. » Émue par ces mots – je l’imagine zyeuter sa cafetière et lui souhaiter silencieusement bonne nuit, avant de retirer ses lunettes et d’éteindre.

Nous sommes dans la pénombre, avons déjà rejoint l’autoroute, qui passe dans une brume poussiéreuse, par dessus des lacs saisonniers asséchés, croûtés de sel, qui font des taches blanches dans la nuit tombée.

Après la douche :

L’air est froid, sec, sent le charbon de bois. Ty nous emmène en sous-sol, dans une salle bleue avec des écrans. On pensait dîner, mais c’est un karaoke. À minuit, on mange d’excellentes grillades du désert et des soupes rouges locales, en buvant des bières et en aboyant My Heart Will Go On avec O. dans le même micro. Les collègues chinois nous font la panoplie de leurs tubes mélo. O. fume une série de cigarettes fournies par Ty, puis revient s’installer tout contre moi, cuisse contre cuisse, épaule contre épaule. Mes cheveux fraîchement lavés sentent affreusement la clope, comme lui. Je pourrais malgré tout m’endormir contre lui, heureuse de fatigue et réciproquement. Il me regarde, je lui souris, ça braille de la soupe, je ne sais plus dans quel ordre et qui prononce ces répliques, et ça n’a aucune importance :

« J’adore cette collaboration. 
— C’est nous deux, ça. »

Son : Céline Dion, My Heart Will Go On, 1997

Monastère pendant l’occupation tibétaine de Dunhuang, 9e siècle, BnF, département des Manuscrits, Pelliot Tibétain 993

Gobi [5]

Départ à 8h et 30 antennes aux confins de notre site.
Le protocole est rodé, F. vérifie le numéro du détecteur, je le marque sur ma feuille. Puis j’attrape le RTK, aimante l’instrument au mât, grimpe à l’escabeau, installe le clip sud, le clip nord, vérifie que tout est vissé. F. fait l’acquisition. Je débranche S, mets N sur le bras W, redescends, F. change la position de l’échelle, je grimpe, clipse S, F. fait l’acquisition. Je déclipse tout, enlève le boîtier aimanté du mât, le descends à F. qui récupère l’ensemble, me le tend dès que j’ai posé pied à terre et je l’embarque sur mon siège pendant que F. met l’escabeau dans le pick-up. Je pointe l’unité suivante sur la carte de son téléphone, la route à prendre, nous cherchons les traces de roues dans le désert pour éviter d’abîmer le sol de traînées sauvages. Allons d’antenne en antenne. 63 fois au total.

J’ai embrassé chaque antenne, me suis littéralement appuyée sur elles, accrochée à leur mat, parfois l’antenne wifi me rentrant dans le ventre. Chacune, et je suis allée jusqu’au bout du Domaine,
le désert est à la fois uniforme et changeant, la chaîne de Xiaodushan se rapproche, s’éloigne,
les sols
les rivières taries
la densité et la couleurs des pierres
tout est subtilement changeant, et on ne peut en faire l’expérience qu’en ayant quelque chose à y faire, quelque chose de plus que la visite par contemplation
être invitée dans ce désert – il faut l’être par nécessité. Notre mission, cela rend les choses si différentes.
Voir, vivre chaque antenne et le déploiement des kilomètres ; mon expérience, je l’ai vue perchée de là haut 63 fois x 2 (il fallait monter deux fois sur l’escabeau par antenne), et c’était important pour en appréhender l’essence, la dimension.

Il était 13h quand j’ai appelé dans le talkie :
« E. pour O., E. pour O. Tu me reçois ?
— C’est V. pour E. O. est parti à l’ancienne DAQ Room. Tout va bien ?
— Oui ! Il nous en reste juste une à faire et on a fini !
— Génial, félicitations ! Vous voulez manger d’abord ou terminer ?
— On va terminer. Tu veux venir avec nous ? On va passer devant la Central Station. »

On voit V. de loin nous faire de grands signes, alors qu’on arrive en soulevant la poussière. Comme il se glisse sur le siège arrière, Pf accourt aussi : « Je peux me joindre à vous ? Je veux voir comment vous faites ! » C’est un peu comme une récréation, nous partons en bande joyeuse, chercher la fameuse antenne 14 que nous avions laissée de côté la veille, car elle portait encore sa jupe, et il l’a déshabillée ce matin.

Je laisse V. installer la fin des clips, pour le fun. Puis quand la dernière acquisition est faite, tout démonté, nous la topons avec F., avec Pf, avec V – qui va arroser ça à sa façon, dans le sable, dos à nous, vers le soleil.

Je déclare plus tard à O. que sur le futur projet H. en Argentine, celui qu’on fera avec l’ERC, je veux connaître d’entrée chacune de mes stations et antennes par cœur. Je ne veux pas être une simple théoricienne comme écrit dans la proposal pour les besoins de synergie, je veux être fondamentalement une expérimentatrice – en plus du reste

Nous remballons nos affaires, passons un coup de balai, de lingettes sur les tables déjà pleines de sable. Je glisse à O. :
« Toi t’es trop fort. Tu viens sur le site et quand tu pars, y’a tout qui marche. C’est ça, le talent.
— Ouais, je trouve qu’on le dit jamais assez. Nan mais toi, tu donnes de ta personne. T’es sur le départ à 8h en disant : je reviendrai à 14h, pour être sûre de mesurer toutes les antennes. T’en veux, quoi. »
Il me demande aussi, sourire en coin :
« T’es contente d’être venue ? C’est qui qui a insisté pour que tu viennes ? »
Je reconnais volontiers que c’est lui, et le remercie, on s’étreint et il rajoute : « Bah, en fait je sais que j’ai pas eu besoin de beaucoup insister, hein… » puis « C’est aussi une question de présence, pour bien montrer aux collègues chinois qu’on est là, dans ce moment de transition, qu’on ne se désintéresse pas de l’expérience, je pense que ça compte beaucoup. » Il sait que j’étais aussi arrivée à cette conclusion, il sait que nous nous comprenons, je sais qu’il sait. Je l’interroge :
« T’es au courant qu’on a eu l’ERC ou pas ?
— Nan, c’est vrai ? T’as vu ça où ? »

Son : un peu de pipa (luth local) avec Wu Man, 山居秋暝 [Shanjuqiuming, Autumn Evening in the Mountains], in Music from the Dunhuang Caves, 2024

Xiaodushan, oct. 2025