Bruxelles corporelle

Bruxelles comme une parenthèse corporelle : mon corps se lève à l’aube, prend l’un des premiers Eurostars avec la nausée, les métros, Arts-Loi, Pétillon… prend une dizaine de cafés avec une dizaine de collègues dont mes oreilles et ma bouche prennent les nouvelles mensuelles dans un chaleureux rituel.

Dans son bureau tout décoré pour Noël et des photos de ses trois fils, S. me confie les problèmes sérieux sur leur expérience radio au Groenland ; je tais mon étonnement et mon émoi en constatant que nous les avons rattrapés avec nos détecteurs dans le Gobi. [Ce temps me paraît inconcevable et pourtant c’était presque hier, où nous piaffions d’impatience avec nos antennes dans un garage pendant que covid continuait ses affres.]

S. me parle de son rythme de vie, de ses enfants, me montre des films d’éclairs en trois dimensions et des profils longitudinaux de gerbes avec deux bosses, comme les chameaux.

I. me fait monter à son appartement art déco, me présente toutes les peintures de sa mère, son chien qui boîte, et quand je repère une photo dans son village natal, elle dit en souriant : « C’est bizarre de me dire que je suis la seule encore en vie. De ma famille, il ne me reste plus qu’un cousin, j’ai enterré mon oncle cet été. C’est pour ça, aussi, tu sais, que souvent je suis à cran. »

J. est de retour à Bruxelles pour quelques jours. Il est parti à Amsterdam pour prendre un poste très important. Il m’emmène dans une brasserie de luxe bruxelloise. Les cinq services arrivent accompagnés de bières que J. explique avec le lexique de l’émerveillement. J. : bon vivant, généreux, directeur de son institut à 32 ans, d’une pertinence et d’une patience remarquables, il a toujours soutenu mon projet, continue à faire de la science avec son armée de doctorants, à être présent pour chacun, et à prendre cette longue soirée pour dîner, écouter, partager son expérience.

Dans mon hôtel au style industriel assumé mais un peu trop froid, je corrige les slides de mon doctorant et ses figures. Toute la journée j’ai échangé avec lui dès que j’avais quelques minutes – il a une belle résistance à la pression des résultats à sortir. Au matin, j’ai 4h de sommeil dans le corps et mon train une demie heure de retard ; je me console avec une gaufre. Pendant que l’Eurostar avale les kilomètres par centaines, nous échangeons encore, je corrige, il implémente, il corrige, je commente. Sa présentation est à 15h.

À 11h, j’arrive dans ma rue, en chattant avec mon doctorant sur mon téléphone. J’ai trois réunions devant moi, une soirée team building, et des semaines chargées qui se suivent dont je ne comprends plus les imbrications.

Et d’un coup, j’éteins tout, j’annule tout. Je dis à mon doctorant que c’est très bien et de se débrouiller pour le reste. J’écris à O. que c’est chaud désolée.

Je ne sais pas où j’ai posé mon corps, mon cerveau, mes yeux, mes oreilles, les bouts de science et de vie que j’ai avalé en boulimique. À première vue, je crois que tout s’est translaté d’une seule pièce.

Par contre, mon sac est resté dans l’Eurostar.

Dernière silhouette de mon sac avant sa disparition dans le Domaine des sacs oubliés par Electre, Bruxelles, nov. 2024

D’où Sylvia Plath a-t-elle surgi ? Mystère des méandres cérébraux
Le pattern. Être si prévisible
À chercher l’extrémité et les intensités brèves
Boulimique : me gaver, vomir, me rincer dans des verres de vinaigre de cidre
non pasteurisé au dépôt de mère
en boire des goulées et des piments mexicains séchés au parfum fumé
créer par hasard une recette de mole
un tiramisu aux framboises
Pointiller l’escalier qui mène à la buanderie
de taches d’or, au pinceau fin
et les joints tout autour de l’évier, lisse et moulé sous l’index mouillé – j’adore
Ce matin, ai regardé trois heures des reels d’Emma Watson
et de Jennifer Lawrence pour me laver le cerveau
Je ne sais pas si ça m’a sauvée du burn-out
tapi (le burn-out, mais moi aussi dans la couette)
Boire du café, ne pas dormir, zoner, manger vomir,
me jeter dans Sylvia Plath et la bouffer par morceaux
Je suis seule ici, je peux tout dire, tout écrire et on ne saura pas
Lundi, robe, bottes noires et silhouette propre : je discuterai agenda 2025 de la direction, budget, RH. Peut-être que J. aura regardé le nouveau set de données arrivé du désert, et qu’on parlera polarisation. On croira tout sous contrôle et lisse.
Sans-sure
Sans censure
Sang-sueur et sangsue ; il est pourtant vrai qu’on n’écrit pas pareil dans cette liberté

Curieux, le froid qui s’engouffre à l’aube des fêtes, à l’aube de l’hiver, à l’aube de la sortie de mon livre.

La dernière entrevue avec mon attachée de presse et mon éditeur m’a rappelé que les genres ne se mélangent pas, que j’ai écrit un livre de science et que le style, la narration importent peu. Ce qui importe, c’est tout ce qui est artificiel pour moi : le bling bling de l’univers violent. J’ai accepté ce pitch-là et je le vends, je l’ai joué, je le jouerai et le vendrai dans les entretiens.

Dans les entretiens, je serai astrophysicienne. Celle imaginée par le public.

Mais ce n’est pas cela que je veux être.

Ce n’est pas cela que je veux être, et ce n’est pas non plus directrice de mon laboratoire que je veux être. Un chercheur au café, me glissait « Tu l’as voulu. » puis voyant ma moue, a corrigé « Tu as consenti en tous cas. » Oui. J’ai consenti.

J’ai consenti et c’est trop tard, mais ai-je encore une fois été faible ou me suis-je cru surpuissante ? Les deux probablement.

Le froid, cette impression que je vais encore une fois traverser un désert. Désert de glace, désert d’écriture, car si je ne suis pas lue, à quoi bon écrire, et puis de toute façon, à quoi bon écrire car comme disait Sylvia : Can I write?

Can I write? Will I write if I practice enough? How much should I sacrifice to writing anyway, before I find out if I’m any good? Above all, CAN A SELFISH, EGOCENTRIC, JEALOUS, AND UNIMAGINATIVE FEMALE WRITE A DAMN THING WORTHWHILE? Should I sublimate (my how we throw words around!) my selfishness in serving other people- through social or other such work? Would I then become more sensitive to other people and their problems? Would I be able to write honestly? Then of other beings besides a tall, introspective adolescent girl? I must be in contact with a wide variety of lives if I am not to become submerged in the routine of my own economic strata and class.

— Sylvia Plath, The Unabridged Journals of Sylvia Plath, orig. published 1982

Tout est dit, pardon, tout est écrit ; comme toujours avec Sylvia.

Alors, cette mauvaise écriture, y a-t-il seulement un sens à essayer de l’entretenir ? À ne pas être lue mais à cracher ici pour continuer à étaler ma bave de mots dans des filaments visqueux ? Trop lyrique, précieuse, baroque, lorsque le partage n’existe plus, lorsque je suis seule à causer, est-ce qu’un jour j’écrirai ce livre qui sera publié et surtout lu, ce livre qui n’est pas juste un instrument de science ? Est-ce que j’ai une quelconque poésie en moi qui va au-delà du narcissisme, est-ce que ça résonne ailleurs ? Est-ce que comme toujours, je ne suis que montée sur mes grands chevaux, avec mes grands mots et mon mélo, à croire que j’habille des clichés avec une quelconque touche d’originalité ?

Chère Sylvia, je ne sais pas si j’aurai le courage ni la force d’être tout ce à quoi j’ai consenti et ce qui est attendu de moi. Et au milieu de tout cela, de réussir à être ce que moi, je souhaite, ce que je désire être, et qui ne bénéficie à personne. À personne d’autre qu’à moi-même.

Chère Sylvia. Si tout est raté, il y a toujours ça : les serviettes, le calfeutrage tout autour de la porte, le four comme ami, et pop. Ce moment où la pensée rencontre le geste. Si tout est raté, ma chère, la bipolarité nous sauvera de tout.

Son : Alex Baranowski, Jess Gillam, Jess Gillam Ensemble, Reflections, 2023

Cyrano

Toujours cette diction étrange, une rythmique qui me semble inappropriée au bout des vers, probablement un parler jeune que je ne saisis pas. De même l’articulation me semble hasardeuse, et heureusement que je connais le texte quasiment par cœur pour le deviner et l’apprécier (mais ce n’est pas le cas de mes enfants).

Mais quel texte, vraiment, qui brasse à grandes goulées les émotions, tout ce que Hollywood a repris, les ingrédients sont déjà là. Et le jeu, la mise en scène dans une modernité discrète. Les chants gascons épurent les lignes. Ne restent que les tripes, la salle Richelieu suspendue. Je suis aveugle d’un œil et totalement floue des deux, prête aux picotement des eaux, aux sanglots des veines.

Cyrano de Bergerac (Acte III). Le baiser de Roxane la scène du balcon. Illustration anonyme de 1898 pour la pièce d’Edmond Rostand, avec Coquelin dans le rôle titre. Coll. Jonas/Kharbine-Tapabor

Menino

Yo-Yo Ma et Kathy Stott.
Menino de Sergio Assad dans son arrangement violoncelle – piano
et le Cantique de Nadia Boulanger
Il dit en français [Yo-Yo Ma est né à Paris et y a vécu jusqu’à ses sept ans] : je dédie ce concert à la collaboration, et à la musique qui se construit sur les épaules des géants, la passation… Ils jouent Fauré, qui a enseigné à Nadia Boulanger, qui a enseigné à Kathy Stott.

C’est leur dernier concert ensemble, et ils ont choisi avec soin, dit-il, des morceaux qui évoquaient des moments forts.

Menino, délicat ciselage de nostalgie et de folklore ; Sergio, je l’imagine les yeux clos devant le lac Michigan à perte de vue, assis, vide, sur sa chaise. Puis le moment où, une guitare entre les bras, dans cette posture courbe et tendre, il se mue en musique.

Je transmets le message de Yo-Yo Ma à Andromeda, qui me répond Wow, Sergio est très touché.

Et ainsi, depuis ma place au 2ème balcon, à côté de l’oreille toujours appréciative de A., ce bout de fil insolite tendu de la Philharmonie de Paris à l’autre bout du monde, d’auditrice et interprète au compositeur ; de création à envolées et réception.

Sons : Sergio Assad, Yo-Yo Ma, Menino, in Obrigado Brazil, 2003
Nadia Boulanger, Yo-Yo Ma, Kathryn Stott, Cantique, in Merci, 2024

Sergio Assad, Yo-Yo Ma, Kathryn Stott & friends

ERC Synergy – le roman fleuve [final]

Dernier jour. L’heure limite est à 17h.

8:00-12:00 J’ai soumis une trentaine de fois les documents, avec de micro-changements. Ce n’est pas du tout stressant comme processus et comme responsabilité.

12:00 : Bref appel visio avec J., mon collègue de Santiago de Compostela, qui me dit de belles choses.

13:00 : Je décrète que c’est fini. Je ferme mon ordinateur et j’entraîne les enfants dans Paris.

14:00 : Je change ma liasse de Yuans, dépose la somme à la banque, puis avisant les Éditeurs, juste à côté, nous nous y installons, parmi les livres et les tatakis de thon.

15:20 : En fin de repas, je zyeute le fil ERC et lis un message de S. : « La figure 4 dépasse de nouveau dans les 2 cm de marge. » C’était il y a 40 minutes. J. et O. ont déjà répondu que ce n’est probablement pas très grave, laissons comme ça. Mais quelle naïveté de ma part, je suis dans Paris, je n’ai pas mon ordinateur. Et c’est moi qui ai bougé cette figure ce matin, car S., en voulant la remettre dans les clous, avait effacé une ligne de texte.

15:25 : Je dis aux enfants : je suis désolée pour notre programme, mais il faut qu’on rentre. Ils me regardent déçus, alors je leur explique : voilà, ça fait un an qu’on travaille pour une sorte de concours avec S., O. et J. C’est pour ce travail qu’on est partis en famille en Pennsylvanie. Ça fait un mois qu’on ne dort pas pour écrire ce truc. Et là, vous voyez cette petite ligne qui dépasse ? Eh ben ça peut nous faire perdre le concours. L’heure limite, c’est dans 1h30.

15:27 : K. et A. enfilent leurs manteaux et fermement : Ok, on rentre.
Alors, on saute dans le métro. K. me dit : Oh là là, c’est stressant !
Et puis soudain, j’ai cette pensée : mais si je cafouillais à la dernière minute ? Si j’enlevais le fichier déjà soumis, mais que le site ralentissait et que je ne pouvais plus charger le nouveau ? Je m’en ouvre aux enfants : c’est trop dangereux, ça peut être pire. Ils opinent. On descend du métro à la station suivante. K. demande : « Mais tu es sûre maman ? » Et A. de répondre : « Mais oui, imagine qu’elle ne puisse plus rien soumettre du tout ! Une année de travail ! »

J’écris à O., j’écris à J. : que faire ? le mieux est l’ennemi du bien à ce stade, non ? J’ai peur de tout faire exploser si je touche à la soumission.
O. répond : mais oui c’est bien comme ça, moi je vois même pas où ça dépasse.
J. répond : Yes, let’s leave it like this. Too close to the deadline.

Je clos tant bien que mal le chapitre dans ma tête [mais j’en rêverai la nuit, de cette demie-ligne qui dépasse sous une figure… et que notre dossier est rejeté à cause de ça.]

16:00 : En longeant la Tour Saint Jacques, A. me demande de quoi il s’agit. J’avise la plaque, et lis : « De cet endroit […] partirent depuis le Xe siècle des millions de pèlerins vers […] Saint Jacques de Compostelle. » Je prends mes enfants en photo devant la plaque et les envoie sur le fil : « I had never realized that this is the way to J.! I think it’s a good sign. »

16:37 : J. écrit : « 23 minutes before the portal closes. I think I’ve heard this before in a scifi movie. »

Mais je ne vois son message que plus tard. J’étais entrée pour la première fois dans la Galerie d’art Mizen, où s’expose Gesine Arps, et le galeriste italien nous racontait l’artiste, les tableaux et son fils. Plus tard, je m’achetais des chaussures, pendant que les garçons patientaient avec leurs livres. Puis dans le rayon papeterie du BHV, ils ont raflé tous les stylos legami possibles, et surtout les collectors de Noël. Et des pinceaux en crin de cheval pour K. et de la gouache extra-fine. Des beignets fourrés à la crème pâtissière pistache.

18:10 : Il y a beaucoup de cœurs quand je rouvre le fil ERC, dans le RER bondé. J’avais écrit : « Au moins une petite chose bien se sera passé sur Terre aujourd’hui. » Parce que le réveil était difficile et toujours aussi incompréhensible. Mon attaché scientifique à l’ambassade de France à Washington, m’écrit : « Félicitations pour ta nomination aux J.O. » et j’en profite pour lui demander comment ils encaissent, eux, leur nouvelle plus préoccupante.

18:30 : Nous croisons ma doctorante M. dans les rues de ma ville de banlieue. Elle a une banane et des petits pois. J’ai deux paires de bottes, plein de livres et de legami. J’ai trois collègues avec qui on a monté et soumis un très beau projet. J’ai deux enfants qui ont fait partie du roman.

Son : Marie Awadis, Étude No. 1: Playing Games, in Études Mélodiques, 2024.

Quelques couleurs croisées sur le chemin vers le final du roman fleuve Synergy.

Gesine Arps, Città al colore del sole, 2024
Saint Germain des Prés, nov. 2024
Celle-ci, repérée à quelques mètres de mon laboratoire le lendemain de la soumission. Un chemin direct mène de mon institut à celui de J. Comme la vie est pleine de signes quand on en a envie.

ERC Synergy – le roman fleuve [convergences]

Ou lorsqu’un projet colle à votre cerveau et devient un mode de vie inéluctable. Le roman fleuve, j’avais commencé à en faire la dégoulinade ici.

Au retour, après mes 6h de transit à Prague, je sors du RER dans ma ville de banlieue. Il est 16h et je dis à P. que je vais me mettre dans mon café hipster à côté de la gare, parce que si je rentre, je vais m’effondrer, et je ne peux pas me le permettre. J’ai 40h de voyage dans le corps, mais un grand latte me donne assez d’énergie pour faire le point au téléphone avec l’administratrice qui gère le dossier, parler relativement calmement avec elle des derniers mouvements de budget, de ne pas criser quand J. d’un coup se rend compte que ses doctorants vont lui coûter 80,000 euros de plus et que nous dépassons la limite… D’écrire tout ce qui manque et couper le texte de O. trop long, à grands coups de ChatGPT.

Je rentre chez moi en disant que je vais m’arrêter mais je m’arrête à peine. O. m’envoie des fichiers depuis le métro, il vient d’atterrir de Pékin avec un trajet encore plus long que le mien.

Mais en soirée, les dernières lettres manquantes sont là, dont celle du gouverneur de la province de San Juan, Argentine.
J’envoie des émoticons débordants à mes collègues argentins ; ils me les retournent.
Le budget est bouclé.
Tout est bon. Il ne reste plus qu’à fignoler.

J’ai tout relu. J’écris aux trois autres : « It’s really good, no? » et S. répond, une heure plus tard, « I’ve gone through everything and made some small edits. I agree, Electre. It’s really good. »

San Juan vue du ciel, avril 2022

ERC Synergy – le roman fleuve [filigranes]

Ou lorsqu’un projet colle à votre cerveau et devient un mode de vie. Le roman fleuve, j’avais commencé à en faire la dégoulinade ici [légèrement édité depuis].

Mes billets précédents en donnent la ponctuation, la présence implacable de ce projet à chaque réveil, chaque heure manquée au sommeil, et sur lequel le soleil ne se couche plus [sic O.].

Dimanche 20 novembre : au fond d’une église dans le 13ème, je suis venue écouter mon amie contrebassiste, et je découvre Norfolk Rhapsody de Vaughan Williams, que depuis j’écoute en boucle, jusque dans les grottes de Mogao. Le son, curieusement, me semble coller à cette Chine de la route de la soie, quelque chose d’exotique et d’immense. Peut-être à voir avec le vent et l’horizon. Eau ou sable. J’ai la tête pleine de proposal ERC, mais l’orchestre est assez bon pour me permettre cette parenthèse. À l’entracte, je dégaine malgré tout mon ordinateur et termine une figure que j’insère dans le document, à temps pour écouter la suite (Karelia de Sibelius, encore une découverte).

Son : Ralph Vaughan Williams, Bryden Thomson, London Philharmonic Orchestra, Norfolk Rhapsody No. 1, 1906 (En fait l’ignoble souffrance de l’apprenti du capitaine… mais je préfère mon interprétation.)

Bruyère dans mon jardin, oct. 2024

Mogao

Et finalement je vois les grottes de Mogao. Un peu trop rapidement à cause de l’imminence de mon vol, mais dans les conditions idéales d’un site quasi vide, en basse saison.

Grotte 17, cette salle minuscule cachée dans le mur d’une grande chapelle, c’est là que les manuscrits de Dunhuang ont été trouvés, dont la première carte céleste connue de l’Humanité. Une salle l’air de rien, peinte de verdure, la statue de l’érudit assis au centre, une sorte de brique poreuse tapissant le sol. C’est là que Paul Pelliot et Aurel Stein se sont assis avec leurs bougies en 1907 pour faire leur sélection de rouleaux à acheter (à prix ridicule).

Je n’arrive pas à comprendre, l’émotion et le silence qui s’entre-choquent dans ma tête, là où bruissent trop de dates limites et de tâches urgentes, et le manque de sommeil.

Je circule en électron libre parmi les bouddhas gigantesques et millénaires, la profusion de couleurs dans des centaines de salles obscures – je peine à saisir la démence et le trésor. Il me semble que c’est incongru, ces trous dans les falaises (horriblement défigurés pour les touristes d’ailleurs) peints et sculptés sur des centaines de mètres au milieu du désert. Dehors, le silence et le jaune métallique des feuilles sur la rivière, l’implacable bleu pâlissant des déserts et le sec du sable dans l’air.

Je m’assoupis dans la navette qui me ramène au centre, dans les dix minutes de taxi jusqu’à l’aéroport, les vertiges s’accumulent dans les vertiges, de temps, d’espaces et de cultures. À Xi’an, je remercie Pf, qui me tend un gros paquet de billets chinois – le remboursement de mon vol.

Je cherche un café, je m’arrête au Duty Free humer un parfum, et je ne perds pas plus de temps, parce qu’il faut encore de nombreux items à compléter pour soumettre notre ERC – et construire la suite du détecteur, à la chasse aux messagers du ciel violent de Dunhuang.

Grottes de Mogao, nov. 2024
Grotte de Mogao, cave 17, nov. 2024

Mission sur le terrain [4]

Les derniers événements sur le terrain nous empêchent de rentrer samedi après-midi comme prévu. Nous ravalons tous notre frustration, et heureusement le luxe d’une douche chaude, ce filet d’eau précieuse qui s’échappe du ballon et dessable ma peau, mes cheveux ; et le fumet du hotpot pour notre dernier festin, tout cela nous apaise. Sous les néons, nous faisons l’inventaire des antennes et des bullet WiFi, et Pf inscrit les chiffres sur une feuille de papier, en chinois et en anglais. Il me dit : « Alors pas de Mogao Grottoes pour toi cette fois-ci ? Mais je suis sûre qu’il y aura d’autres occasions. » Nous travaillons sur les données coïncidentes et sur l’ERC jusqu’au petit matin, O. a ce bon mot : « It was a good thing we came to the field: with S. in the US and J. in Europe, the sun never sets on this proposal. » Je dors quelques heures. Juste avant le dîner, j’ai remercié Ty, le staff local, j’ai pu le payer d’une rallonge supplémentaire, on s’est serré la main très fort, et je lui ai dit toutes les choses élogieuses que Pf a traduites – il faut vraiment que je travaille le chinois. J’ai expliqué pour les ordures à rapporter à la ville et non brûler. Je sais son rôle crucial, sa connaissance de ce que nous faisons logistiquement, ses connexions dans la région, ses capacités d’action. Peut-être que je suis venue ici pour ces quelques minutes à jouer la porte-parole internationale ; pour ce moment dans les buissons à ramasser tous ensemble le plastique, parce que je refuse que ce que j’ai imaginé il y a dix ans avec O. aujourd’hui se traduise dans de la crasse volant au vent ; pour ce moment où j’ai dit au jeune B. paniqué d’une foule de messages dont il se croyait la cible : continue ton travail, c’est super ce que tu fais, toute la collaboration t’est reconnaissante, et de traduire derrière en off à certains collègues la situation épineuse. Je suis venue pour tout ça, pour savoir ce que ça veut dire quand les données arrivent dans le centre de données de Lyon, pour savoir décrire l’émulsion de la science qui prend sur les croûtes de sable.

Quand nous rentrons le lendemain à l’aube, le dernier lever de soleil dans l’air glacé et l’immensité plane. Nous traversons les petites montagnes colorées, et les chèvres-antilopes nous observent fixement avant de détaler en bondissant avec leurs fesses blanches.

Dernier lever du jour à Xiaodushan, nov. 2024
Sur la route du retour de Xiaodushan, nov. 2024