Lobster head

Ma sœur m’appelle de Tunis où elle est expatriée. Son excursion dans le désert, les enfants qu’elle a inscrits aux ateliers de mosaïques pendant les vacances, ses copines expats et leurs propre marmaille… Il y a toujours des prénoms nouveaux que je fais semblant de retenir [moi et ma mémoire pourrie]. Et toujours des neuro-atypicités à analyser et discuter – ce soir, autour d’une composition de paysage fleuri, à base de mosaïques.

« Bon voilà, termine-t-elle, pendant que toi tu discours au Sénat, moi j’emmène mes mômes à l’atelier de mosaïques. »
On rit ; sa phrase me fait furtivement penser à des lobsters en papier mâchés, et c’est elle qui continue :
« C’est comme dans Love Actually, tu sais, Emma Thompson et son frère Hugh Grant qui est Premier Ministre. »

The trouble with being the Prime Minister’s sister is, it does put your life into rather harsh perspective. What did my brother do today? He stood up and fought for his country. And what did I do? I made a papier maché lobster head.

— Emma Thompson, en Karen, in Love Actually, dir. Richard Curtis, 2003

Emma Thompson et Alan Rickman, in Love Actually, dir. Richard Curtis, 2003

Il y a heureusement quelques ordres de grandeur dans les niveaux d’importance et le parallèle est ridiculement disproportionné. Mais la communion de pensées quand on a grandi ensemble, qu’on se comprend, s’émeut et s’analyse avec les méthodes scientifiques et humaines les plus performantes du monde, et qu’on se retrouve même autour de têtes de homard en papier mâché par delà la Méditerranée, c’est ça, être sœurs.

Au bureau (mais pas trop), dans le Périgord noir

S. m’appelle alors que je suis dans une conserverie, à choisir des anchauds et des cous de canard farcis. Elle me parle AGDG, CDD plateforme et tickets LSST, dans sa diction puissante et italienne, je suis bien trop curieuse pour lui avouer que je suis en vacances, je prends l’appel, dégaine mon ordinateur et note tout ce qu’elle me transmet. Sur son conseil, j’appelle dans la foulée M., son chef.

Le soir bleuté s’installe sur le Périgord noir, P. conduit sur les petites routes surplombant la Dordogne, K. écoute une histoire dans son casque ; sur le siège passager, j’ai mon téléphone coincé dans l’épaule gauche, mon macbook sur les genoux, et la chienne de M. aboie dans le fond. Il me dit qu’il faudra qu’il aille la nourrir, demande avec douceur comment se passe ma direction, confirme les efforts (inespérés) qu’il fera pour notre laboratoire, et entend pour la première fois les besoins financiers, propose des solutions qui prennent leur place exacte.

Tout se passe très bien, dis-je avec sincérité à propos de la direction – et tant que je me sens soutenue par le haut, je gérerai sans problème l’intérieur. Quelques échanges de fleurs de part et d’autres, il me remercie à nouveau pour mon livre. Puis cet inattendu : « Ah, et bravo pour ton portrait dans [quotidien connu]. C’était super, et on était tous très fiers pour le CNRS. » Je réponds – que répondre d’autre ? – : merci, ma maison d’édition fait un super boulot, et si ça peut servir, tant mieux.

Ensuite, K. m’aide à préparer un lit de mâche pour le caillé de chèvre pris à la ferme, je bats une vinaigrette à la ciboulette et moutarde violette, dépose des cerneaux de noix, des grattons de canards, et nous tartinons de belles tranches de pain avec du foie gras. Sous la douche, j’écoute la table ronde du Sénat sur les Femmes & la Science de la semaine dernière. Plus tôt dans l’après-midi, le naufrage annoncé de J. m’avait passablement inquiétée, alors j’avais appelé Da., depuis les routes périgourdines à ses vieilles pierres aixoises, pour savoir si sa semaine était assez peu chargée pour qu’il l’aide à avancer. Notre échange téléphonique, puis les bouts de messages à forces émoticons a la simplicité des esprits connectés.

C’est drôle, la vie, j’écris à mon équipe de direction, en en-tête du bref compte-rendu que j’ai griffonné de mes appels. Je profite de tout, des bisons au manganèse dans l’émotion fêlée de larmes, de déjeuner sur la Vézère dans le froid et la tranquillité, de la petite main de K. qui m’entraîne dans les colimaçons du château de Beynac, des ruelles médiévales en morte saison, de nous dire avec P. notre sérénité. Et de la multitude d’interactions pertinentes dans lesquelles j’ai la chance de construire, pierre par pierre, ensemble, les châteaux de demain.

Son : Cette belle chanson, écrite par Jérôme Attal pour Michel Delpech : Des compagnons, interprété par Michel Delpech, in Sexa, 2009. Je me rappelle avoir lu dans les savoureux #writerslife de Jérôme Attal que Michel Delpech l’avait pris dans le contexte des compagnons de guerre, alors que ce n’était pas son intention, mais qu’il n’avait pas osé le détromper. Le billet a disparu, dans un vieux carnet sans doute.

19-10-1957 – Beynac et Cazenac, Dordogne, 1957

Est-ce que je sais, moi, quand je joue ?

Ce qui devait arriver arriva. À force de jouer à l’astrophysicienne, à la femme chercheuse, à la directrice, à la porte-parole du projet international G, à l’autrice… , sur les ondes et devant des journalistes. Ce jeu que je jouais contrainte et forcée, parce que mon attachée de presse m’avait déniché toutes ces belles plateformes, et que mon éditeur me disait de ses yeux bleus : « c’est un peu ton job », ce jeu-là. Jeu qui me désolait il y a encore trois mois, dans le travestissement que cela impliquait.

Jouer ! Est-ce que je sais, moi, quand je joue ? Est-ce qu’il y a un moment où je cesse de jouer ? Regardez-moi : est-ce que je hais les femmes ou est-ce que je joue à les haïr ?

— Alexandre Dumas, adaptation de Jean-Paul Sartre, Kean, 1953

dit Edmond Kean à Anna Damby, dans cette affectueuse joute anti #metoo (à première vue, à discuter…), qui m’a toujours délectée.

À force de le jouer. Vous savez comment ça se passe [avec moi] : l’habit, il finit par s’incruster dans la peau, et plutôt tôt que tard. Peut-être parce que dans tout cela, la part de celle qui écrit n’a pas fini au vestiaire, que PB l’a révélé de façon fracassante dans son article, pour que je puisse l’aborder sans craindre le strip-tease. Peut-être parce qu’on m’a rappelé que le sourire s’entendait à l’antenne, peut-être parce que j’ai en parallèle accueilli N. au laboratoire, et en me demandant comment le marquer, me suis rappelé Maya Angelou – que seule l’émotion reçue reste gravée. Peut-être qu’au contact successif des personnes qui m’entourent et celles que j’ai croisées, les lignes se sont posées, et j’ai su, mieux, ce que je pouvais apporter, ce que je pouvais être, en accord avec ce qui m’habitait.

Il y a trois mois, j’étais petite et dans le noir, et cela me paraissait insurmontable, de jouer, encore moins d’être, toutes ces étiquettes que j’avais désirées ou acceptées. Aujourd’hui tout se répond, en dehors et à l’intérieur de moi, et me semble d’une étrange justesse.

À force de le jouer, je suis devenue tout cela. Autrement dit, tout est devenu… naturel ? Y compris le partage de ces parties de moi à qui voudra dans le public, avec toutes mes erreurs et mes hésitations, mes émotions, mes défauts. Qu’importe, je ne me cache plus et tant pis pour mes limites cérébrales, j’exprime, je me plante, je ris, et je donne. C’est un peu ça, je crois, être femme, être autrice, être chercheuse et être humaine.

Son et images : Pour remonter le niveau de ce billet en format dégoulinade avancée, la grâce espiègle et la musique viscérale de Martha Argerich, interprétant de Chopin, la Polonaise N°6 As-Dur op. 53, « Héroïque », 1965. [Note : pas lu Emmanuel Carrière, qui paraît-il a écrit sur cette séquence, et qu’il me semble non advenu d’invoquer pour justifier ce moment de musique, de féminité et de partage.]

Les fauteuils

Perplexe devant les échantillons de cuir et de bois pour habiller les fauteuils de l’amphithéâtre quasi-centenaire de notre institut, en cours de rénovation cette année. Le rouge pétant est moderne mais peu subtil. Le bordeaux rappelle la couleur historique, prudent et trop sage.

Je blague (à moitié) : « Pétant ou sage, ça ne correspond à ma direction. Je voudrais quelque chose de moderne mais qui respecte les racines, et avec une touche de créativité. »

Nous partons sur une alternance de trois nuances rouge-Electre, un damier discret sur le bois miel aux contours arts déco. Si jamais je n’imprime rien d’envergure à ce laboratoire d’ici la fin de mon mandat, il restera toujours la couleur des sièges.

[Je m’interroge obscurément tout de même : faut-il une thèse, une habilitation à diriger des recherches, et être spokesperson d’une manip internationale pour faire décoratrice d’intérieur d’un labo d’astrophysique ?]

Son : Madness, One Step Beyond, in Complete Madness, 1982

Albert Besnard, La première d’Hernani. Avant la bataille, 1903

Quand l’Inde rencontre l’Eurasie

Je propose à N. de dîner au Comptoir et il m’y conte volontiers ses récits de mission dans le XinJiang à cheval, à regarder tranquillement un loup dans les yeux, croiser un cavalier à toque et à plume qui déchiffre sans hésitation les cartes satellitaires illégales… Il m’explique l’usure éolienne des grains de sable, sur la peau ou les pierres lisses du Gobi, les plis de la croûte terrestre dans cette région où l’Inde rencontre l’Eurasie. Je ne suis pas encore assez rodée pour être purement politique et tenir un dîner machiavélique, et je n’ai pas assez de points stratégiques à pousser en ce début de mandat pour le barber avec ça. J’explore cependant toute la liste que j’avais préparée, au détour des émotions, des convergences sur nos élans/mode de vie et de recherche. Les pions sont poussés – peut-être de quoi changer certains futurs de façon drastique, et nous verrons bien comment se joue la suite.

Ce que je voulais de ce dîner, je l’ai eu. La connexion professionnelle à l’intérieur de la ligne de bascule, où, sans aucune ambiguïté, nous pouvons constater nos résonances multiples – et lui de glisser en souriant, à notre énième convergence complice « Il va falloir qu’on arrête, ça va devenir louche. »

Et aussi, quand il me déroule, à ma demande, ce qui l’a amené à prendre la direction de ce grand institut du CNRS, cette affirmation, alors que je n’ai pour ma part rien explicité : « Toi et moi partageons ceci. Nous n’avons pas accepté ces fonctions parce que nous les aimons. Mais parce que nous sommes conscients qu’en les prenant, nous ferons ça mieux que d’autres. » Écho quasi mot-pour-mot à ce que me disait Ralph et qui m’a convaincue d’accepter.

Au contact de ces personnes qui dirigent dans la plus grande intelligence, avec curiosité, humanité et pragmatisme, le rappel de ce vers quoi il faut tendre. On ne peut s’arrêter et s’aigrir à la solitude de la verticalité, cette réalité-là, il faut l’embrasser, elle fait partie de la panoplie de direction, et c’est très bien. Car la connexion, il est possible, au demeurant, d’aller la chercher ailleurs : le monde continue bien au-delà de mon laboratoire.

Son : Dire Straits, Sultans of Swing, 1978

Cavalier aux confins du Pamir. © Maxime Crozet

Choses ridicules

Non pas ce qui se passe, mais ce que j’en fais.
Pleurnicher,
je ne pense pas que ça puisse se qualifier d’autre chose que de ridicule
quel que soit le contexte.
Alors bon, peut-être qu’on va arrêter
hein.

La lune, Vénus et les bourgeons de magnolias, dans ma rue de banlieue parisienne, février 2025.

La dévastation par anticipation

Tout va formidablement bien. Les choses en place ou en puissances ascendantes dans les différents pans de la vie (livre, science, direction, famille).

Vendredi, je dis à mon équipe de direction : « Désolée, aujourd’hui, je vais aller déjeuner avec quelqu’un qui a les yeux bleus, » et je vais respirer – que dis-je me noyer, plonger dans les abîmes, les abysses de bleu, à ma maison d’édition, là où on me nourrit en apnée, là où je ne suis plus celle qui dirige un institut mais où je suis une petite autrice de science en éclosion. Le soir, le mortel cocktail des genres : amis, famille, science et édition en une seule brochette, pour le lancement de mon livre dans une librairie magnifique au libraire merveilleux qui me dit :

« Votre parcours… tout de même ! Parce que pour moi, Caltech, c’est Vous voulez rire Mr Feynman, c’est le mythe. »

J’ai envie de l’embrasser, et encore plus quand il me dit : « J’ai aimé vos chapitres 2 et 3, vous dézoomez les distances, campez votre boîte d’Univers et ensuite on y passe une année, en format journal de bord, c’est très cinématographique ! »

Je devrais me réjouir, simplement profiter de ces interactions nouvelles, ces fenêtres sur la nourriture prodiguée par la panacée des littéraires formés rue d’Ulm. Mais mon cerveau est en angoisse. Angoisse que je révèle maladroitement à mon attachée de presse, à mon éditeur, comme une gamine idiote ; que j’ai peur que cela s’éteigne, de les perdre, de perdre tout cela que je touche du doigt, j’ai si peur que minuit sonne et de devoir retourner au couvent de ma science.

Mon attachée de presse me répond : « Mais on appelle ça une Maison d’auteurs, et ici c’est encore plus vrai, tu viens quand tu veux ! » Lui : « Tu es en pleine promo de ton livre, bien sûr qu’on va se voir tout le temps ! En plus je t’ai dit hier qu’il fallait qu’on se lance sur un second livre. » Les deux : « Bien sûr qu’on ne va pas t’abandonner, bêta ! »

Ils disent tout ce qu’il faut dire. Ils sont adorables et je m’en veux de tomber ces masques professionnels devant eux, alors que je tiens les morceaux enrubannés et sans fêlure apparente dès que je fais face à mon monde de direction et de science.

« Arrêtons de faire ma psychothérapie, » dis-je en rassemblant ce qui me reste de dignité et nous parlons d’autres choses.

Ils ne savent pas, et ne sauront pas, j’espère –

que toujours je m’attache à des gens et des choses auxquelles je crois appartenir un temps, mais je n’appartiens pas, les gens, les choses se délitent, rien n’a de constance, et c’est ça, la vie. Mais ça me terrorise d’avance, cette perte lente des scintillements, cet abandon de part et d’autre dans un va-et-vient d’Abilène, l’effilochage des fils que l’on tire, que l’on noue, et là, ce qui se passe est tellement, tellement précieux, a été tellement rêvé, que l’inévitable effilochage par la nature intermittente du monde de l’édition, par la nature volatile de l’interaction au public à coups de tendances et de médias, le retour obligé au couvent de la science, me dévaste d’avance.

Édouard Boubat, Autoportrait à la blonde, circa 1960

It was absurd!

Première semaine et bizarre avalanche d’attention autour de ma petite personne, les instances de recherche soudain curieuses de visiter mon laboratoire, les médias autour de mon livre, et le croisement des deux…

« C’est drôle, hein ? » me glisse V., ma responsable administrative (la véritable directrice de ce laboratoire), sourire en coin.
« Ça ne m’étonne pas, » dit Da., mon adjoint.
« Je te connais, tu vas diriger ce labo avec beaucoup d’intelligence. Ils vont tous voir, » me déblatère O. que je serre dans les bras.
« C’est aussi parce que tu bosses comme une dingue, » énonce P.
« This is science writing in the great tradition of Gamow and Hoyle but so much more personable, » commente F., mon futur prix Nobel préféré.
« X veut t’inviter sur France Culture, et X du [quotidien majeur] te rencontrer à ton bureau pour publier ton portrait. Quand es-tu libre la semaine prochaine ? » me demande mon attachée de presse.
« La voilà la clé du succès, être une belle personne comme on dit ! » m’écrit mon éditeur.

De quoi passer trois heures ce dimanche dans mon lit à scroller des vêtements sur Vinted. Une belle personne ? Absurde ! Ils ne savent tous pas que je suis la tarée de service, addict à la libération d’ocytocine lors de la résolution des puzzles, et tellement pétrie d’orgueil que je n’envisage pas que les choses dans lesquelles je m’engage ne réussissent pas ?

Je repensais à ces pages de Feynman et son épiphanie alors qu’il est enfoncé dans son syndrome de l’imposteur :

Institute for Advanced Study! Special exception! A position better than Einstein, even! It was ideal; it was perfect; it was absurd!

It was absurd. The other offers had made me feel worse, up to a point. They were expecting me to accomplish something. But this offer was so ridiculous, so impossible for me ever to live up to, so ridiculously out of proportion. The other ones were just mistakes; this was an absurdity! I laughed at it while I was shaving, thinking about it.

And then I thought to myself, “You know, what they think of you is so fantastic, it’s impossible to live up to it!”

It was a brilliant idea: You have no responsibility to live up to what other people think you ought to accomplish. I have no responsibility to be like they expect me to be. It’s their mistake, not my failing.

— Richard P. Feynman, Surely, You’re Joking, Mr. Feynman! (Adventures of a Curious Character), 1985

Absurde, oui, complètement. Mais ce serait trop facile de se débarrasser comme Feynman de son syndrome de l’imposteur. Je ne pratique pas son arrogance modeste.

Après analyse, ma féminité et ma japo-niaisitude me renvoient plutôt vers ceci : touchée, reconnaissante de tout ce que l’on projette, humbled, comme on dit en anglais et qui n’a pas de traduction exacte, et même si je suis consciente que c’est absurdement loin d’être la réalité, cela m’aidera à travailler à en mériter un soupçon.

Son : Isobel Waller-Bridge, David Schweitzer, Emma Is Lost, in EMMA., 2020

Miroir-étang à l’Arboretum de Châtenay-Malabry, jan. 2025

Rouge mon sang tourne à l’envers

Les Misérables au Châtelet pour terminer l’année. Ma comédie-musicale madeleine, écoutée deux milliards de fois sur les autoroutes dans notre petite Golf sans clim depuis mes 7 ans (dans sa version originale de 1980). Amusant et un peu irritant cette remise au goût du jour pour wok-ifier l’ensemble. Je ne comprends pas qu’on ait pu mutiler :

Rouge, Le peuple est en colère
Noir, L’espérance de la terre
Rouge mon sang tourne à l’envers
Noir mon cœur est en misère
Sans elle, loin d’elle, malade d’elle

par

Rouge – la flamme de la colère!
Noire – la nuit de l’ignorance,
Rouge – un monde en train de naître,
Noire – la mort de l’espérance.

Toute la notion entremêlée de se battre pour le peuple et du mal d’amour est perdue !

Dans les scènes de barricades grandiloquentes, je repense à cette histoire de révolutions. Comme c’est français tout cela : il faut que tout soit fait avec des idéaux, des larmes, de la passion, du bruit, du sang, et des lumières.

Bon, je pleure pendant trois heures, et c’est splendide. À l’entracte, la Tour Saint Jacques depuis les toits du théâtre, avec un macaron au chocolat et un rooïbos pour se réchauffer les mains. Pendant trois heures j’ai arrêté mon cerveau – mais pas assez vu que je me suis fait cette réflexion… – pour me consacrer à recevoir et vivre.

Son : Les Misérables, version originale de 1980, Rouge et noir, comédie musicale adaptée du roman éponyme de Victor Hugo par Claude-Michel Schönberg (musique) et Alain Boublil et Jean-Marc Natel (paroles originales en français).

Les Misérables au Théâtre du Châtelet, déc. 2024

Quand Einstein n’était pas sexiste comme tous les autres

L’idée ridicule de ne plus jamais te revoir de Rosa Montero part de la mort accidentelle de Pierre Curie pour retracer celle de Marie. Un livre à la Montero, à la Nancy Huston, dans cette analyse moderne de la condition féminine et de la puissance biologique, écrite avec les mots justes, ceux de l’intellect et de l’émotion féminines. Et pour Rosa, une façon de digérer la mort subite de son propre époux.

Tout ce qui concerne Marie bataillant pour sa peau. Oh comme cela remet en perspective mes propres batailles, qui, hélas toujours dans les mêmes thématiques, ont des ordres de grandeur de fadeur.

Il m’apparaît assez évident que Marie était bipolaire. Ce besoin de chair et de scintillement, et la douleur hurlante dans ses carnets, l’alternance des hauts et des bas. De toute façon, on n’accomplit pas ce qu’elle a accompli dans un monde de mâles, sans la poussée intérieure de quelque chose qui nous enlace et nous sort de nous-même – l’hypomanie, la manie, le coup de pouce qui accélère l’esprit, vous donne confiance au-delà de vous-même et des autres, et vous permet d’abattre le travail frénétiquement et avec une efficacité inespérée, sans avoir besoin de dormir, de manger.
Puis les périodes de dépressions où elle disparaît.

Le lynchage médiatique de la femme [en particulier lorsqu’elle réussit], c’est vieux comme le monde (par ex. les Jeanne d’Arc et autres sorcières brûlées). Lorsque la femme de Langevin fait publier les lettres d’amour entre son mari Paul et Marie dans la presse, c’est un scandale du niveau de Robsten (Robert Pattinson et Kirsten Stewart, 2012, à une époque où je suivais la presse People). Sauf que Marie n’est pas actrice, elle est physicienne et ce n’est pas parce qu’on a un prix Nobel qu’on est préparé à une telle médiatisation, un tel jugement gratuit de sa vie privée.

Dans mon quotidien, c’est un travail de chaque instant d’être immune au sexisme ambiant. Et parfois certaines piques m’atteignent et me jettent dans des méandres de doutes, qui peuvent durer quelques jours, parfois des mois. Marie a disparu une année suite au harcèlement infâme de la presse et surtout du milieu académique. Puis elle a réapparu (avec un Nobel de plus que les connards du comité lui avaient demandé de ne pas venir récupérer) ; elle ne s’est pas brisée.

Dans l’histoire, je découvre cette lettre d’Albert Einstein.

Highly esteemed Mrs. Curie,

Do not laugh at me for writing you without having anything sensible to say. But I am so enraged by the base manner in which the public is presently daring to concern itself with you that I absolutely must give vent to this feeling. However, I am convinced that you consistently despise this rabble, whether it obsequiously lavishes respect on you or whether it attempts to satiate its lust for sensationalism! I am impelled to tell you how much I have come to admire your intellect, your drive, and your honesty, and that I consider myself lucky to have made your personal acquaintance in Brussels. Anyone who does not number among these reptiles is certainly happy, now as before, that we have such personages among us as you, and Langevin too, real people with whom one feels privileged to be in contact. If the rabble continues to occupy itself with you, then simply don’t read that hogwash, but rather leave it to the reptile for whom it has been fabricated.

With most amicable regards to you, Langevin, and Perrin, yours very truly,

A. Einstein

P.S. I have determined the statistical law of motion of the diatomic molecule in Planck’s radiation field by means of a comical witticism, naturally under the constraint that the structure’s motion follows the laws of standard mechanics. My hope that this law is valid in reality is very small, though.

— Albert Einstein, Volume 8: The Berlin Years: Correspondence, 1914-1918

Tout y est parfait. De commencer par s’excuser de s’occuper de ce qui ne le regarde pas. De parler de son ressenti à lui sans la plaindre en dégoulinant. De limiter les conseils. De lui parler d’abord de son intellect dans la liste des choses qu’il admire chez elle, et ce baume que ça a dû être, le miroir des validations, de lire ceci : I […] admire your intellect, your drive, and your honesty, and that I consider myself lucky to have made your personal acquaintance in Brussels. Cette façon de se placer à égalité scientifique et même en dessous d’elle. Et bien sûr de terminer sur une note scientifique, parce qu’on reste des scientifiques jusqu’à la moëlle. Aucun paternalisme dans cette lettre ; et elle aurait pu très bien avoir été écrite à un homme comme à une femme. Ça me bluffe, me donne de l’espoir en le genre humain – et le genre humain scientifique.

Ce qui est beaucoup moins glorieux, ce sont les articles de presse que je trouve en ligne qui évoquent cette lettre. « Les gentils mots d’Albert Einstein à une Marie Curie dans la tourmente » « Quand Einstein disait à Marie Curie… » « Quand Albert Einstein remontait le moral de Marie Curie » titre France Info. Ce que Einstein a évité avec brio dans sa missive d’une parfaite amitié collégiale, heureusement la société un siècle plus tard, s’occupe de le tartiner avec application : paternaliser, lui prêter un geste de paternalisme, comme s’il était venu sauver une damoiselle en détresse. Alors qu’elle était en mesure de gérer, qu’elle criait seule sa détresse entre ses murs, ceux de sa tête et réfléchissait à comment se sortir de cela, comment taire le monde extérieur pour ne plus être ainsi tailladée. Évidemment cette parole amicale, ce miroir du pair qui la voyait comme une paire, qui la savait forte et résistante, était bienvenue. Mais ce n’était pas du réconfort ni de la gentillesse, bordel. C’était une expression de sympathie parce qu’il les trouvait tous très cons tous autant qu’ils étaient, lui aussi. La vie, ses incroyables merveilleux et douloureux hauts et bas, le déclin physique et la mort par irradiation, elle a très bien su gérer tout ça sans que des hommes lui donnent des conseils oiseux tirés de leur référentiel de faiblards insécures. Et elle était une femme, avec des ovaires, du charme, de la peau, et assez d’orgueil pour survivre, oui, merci.

Marie Curie, circa 1905. H. Armstrong Roberts/ClassicStock/Getty Images