The Architect

Un billet sur la bipolarité, puisque c’est à la mode –

Quand l’hypomanie se dissout, c’est une curieuse combinaison d’obscurité et de lucidité. « C’est chiant d’être normale, » je martèle avec insupportable suffisance à mes plus proches collaborateurs qui connaissent ma condition. Da., O., … ils ont la diligence d’en rire et de m’assurer que le changement ne se voit pas – à part peut-être les yeux bouffis par les heures de pleurs.

L’obscurité : je repense aux murs tendus de mille connexions par Carrie, l’héroïne bipolaire dans Homeland. C’est cette clairvoyance géométrique immédiate qui m’apparaissait il y a quelques jours encore, dans toute pièce où j’entrais, dans toute réunion que je menais, quelles cartes jouer et quand, c’était évident. D’un coup les lignes se sont évanouies, effacées. Je patauge dans un horizon limité de compréhension, avec un cerveau qui tourne au ralenti.

Avant, chaque interaction avec chaque personne ou groupe me paraissait juste. Aujourd’hui le doute à chaque pas, à chaque mot prononcé, je m’interroge sur ma légitimité, les perceptions, l’âme des gens ne m’apparaît plus comme un son ou un parfum. L’impostrice m’embrasse et m’enlace, perce et perle par chaque écaille de mes cheveux, de ma peau.

Lucidité, cependant : parce qu’on ne peut pas vivre toujours déjanté et en imaginant que le réel est une veine parallèle, quasi-accessoire, pour abonder la fiction. Il faut arrêter de croire que je suis super puissante, magique, que la science va sortir de mes doigts alors que je ne travaille pas, que le laboratoire va se construire alors que je deviens approximative, que mes enfants n’ont besoin que d’un dixième de mère, etc.

Et c’est bien, ces oscillations. Parce que la veine de la semi-fiction nourrit la fibre de ce que nous sommes. Parce que vivre, c’est se nourrir, vivre, construire et écrire et vivre. Devenir folle permet de lancer tous ces chantiers-là. Et la normalité d’ancrer plus précisément les fondations dans le réel. Pour qu’au prochain envol, on ne parte pas dans le décor. Qu’on sache toujours revenir à la vie et profiter de toutes ses facettes. Je ne le dirai jamais assez, à ceux et celles qui m’accompagnent inlassablement et me supportent et me font confiance dans ces gradients abrupts, l’air de rien : merci.

Son : Kerry Muzzey, Andrew Skeet, The Chamber Orchestra Of London, The Architect, 2014

Claire Danes, in Homeland – Season 1 Episode 4 Still, 2011

L.

Les messages de L. – moi j’ai toujours vibré de ces irruptions permises par la messagerie instantanée dans mes quotidiens plus ou moins rocambolesques ; là je la lis dans le RER en rentrant avec A. du Louvre, avec des daifukus et Bouvier en poids heureux sur l’épaule. Je l’emporte avec moi, plus tard assise sur mon lit, les garçons couchés, puis quand je migre au café hipster.

Elle écrit par petites grappes ce beau fil tissé avec B., être bien entourée, et au cœur de tout ça des épisodes d’une dureté crue. Qu’est-ce qu’on répond à ça ? Je me demande en contemplant les lignes grises et vertes, lorsque que le palais semble s’écrouler mais qu’elle tient et traverse les pièces avec justesse, l’étrange cohérence des passés et du présent, comme si la vie avait su cette préparation nécessaire, et les solives solides courent autour d’elle et sa lumière.

« C’est joli ma chérie. »
Et j’ai beaucoup de chance de t’avoir dans ma vie.

— Pourquoi ? me demande-t-elle.
— Pour la façon dont tu embrasses la vie.
— C’est marrant, hier j’ai noté ce poème dans le métro et j’ai failli te l’envoyer. 

C’est seulement dans le regard que nous posons sur le monde qu’est la lumière.
Ce n’est peut-être pas de là qu’elle procède physiquement, mais c’est bien là qu’elle tremble ou non.

— Cédric Demangeot, Pour personne, L’atelier contemporain, 2019

Être femme, être fille, être mère, être, et être dans l’étrange et riche flot de la vie, composer avec et tracer les pointillés et arabesques entre les angoisses et le sucre – nous ne venons pas et n’allons pas dans les mêmes directions, mais à chaque point de contact la beauté et la résonance. Pour ça, ma chérie.

Son : London Grammar, Fakest Bitch, in Fakest Bitch, 2024

Zao Wou-Ki, 07.06.85, huile sur toile, 114 x 195 cm, Bridgestone Museum of Art, Ishibashi Foundation, Tokyo

Au Conservatoire

Au matin, quand je suis sortie, la glycine coulait, coulait, coulait, parfumée, et la lumière collait sa pâte sur un pan de mur. A., je vais le chercher à l’école, il met une chemise, troque ses baskets contre de jolies chaussures, peigne ses cheveux mi-longs ondulés à la Beethoven [sic], et nous partons pour son audition d’entrée au Conservatoire.

Les parents attendent dehors, sur une petite chaise. Comme dans Billy Elliot, me dis-je. Une prof émerge, vous dit de patienter, emmène votre enfant dans les entrailles d’un jury qui tire la tronche.

Sur la petite chaise, je ré-écris à la hâte une interview pour un journal – et je pense

c’est le premier d’une longue série (?), nous emmènerons A. dans des auditions, où nous attendrons dehors que son avenir se décide ; avant, pour avaler son trac, il pianotera sur la table devant ses partitions crayonnées, et le ciel aura cette lumière,

quand il sortira, j’aurai envoyé mon article révisé avec mes éternels messages d’espoir dans ce monde sanguinolent ; il me racontera – je répondrai : tu as vu, c’est comme dans Billy Elliot,

puis tranquillement : Toi tu fais ta partie, et la vie ensuite s’en saisit, te guide, tu la guides, c’est une éternelle itération — et tu verras, quoi qu’il arrive c’est toujours très bien

Son : Wolfgang Amadeus Mozart, Maria João Pires, Piano Sonata No. 16 in C Major, K. 545 « Sonata facile »: II. Andante, 1989

Bouleversant Billy Elliot, film dir. Stephen Daldry, 2000 – et la comédie musicale tirée du film est une perle d’un autre genre.

Déserts

Toujours la même lumière – je traverse à la hâte le jardin des Plantes, O. m’a écrit : « Suis en avance, dis donc ! » je le rejoins à l’entrée de l’expo pour laquelle j’ai eu des invitations VIP, allez savoir pourquoi. Je lui avais proposé : « Les déserts, c’est un peu notre came, non ? Tu veux venir faire le guignol au Muséum avec moi ? »

Nous regardons ensemble les grains de sable, les pierres, entre blagues politiquement incorrectes et appréciation des belles choses, nous prenons le bruit de la pluie et du vent, la sculpture éolienne, les bêtes empaillées et celles dans le formol. Nous tenons, dans cette interaction pointue et si fluide, entre les îlots d’exposition, notre réunion stratégie. Avec O., le monde prend sa simplicité et son intelligence maximale, et en même temps, les fous-rires d’écoliers dans des flots de bêtises.

Deux heures qui me reconstruisent. Sa main passée dans mon dos, ma tête posée sur son épaule, gestes naturels, dans l’affection la plus entière, il me demande tranquillement : « Et ça va ? » Je réponds oui, que je pensais que ce serait pire, que c’est très bien, en fait. Nous devisons sur nos préoccupations respectives, nos responsabilités et nos agendas de folie.

Enfin cet échange, quand j’évoque ma difficulté à filtrer les micro-agressions sexistes dans mes nouvelles fonctions, et plus généralement à avoir les réactions justes dans des situations compliquées :

« Toi t’es vachement forte à ça, je me dis toujours.
— À quoi ?
— C’est comme l’autre fois avec les collaborateurs japonais. Tu arrives à leur dire que non, ça ne sera pas possible, on ne pourra pas faire leur truc, mais avec un ton super juste. Moi dans ces cas, je serais soit une fiotte, soit je leur rentrerais dans la gueule. Mais toi, tu arrives à être claire et agréable. Je me dis toujours que t’es forte. »
Ce n’est pas ce que j’avais retenu de cette réunion :
« Attends, mais c’est toi qui as été super fort ! Tu as réussi à retourner le projet et à le réinsérer dans notre contexte pour que ce soit intéressant pour G. Je me suis dit : il est vraiment bon. »
On se sourit, et je prononce ce qu’on pense tous les deux :
« C’est puissant, hein, toi et moi. »

Un peu plus tard, dans le RER, je réalise : O. vient de déconstruire ces mots bulldozer / rouleau compresseur. Ces mots qu’on me colle, peut-être parce que, comme je l’expliquais dans les notes ici, il a fallu devenir tracteur de chantier pour exister dans ce monde de mâles. Aujourd’hui, je crois plutôt parce qu’une femme efficace qui prend des décisions, affirme et agit, c’est déstabilisant. Est-ce que j’ai changé ? Est-ce que O. a changé de vision et/ou de vocabulaire ? Probablement les deux. Depuis dix ans, nous empoignons ensemble la science et les stratégies, parfois j’ai l’impression d’être une extension cérébrale de son être et réciproquement, nous grandissons, nous nous apprécions mutuellement dans les recoins du doute, et je lui dis, ce soir-là, entre les soubresauts de lézards et les drôles de sculptures de pierres : tu préserves mon équilibre, et si j’arrive à tout faire, c’est parce que tu es là.

Son : pour écouter Jean-Claude Ameisen parler de la physique de formation des dunes, du Rerum Natura de Lucrèce (1er siècle BC), du Patient anglais de Michael Ondaatje (1995) : Les battements du temps (2), in Sur les épaules de Darwin, 2011.

Et la chanson diffusée au milieu de l’émission : Lonny, Comme la fin du monde, in Ex-voto, 2022.

Exposition Déserts, Grande Galerie de l’évolution, Muséum d’Histoire Naturelle, iStock.com/jhorrocks/Ondrej Prosicky/hadynyah, avril 2025

Dieu et le règne animal

Je pianote à la hâte à un ami cher : je suis à cet endroit où il ne faut pas regarder trop loin devant, au risque de tomber ; l’épuisement a creusé les sols et affiné le fil. Je me tâte à aller au concert le soir, mais rater Dieu (Esa-Pekka Salonen) et Benjamin Millepied à la Philharmonie, sous prétexte qu’on est crevé d’avoir fait des camemberts et de l’ANR toute la nuit, c’est ne pas avoir compris grand chose à la vie.

Le concert commence – A. à ma gauche, K. à ma droite — alors que je viens de mettre mon téléphone en mode avion, juste après avoir modifié en urgence, une énième fois, ma candidature ANR.

Et la meilleure chose qui pouvait m’arriver arrive : je me prends une grosse latte de manteau de vieille peau.

Elle est vieille, acariâtre, cheveux filasses, jupe tailleur écossaise rouge pétant. Elle n’est pas contente parce que je ne suis pas assise complètement au fond de mon siège, et pour me le signifier, elle dégaine son manteau et me frappe avec.

Pendant ce temps, Dieu dirige un octuor à vents (Stravinski). La quiétude et la lucidité se déposent en mon sein, un effet presque visuel. Le dernier mouvement de Bartók me roule dans un bruissement ému, et toujours cette quiétude. À l’entracte, je prends les enfants par la main et vais tranquillement signaler l’incident à l’ouvreur. Il m’écoute, prend note, me propose d’aller voir son responsable. Je comptais m’arrêter là, mais le traumatisme que dégagent mes enfants m’incite à faire un peu plus. Histoire de leur montrer qu’on ne laisse pas passer ce genre d’agression, et qu’il est possible d’agir sans monter la voix, sans agresser en retour, et qu’on est soutenu, je vais voir la responsable – qui, au-delà de la condamnation de l’acariâtre, me propose de changer de siège.

On nous conduit dans le parterre et A. étouffe un « Waaa ! » Nous voici installés à côté de Benjamin Millepied, qui absorbe, impassible, sa chorégraphie. (Son absorption devient alors pour moi le premier spectacle.) Dieu non plus n’a jamais été aussi proche, avec son costard fendu dans le dos et sa main droite gantée de rouge, en costume pour diriger Boulez et son Rituel.

Il manquait un fauteuil, alors j’ai pris K. sur mes genoux. Les drames, les vies et morts sont dansés en haillons sur scène – et moi je respire l’odeur de viennoiserie qui se dégage de K., j’ai sur les cuisses sa rondeur et sept ans de joie pesante. Je suis mammifère, du bout du menton posé sur sa tête chaude, aux doigts qui maintiennent la chaleur de son ventre.

Et voilà comment une latte de manteau de vieille peau m’a rapprochée de Dieu et du règne animal.

Son : Béla Bartók, Berliner Philharmoniker, Herbert von Karajan, Musique pour cordes, percussion et célestra, Sz. 106: IV. Allegro molto 1962.

Rituel, de Pierre Boulez à la Philharmonie de Paris, dir. Esa-Pekka Salonen

jube, domine, benedicere

Rouge, bleu, jaune ou vert ? À la sortie de la formation management, les couleurs de William Moulton Marston sont rincées par les trombes d’eau ; les pavés forment des rigoles où courent des ruisseaux, que je suis jusqu’à Saint-Étienne-du-Mont, le refuge à l’odeur de cierge et aux chaises de paille. On entend la pluie dans son déversement, à l’intérieur les entrelacs comme un lierre blanc sur les colonnes, le chemin aérien qui trace sa longue courbure, la pierre prend la lumière, encore la même, me dis-je ; pourtant je ne sais d’où – le rebond de nos âmes, la paix déposée ?

Sur l’aile gauche, les confessionnaux sont bien trop grillagés pour les chuchotements, mais la petite porte entrouverte le long de la chaire… Nous nous y glissons, escaliers en colimaçons, et de là-haut, le ciel vitrail et ses pochoirs de couleurs Marston, il ne reste plus qu’à rejoindre les tuyaux d’orgue, passer la main le long de leurs tiges et entendre vibrer les fondations. Tapis dans le sanctuaire musical, il me parle d’un almanach et moi de la question que L. m’a posée : « Est-ce que tu te sens plus complète ? » De là-haut, on devine la rue derrière le mur, il y a des mondes et des temps parallèles qui se déroulent. Il pleut à verse à t, mais dans le cône de lumière des passés en -t, l’air pique et le halo jaune du lampadaire dessine la scène de ces deux-là, danse brownienne en une dimension : dix pas, pause, dévisagement, renvoi des mots en ruban coulant, dix pas, pause… reprise en boucle algorithmique ; avant d’arriver au porche bleu paon.

Derrière le buffet d’orgue, il s’enquiert : « Et tu ne m’as pas dit ce que tu lui as répondu. » À cet instant-là, à t, le prêtre étudiant nous repère et nous somme de redescendre – les touristes s’arrêtent un temps (tt) et filment sur leurs smartphones notre retraite pénitente vers les pièces cachées. Là, velours et dorures sur bois, l’autre musée de Cluny, nous insistons auprès de la sécurité prête à appeler la police, que nous souhaitons parler au Diacre. Le Diacre, cheveux frisés, joues, ventre, comme dans les images, arrive embêté – il était sur le départ. Alors j’explique d’une traite : « Père Diacre, c’est parce qu’il fallait vérifier. La lumière : d’où vient sa couleur depuis cinq semaines, les tuyaux d’orgue : voir si les noms étaient gravés, les vitraux : quand ils tachent les colonnes, et les mondes parallèles qui se déroulent de part et d’autre des murs pendant que s’épanche l’eau, il fallait arpenter les coursives dans l’air et chercher les réponses, une sorte de méthode scientifique, vous voyez ? »

Le Diacre s’est dit, euh, de quel univers ? elle est complètement tarée (et lui aussi probablement). Mais la lumière et l’eau, c’étaient les mots-clés de Sainte-Geneviève. Ça ressemblait un peu à un quart de miracle. Est-ce qu’on prend le risque de rater un bout de miracle, quand Dieu parle et envoie des délurés parés de grenats ? Et si Dieu se fâchait, mettait la pagaille sur le RER A ce soir ? On était déjà en retard, on raterait le concert à l’Olympia. Pris par le temps (|t|<δt), le Diacre décide d’enclencher la vérification symbolique, test ultime des fractions de miracles, et interroge : 
« La longueur de l’église ? 
— 69 mètres, » fuse la réponse à côté de moi. [Car il savait, évidemment.]

Nous sortons sur la place, le Panthéon nous tourne le dos, les touristes nous ont oubliés (t’ >> t), il pleut toujours, des seaux d’eau, c’est vraiment très drôle, alors nous nous abritons dans une pâtisserie japonaise et achetons un cake au yuzu, à partager sur nos jeans trempés dans le RER B. Le temps t* de redevenir des personnes réelles.

Son : Gabriel Fauré, Madrigal, Op. 35, interprété par The Monteverdi Choir, Sabine Vatin, John Eliot Gardiner, 1994

Promenade aérienne et parallèle dans les entrelacs de calcaire de Saint Leu (à voir en plein écran) © 2025 Saint-Étienne-du-Mont

Entre les pluies

C’est le déluge. Entre les gouttes, j’accompagne A. aux portes ouvertes de son futur collège. La petite présidente du Conseil de vie collégienne qui nous fait une visite guidée privée, treize ans, fraîche, forte et douce, dont la future trajectoire brillante ne fait pas de doute, vaut la matinée sacrifiée — je la range soigneusement dans mon tiroir à personnages.

P. est revenu du marché avec oursins, Saint Jacques, ail de l’ours et une panoplie de brassicacées dont il lave les fanes à grande eau pour monter un pesto. Il s’est arrêté de pleuvoir, A. au piano fait ses gammes ; chez lui / chez moi, même les gammes sonnent comme des compositions. Je fais sauter les coraux de Saint Jacques sur un lit d’aillets, et dresse les noix en lamelles crues, zestes de bergamote, Riesling Grand Cru… Je demande à P. : « On fête quoi, là, exactement ? » Et lui : « T’as pas plein de choses à fêter, toi ? » C’est vrai, un brouhaha luxuriant de choses heureuses.

Le Riesling m’entraîne dans un sommeil sec et minéral. En émergeant, j’accompagne A. aux portes ouvertes de son futur Conservatoire. Sur le chemin, je dépose mon sac chez le cordonnier, rafle un macchiato au café hipster, au Monoprix, j’achète une housse de couette et des taies, des pantalons pour A. qui m’explique : « Je n’aime pas trop les vêtements à la mode, je préfère m’habiller plus élégamment. » Puis des chocolats chez ma chocolatière, pour les visiteurs qui passent au bureau, avec ma carte achat de directrice.

De nouveau le déluge, les trombes d’eau. En attendant que P. vienne nous secourir en voiture-arche, on se réfugie à la maison de la presse où je repère mon livre, rangé entre Le crime organisé en France et L’inconscient. C’est important d’être bien entourée. A. achète des mini-stabilos, un pour lui, un pour son frère.

18h30, je m’extirpe de la voiture avec trois sacs de courses et le sentiment d’avoir bravement accompli mes missions logistico-familiales. P. [qui me connaît bien mieux que moi-même] zyeute mes achats. « On a des oreillers en 50×75, nous ? Non, ils sont carrés, hein. »

Je ressors sous la pluie qui en remet une couche, bottes en caoutchouc et parapluie, échanger mes taies d’oreiller. Et aussi réclamer la facturette de mes chocolats, que je n’ai bien sûr pas prise, alors que V. m’épinglait encore vendredi de ses yeux bleus, en insistant avec sa voix gentille-mais-je-ne-rigole-pas : « Electre, pour la carte achat, tu n’oublieras pas la facturette, ok ? » Pour la peine, je refais un crochet au café et verse l’eau à côté du verre, parce que pourquoi viser avec application, si on peut compter sur l’aléa ? Tout dans l’Univers a le déroulé attendu.

J. m’envoie une photo de sa fenêtre, son thé, le magnolia rose pâle et le soir qui se dépose. Nous échangeons nos magnolias.

Tout dans l’Univers a le déroulé attendu. Toujours je fais les choses vite et approximatives, toujours ça me fait perdre du temps, et celui des autres, toujours il y a une foule de mains tendues pour m’aider dans ces ratés, et je n’apprends jamais. Peut-être parce que c’est un peu magique, à chaque fois, de voir les choses reprendre leur ordre, le monde retrouver sa structure, les morceaux s’emboîter, et les gens et ces cœurs qui répondent présents, d’avoir la preuve par l’exemple que quoiqu’on fasse, j’ai cette place solide sur Terre et qu’on m’y ramènera, avec des mousquetons croisés et élastiques. Ce que les gens ne disent pas (?) de moi et qui pourtant cette fois-ci est vrai : je suis sacrément pourrie-gâtée.

Son : Ben Crosland, First Rain of Summer, in Songs for Rainbow Hill, 2018

Miyazaki Hayao, Tonari no Totoro となりのトトロ, 1988

La suite

Au café hipster ce dimanche, avec mon grand latte au lait d’avoine – P. a héroïquement emmené les garçons au Parc de Sceaux – avec mon nouveau sac en cuir de directrice, mes lapis logés à la base du cou, je rédige des demandes de financement pour des consortia et le laboratoire, planifie les réunions de la semaine prochaine. Les choses une par une et avec le degré juste de préparation, d’implication, de transparence. Et d’humanité j’espère. On dira ce qu’on voudra. Je crois que c’est très bien.

Je le sais.
Mais ce que je voudrais : c’est me perdre dans des chapitres de vents, d’eaux et de sables. J’ai des sensations passantes, des vagues qui me prennent, mais me ramènent pourtant au rivage, il faudrait faire cette place, cette place dans le flot de la vie, pour me laisser emporter pour de bon, pour lancer la croisière.

Mon éditeur me dit qu’on en parle quand je veux, sans pression, de ce deuxième livre.

Mais il oublie sa leçon : « Electre, écrire, c’est une entreprise solitaire par essence. » C’est ce livre solitaire-là qu’il faut que j’attrape, celui qui gémit et souffle par bouffées. Et lorsque je l’aurai saisi, il ne faudra pas en parler. On ne sait pas la fragilité de ces émanations-là, il suffit d’un mot, d’un regard raté et tout s’écroule, et il faut alors une confiance en soi au-delà de tout autre miroir pour pouvoir avancer.

Si je suis prête à me tenir droite dans des tempêtes paternalistes du boys’ club de la science, parce que j’ai fini par connaître ma valeur, en écriture, il me faudra encore être adoubée de multiples façons avant que je ne puisse avancer, attifée de mes doutes en bracelets cliquetants – avant de pouvoir me dire que cette écriture, telle qu’elle sort de mes veines, aurait (?) une réelle (quelconque ?) valeur.

Enfin, ce n’est pas la question. J’ai passé les deux dernières années à écrire pour être lue, dans de formidables successions d’existences parallèles. Alors maintenant, une vie sans cette composante-là me semble d’une incomplétude criante. Il faudra y revenir, coûte que coûte ; je refuse de vivre à moitié, ça ne m’intéresse pas.

Son : un peu de Taylor Swift, parce qu’on peut être un phénomène économique mondial et écrire de la poésie viscérale. Taylor Swift, Clara Bow, in The Tortured Poets Department, 2024. À écouter en lisant le texte, sinon c’est moins intéressant.

Vue sur Londres depuis Hampstead Heath, dec. 2024. À cet endroit-là, j’enfilais des cailloux sur des lignes écriturales suivantes, mélangés à des rocailles d’interactions fébriles, et le fantôme de Sylvia Plath à quelques rues de là ; comme souvent, je ne savais que trop bien et pas bien quoi faire de moi-même.

Le piano d’expression

Le Feurich ? non, pas riche.
Le Yamaha ? trop métallique.
Ce Yamaha ? trop métallique.
Ce Steinway & Sons ? Ah bah, c’est sûr, oui…
Mais c’est vraiment différent ? Oui.
En quoi ?
Le son. Regarde. C’est comme si on les voyait, les sons. Là, je les vois et ils sortent, ils remplissent les mains. Et c’est aussi… la façon dont les touches répondent. Tu vois ?
Ok.
Bon, je joue dessus parce que c’est vraiment bien, mais je sais qu’on ne le prendra pas, hein.
Non.
Ce Yamaha ? Mmm trop métallique.

Ce Samick ?
[Il est plus haut et plus grand.]
Oui, bien !
C’est vrai. C’est profond, enveloppant.
Le son est rond, c’est chaud, j’aime beaucoup, vraiment. Je crois que c’est bien.

Ce Hoffman ?
… Ah ? Pas mal. … Ah mais non. Les touches. Non, pas possible les touches.

Et le Boston ?
Oui. C’est celui-là. Je n’ai aucun bémol. Il est parfait.
Ça va être ton compagnon pour dix ans au moins. Tu es sûr qu’il te plaît ?
Il est vraiment différent de celui qu’on a ? [Un Yamaha d’étude.]
[Un peu navré.] Oui. Ça n’a rien à voir, pas d’inquiétude.
Et par rapport au Samick, rien de métallique ?
Le Samick est rond, mais moins agile. Là, c’est rond et précis à la fois. C’est parfait.

Le Boston, piano conçu par Steinway, fabriqué au Japon, est réputé, paraît-il, pour sa sonorité pure, riche et distinctive. A. aura dix ans en avril et aura joué du piano la moitié de sa vie. À partir de cet âge-là, la fraction de sa vie sans musique ne fera que se réduire, jusqu’à devenir négligeable. Je demande au directeur de la Maison si l’on se trompe en faisant ce choix : « À ce stade, l’erreur, ce serait de ne pas écouter votre fils. Et vous faites les choses dans l’ordre : dans quelques années, ce sera le Steinway. »

A. teste le Boston en improvisant. A. B.-L. tous droits réservés. Mars 2025.
Carte publicitaire de la maison Hanlet installée à Bruxelles, c. 1910.
Collection Carl Esther.

At first I was afraid I was petrified

« Je ne veux plus aller causer à la radio, faire de la stratégie pour mon laboratoire, et je ne suis pas un personnage publique. Je veux retourner dans mes bois faire de la recherche et écrire un autre livre ! » pleurniché-je auprès de mon éditeur [oui, le pauvre].

Dès le lendemain, à l’aube, le chant d’un étourneau me glisse hors du sommeil, le printemps a plaqué sa pâte aux rideaux brodés. Devant nos boissons hipster, j’examine les reconstructions sphériques de J., nous conversons – il me corrige quand je parle de nos quinze ans d’écart : « Vingt ans, plutôt… ». Au meeting de l’Operations Committee G., on a retrouvé la connivence avec nos collègues chinois, et ma belle M. présente son étude sur les paramètres de déclenchement de nos antennes. Je signe à la marge des documents et envoie des mails de direction, mais elle réussit à capturer mon attention, et c’est rassurant, me dis-je, cette heure embarquée par la science, de ne pas encore avoir neutralisé cette partie de mon cerveau. Puis mener une réunion « Dialogue Objectif Ressources » (DOR pour les intimes) avec les chefs d’équipe et de projets, efficace, intelligent, et la coordination sans parole avec Y que j’avais briefé en amont, dans un petit jeu fluide et complice qui me fait penser à ceux que nous menons avec O. Je file au siège du CNRS, sur le chemin je dépose un peu de poésie et de théâtre sur une stèle appropriée, je rafle un flat white, et dans le métro, je continue sur la route d’Anatolie en compagnie de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet. Dans une petite salle avec d’autres directeurs, en m’abreuvant d’un mauvais thé, j’attaque N. sur la schizophrénie du « modèle économique » que nous devons suivre à notre laboratoire, interroge logistique DOR et détails de l’exercice. Nous sommes loin de l’érosion éolienne des pierres du Gobi, mais la pertinence de l’échange est là, et à la fin, quand je m’en vais, manteau cintré, écharpe rayée, et mon bouquin de Bouvier sous le bras, je lui dis : « Tiens, tu as lu ça ? » il prend note, hésite puis m’interroge : « Lisa et Gwen… C’est tout de toi ? » (c’est un chapitre de mon livre.) Comme j’acquiesce, il me rend une espèce de sourire à la Cheshire cat. Ligne 10, ligne B, j’arrive juste à temps pour attraper mes enfants à la sortie de l’école, couvre méticuleusement deux manuels scolaires, déniche sous une poupée, un pingouin disparu qui mettait K. au désespoir, et vais prendre le micro sur le plateau Sud de mon ancienne école d’ingénieur pour dire : « Venez faire de la science telles que vous êtes. » Sur mon téléphone, deux messages à rougir et à pleurer : une inconnue et l’institutrice de mon fils qui me remercient de mon discours au Sénat. Toujours les recommandations musicales de Da. : « C’est mardi, c’est disco ! Pour le plaisir transgressif d’entendre chanter I will survive sur du Vivaldi. »

Je me suis endormie sur le canapé, P, descend me récupérer au milieu de la nuit, il me tend la main pour me lever, et repousse gentiment celle que je lui allonge « C’est le poignet où tu t’es fait mal. » Dans la pénombre, je remonte à la chambre, et c’est fou, c’est fou n’est-ce pas, d’être 24H et de toutes parts, aussi bien accompagnée.

Son : What else? Gloria Gaynor, I Will Survive, 1978. Du plaisir à l’état pur, cette chanson.

Illustration originale de Tenniel colorée, in Alice’s Adventures in Wonderland, 1890.