Les Vacances de monsieur Hulot

Au Studio des Ursulines avec mes garçons, pour le plaisir inattendu et frais de rire avec une cohorte de gamins en tenue de sortie financée par la Mairie de Paris.

1953, un monsieur maladroit en costume, des vacances bourgeoises à la mer, ça croque une tranche de vie et de société sans avoir pris une ride. Et tenir en éveil et en joie pendant deux heures des enfants issus d’étages variés de lits et de couloirs, aux frères et aux sœurs couches, plastiques, poudre ou fumée, aux parents dont les translations ont été rongées, au délié culturel et musical orthogonal.

On rit avec monsieur Hulot dans la pénombre du Studio des Ursulines, et c’est fin, c’est poétique, si drôle et de cette tristesse immergée du burlesque qu’on n’ira pas creuser. Permettre ce partage par-delà les siècles, c’est ça, le talent.

Son : Alain Romans, Quel temps fait-il à Paris (Les Vacances de monsieur Hulot), 1953

Les Vacances de monsieur Hulot, Jacques Tati, 1953

And just like that…

Genève m’a écartée de la combustion cérébrale.
Samedi matin, on a pris le train pour rentrer à Paris, pendant que je rédigeais des synthèses pour la direction, la pluie s’abattait sur les vitres comme un plongeon, une noyade, ou l’Écosse. Le train avançait et moi j’émergeais de l’eau. Soudain la lumière et l’air par grandes goulées, dans ce double mouvement de translation diagonale, and just like that...

Été 2025 [2]

Été.

Je repense à ces séries d’étés révolus, aux cœurs et aux amour-propres brisés. Le départ et le retour des bois pennsylvaniens, l’étrange quiétude qui m’habitait alors sous le chaos, la force en sous-jacence.

Été 2025, et assez. Assez des ballottages hypocrites dans des sphères médiocres et sans science, assez des échiquiers à couteaux tirés aux règles inventées sur le tas, assez des méandres tortueux de l’esprit, des langages compliqués, des constructions bancales, assez des fous, des fake news, assez de courbettes aux déjeuners mondains insipides et sans corps, assez !

C’est le moment ou jamais d’être là, dans l’instant, sans me tromper, les yeux grands ouverts, les pieds l’un devant l’autre, funambuler sans trébucher

(et écrire, écrire bien sûr, pour permettre la respiration et la ponctuation)

trois mois, jusqu’au couloir de l’automne – et nous verrons ensuite : serai-je vivante ? où en sera la collaboration G. ? où en seront les États-Unis ? le monde ? et il sera alors temps de prendre les décisions suivantes. et de me coucher.

Son : Kerry Muzzey, Andrew Skeet, The Chamber Orchestra Of London, The Architect, 2014

Nathan Paulin funambule © Chaillot – Théâtre national de la danse

Et un peu de Nietzche dans la foulée pour s’obscurcir le cerveau :

Quand Zarathoustra parvint à la ville voisine (…) il y trouva une grande foule assemblée sur la place. Car un danseur de corde était annoncé. Et Zarathoustra s’adressa au peuple en ces termes : « Je vous enseigne le Surhumain. L’homme n’existe que pour être dépassé. Qu’avez-vous fait pour le dépasser ? (…) L’homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain – une corde au-dessus d’un abyme… »

— Friedrich Nietzche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1883

Été 2025

L’été. La torpeur et le chaos sous des températures trentenaires. Un matin, à une formation management, je regarde le cercle des étapes du burn out, alors que pleuvent dans ma boîte mail et mes chats des messages qui disent étape 8, étape 10, bip bip voyant rouge… et moi ? je me demande. Moi ? O. ? Non, notre intelligence est justement de connaître cette ligne-là. Dès samedi matin, j’ai senti O. remonter la pente, et moi…

Rarement j’ai été dans un nœud aussi complexe de ma vie professionnelle – la recherche, la direction, les couloirs d’art et de science que mon livre a ouverts. On ne sait si demain notre collaboration G. triomphera ou s’écroulera, on ne sait si le bateau de mon laboratoire s’abîmera dans la tempête, et puis si une guerre mondiale éclate, ça n’aura de toute façon aucun sens, tout cela, n’est-ce pas ?

J’abats le travail comme à l’accoutumée, je ne me pose pas de questions. Mes journées virevoltent dans les ribambelles de sons, de chats et d’écrans, les réunions et les coups de fil qui portent chacun leur humanité, leurs pions stratégiques, leur pragmatisme et leur détresse, les voix et les visages circulent dans une densité et une compacité proche de l’étoile à neutrons.

Je tourne et je pulse comme je peux, aussi stable que le permet ma magnétosphère, mais la tentation du glitch est grande dans l’épuisement – psychique, physique.

Son : Joy Division, Disorder – 2007 Remaster, in Unknown Pleasures, 1979

Image mosaïque d’un cycle du pulsar du Crabe, données UBV obtenues avec le photomètre optique bidimensionnel à grande vitesse TRIFFID monté sur le télescope russe de 6 m. Golden et al., Astronomy and Astrophysics 2000, 363(2).

Varsovie [fin]

J’atterris – un grenat lisse et rond est resté suspendu longuement dans plusieurs couches de couette, et le déploiement psychédélique des instabilités de Kelvin-Helmholtz. À la sortie, je ne peux m’empêcher de scanner la foule qui attend. Suis-je bête. Le taxi fend le fond de la nuit et me ramène chez moi. J’ai eu A. au téléphone plus tôt dans la soirée, sa voix aiguë et émue d’être pris au conservatoire, et K. sa petite dent qui pousse. P. en cinq minutes ce qu’il a perçu par zoom du meeting et ce que j’ai vécu sur place. Tout a la cohérence des équations de physique, mais il ne faut pas se perdre dans les référentiels au cours des translations.

Entre Varsovie et Paris, juin 2025

Varsovie [1]

Le premier jour, c’est la catastrophe : à peine dormi, fiévreuse, je vais acheter du doliprane en polonais, me shoote au café hipster, mais je reste éteinte, absente, surnage dans un fil de mails que je traite mal et de talks que je n’écoute pas. O. à côté de moi s’excite et s’enthousiasme tout seul, moi j’ai perdu 70% de mes neurones, je ne suis pas intelligente. Dès le meeting terminé, je gravis tant bien que mal les cinq étages jusqu’à mon studio, je m’effondre sub-claquante, me demandant bien ce qu’il va advenir de moi – si je suis incapable de tenir ma place à la tête de la collaboration, mon duo avec O., si je laisse filer cette semaine en passant à côté de toute la matière produite, sans comprendre une once des méthodes et technologies présentées, si je ne sors pas jusqu’au bout de la nuit pour nous attraper dans ces croisements de géographies – avec toutes les lettres de l’alphabet, les jeunes et ceux que je connais depuis ma thèse. Si je passe à côté de cette intensité-là… ?

Son : Frédéric Chopin, Vladimir Ashkhenazy, Polonaise No. 8 in D Minor, Op. 71 No. 1, 1996

Observatoire astronomique du début du XXe siècle, carte postale, Département des éphémères, Université de Varsovie, 1902

Emotions of Normal People

Rouge Dominance, jaune Influence, vert Stabilité, bleu Conformité : DISC1,
Je dirai quelque jour votre communication et vos rapports latents.

Rouge, objectifs précis et détermination
Jaune, charmant et franc en fonction de la situation
Vert, bienveillance et altruisme
Bleu, méthode et perfectionnisme

Charmante déesse aux ivresses pénitentes ;

Bulldozer aux golfes d’ombres,
Qui bombille autour des puanteurs cruelles,
Cycles, vibrements divins des mers virides,
Que la science imprime aux grands fronts studieux ;2

Il me prévient heureusement : cela ne dit pas qui tu es.

Son : Birdy, People Help the People, in Birdy, 2011

  1. Le DISC est un outil d’évaluation psychologique déterminant le type psychologique d’un sujet, créé par Walter Vernon Clarke sur la base de la théorie DISC détaillée dans le livre Emotions of Normal People publié par le psychologue William Moulton Marston en 1928. (Source : Wikipedia) ↩︎
  2. Bouts de vers empruntés à Arthur Rimbaud, Voyelles, in Lutèce, 1883 ↩︎
Arthur Rimbaud – illustrations de Luigi Veronesi, Ed. Dante Bertieri, Milano, 1959

Take Me Out!

Matin. Dans une tristesse sourde, sur le tracé délicat de la bascule vers la colère, j’entre dans mon café hipster, échange sourire et macchiato avec la barrista – et miracle : secourue par le smash de guitares de Franz Ferdinand qui passe en bande son. Je m’empresse d’envoyer le morceau à Da. qui me répond : « Pas mal pour réveiller les esprits embrumés, je connaissais pas, j’aime bien ! » Et moi : « Tu connaissais pas ? Ça doit être générationnel ;-p » Lui : « T’es conne, suis pas si vieux ! » Puis « Le titre [Take Me Out], c’est un message subliminal ? Faut qu’on aille déjeuner un de ces quatre. » La suite de la matinée dans d’autres interactions enthousiastes avec chercheurs et chercheuses, dans le bâtiment fraîchement rénové de l’Institut Henri Poincaré, briques et fenêtres à meneaux : un petit goût de Londres, et en quittant l’amphi en douce au milieu d’un talk pour aller récupérer mes enfants, je m’arrête devant les rangées de lampes Tiffany. J’aime ce qui m’apparaît dans la vie, lampes, sons, gens, lieux, mots et équations, dans leur beauté et leur viscéralité. Je ne crois pas à la hiérarchie des genres artistiques et des classes sociales ; je suis prête, toujours, à me nourrir, à chercher à comprendre pourquoi c’est apprécié et ce qui anime les gens. [Même si malgré tout ça, ma culture reste quasi-nulle :palm-face:] Je ne crois pas que cela fasse de moi un magma éclectique indéfini et hypocrite. Et si c’est le cas, tant pis pour les qualificatifs, parce que c’est beaucoup trop intéressant.

Son : [en direct de Glasgow, du rock écossais des années 2000] Franz Ferdinand, Take Me Out, dans l’album éponyme [d’après l’archiduc d’Autriche], démentiel de bout en bout, Franz Ferdinand, 2004.

Les lampes Tiffany, dans une vitrine à quelques rue du Luxembourg, mai 2025

Wadaiko et déphasage

Le Japon, ce n’est jamais neutre. Je me martèle la réflexion dans la tête, au cas où ça me servirait pour la prochaine fois. La renaissance dans des rizières en escaliers dévalant vers la mer [avril 2023], la connexion limpide avec O. à partager des soba [avril 2024], ou la spirale fuselée dans des nuits d’interminable aliénation [septembre 2008, déjà]… jamais neutre.

Je suis partie comme on part en mission « normale ». Comme si j’avais compris ce qu’était le Japon pour moi. Comme si je savais m’y prendre, le prendre, les prendre. (On a parfois de ces misconceptions, chtedjure.)

Dimanche, rentrée dans ma ville de banlieue après avoir traversé le détroit de Bering, le Grand Nord canadien, le Groenland encore danois… Dimanche, donc, bizarre coïncidence : coincée au « stand bouffe » de la fête de l’été de l’école japonaise des garçons, à distribuer senbei, edamame et jus de yuzu. A. et sa classe présentent un spectacle malicieux, le reste est un peu noyé dans mon jetlag et les hurlements d’enfants franco-japonais.

Deux moments à noter :

1. Le concert de wadaiko professionnel, deux tambours qui frappent là où le cœur saute son tour, la transe rythmique traditionnelle, il n’y a que ça de vrai, me dis-je.

2. B., ma bouffée d’air dans le carcan de mamans japonaises que je tiens à grand peine. Il me répond avec légèreté et empathie : « Ah ouais, tu dois être décalquée. Et puis dans ces moments, je sais, on est tellement déphasé, ton cerveau doit avoir du mal à savoir où il est. Et en plus, d’être là aujourd’hui, au milieu d’un simili-Japon, ça doit encore plus être la pagaille… »

Je repensais à cet échange revenant d’un autre comité d’évaluation, siégeant aussi avec des membres 15 ans plus séniors – une mission si différente, de sable et de ce soleil rasant argentin. Mais tout de même, ce mot : déphasage. Le partage, il n’y a que ça de vrai, me dis-je.

Son : Extrait du concert donné par Wadaiko Makoto, mai 2025

◎ Japan Children’s Prints Study Group, 1996

Une variété pas Calabi-Yau

On part, je crois, pour cette raison-là : pour mieux revenir et se couler dans sa vie comme dans un onsen. Pour la petite clameur quand vous ouvrez la porte d’entrée, les bras potelés, les joues pêche et tomate, P., aux yeux cernés dans l’encadrement de la cuisine, à qui je demande comment ça va : « Mais t’es revenue. Ça va aller mieux maintenant. » Pour se rappeler tout ce qu’on a construit ici et qui subsiste dans le monde réel, par-delà les déchirures de l’espace-temps, ici les mots et les pensées sont simples et solides, je suis matrice et universelle et de la bonne dimension.

Leonard Susskind, Superstrings (Features: November 2003). Physics World 16 (11)