Être neutrino

Les neutrinos sont des particules subatomiques neutres comme leur nom l’indique, avec une masse près de 10 milliards de fois moindre que celle des protons. Ils interagissent très peu, donc traversent quasiment tout. À chaque seconde de votre vie sur Terre, 50 à 100 mille milliards de neutrinos produits par le soleil passent dans votre corps. Il faudrait cependant que vous viviez cent ans pour qu’un neutrino interagisse avec vous.

Au moment où je me rassemble et reprends un regard semi-lucide sur la réalité, je me rappelle que je suis exactement cette particule que je cherche à détecter avec mes 200 mille antennes dans les déserts – de Gobi, d’Argentine et d’ailleurs.

Je passe, entre les gens, les vies, les géographies, j’oscille parfois et change de saveur, mais au final : je n’interagis avec rien, je ne suis jamais que de passage.

Province de San Juan, Argentine, au lever du jour, pendant notre mission sur le terrain avec O. et M.
Province de San Juan, Argentine, au lever du jour, pendant notre mission sur le terrain de mesures de bruit de fond radio avec O. et M. (avril 2022).

Electre nécessaire

Egisthe (François Chaumette) et Electre (Geneviève Casile), Acte II Scène 8, Electre de Jean Giraudoux, mise en scène de Pierre Dux, Comédie Française, 1971. Éditions Bernard Grasset, 1987.

Je n’avais pas encore eu l’occasion de terminer la lecture d’Electre avec les enfants. Qu’en comprennent-ils ? Lorsque le mendiant raconte la fin d’Agamemnon puis celle de Clytemnestre et d’Egisthe, je suis sur scène à la Comédie, et je dis le texte dans l’ombre d’une salle suspendue. Mais comme je ne suis pas actrice, ma voix se brise au moment où Egisthe crie : « Electre ! »

Quelques secondes pour me ressaisir avant de lire la scène finale.

Jamais je n’avais pleuré en lisant Electre. C’est chose faite ; et je ne pleure pas seule. [C’est donc pour cela que j’ai eu des enfants – pour être en résonance au moment où je pleure pour la première fois en lisant Electre.]

Pourquoi pleurent-ils ? A. est dans la catharsis. Moi je pleure pour Egisthe. Egisthe qui est toute la mesure et la raison magnifiques, et qui se fait tuer pour la nécessité d’absolu, de beauté, de toutes ces choses qui font que l’Humanité souffre, crée, sublime. Toutes ces années j’étais persuadée qu’il n’y avait plus de petite Electre. Je pleure de réaliser qu’Electre est nécessaire.

D’Edmund Kean à Tony Stark

Kean, par Alexandre Dumas, adaptation de Jean-Paul Sartre : cette association fortuite (?) de mes deux grands chéris si différents d’apparence, m’a toujours étonnée. Un peu comme si la littérature me faisait un clin d’œil. Dumas le romantique par nature, romanesque, fougueux et feuilletoneux, qui « viole l’Histoire pour lui faire de beaux enfants » (sic). Sartre, avec ses héros alpha-male torturés, en crises existentielles, qui parlent mal aux femmes mais les respectent dans le fond ; avec ses héroïnes fortes et absolues, qui savent exactement ce qu’elles veulent, et qui tiennent l’homme à bout de bras, à bras le corps dans son errance. Sartre et son écriture dure, brute, fougueuse aussi, si moderne, sans ride. Dumas et sa belle plume charnue, forte et gracieuse dans laquelle depuis toujours j’ai aimé me lover. Le fait de les trouver ainsi réunis, cela signifie peut-être que la différence n’est pas fondamentale, qu’il y a une continuité, une nécessité entre Dumas et Sartre. Mes connaissances littéraires et philosophiques sont nulles et je ne saurais broder sur l’impact dumasien, l’existentialisme à la Sartre, son courant, ses amours avec Simone. Mais ce n’est peut-être pas par hasard que ce sont ces auteurs qui m’ont accompagnée depuis l’adolescence, toujours ces bras dans lesquels me jeter lorsque le monde perdait sa couleur, la puissance par delà les siècles, l’éblouissement des analyses et mises en abîmes sur le pouvoir de l’écriture, du personnage joué/écrit/vécu, de l’être sous le filtre de l’art.

Je crois surtout que je suis pitoyablement sensible au personnage du héros sombre, tourmenté, au destin ambigu, amoureux mais qui ne s’accorde pas le droit de l’être (et qui souvent perd tragiquement celle qu’il aime : d’Artagnan, Arsène Lupin, Nestor Burma, …). Marvel n’a rien inventé, et c’est très bien ! parce que c’est terriblement sexy de voir Robert Downey Jr. se malmener soi-même en étant collatéralement odieux avec les uns et les autres, Daredevil ou Jessica Jones dans le dilemme du sacrifice personnel pour la morale (on notera que je cite aussi une femme dans ce tas). La fragilité et la solitude de ces êtres me fascinent et me touchent.

Chez Sartre, il y a souvent cette femme du même standing qui complète le héros. C’est d’ailleurs le cas avec de nombreuses œuvres de cette époque, à commencer par Giraudoux, qui donnait la part belle à la « femme à histoires » qui impulse et donne sa vérité à l’Histoire. C’est une nette différence avec Dumas ou d’autres, chez qui le personnage féminin reste accessoire, objet de l’amour – celle qui meurt. (Dans les Trois mousquetaires, Milady, la puissante et intéressante, est celle à abattre.)

Tout cela – y compris Dumas qui fait son bon mot en parlant de viol – n’est pas très #metoo, et on m’accusera probablement de trahir mes causes ou bien d’être incohérente dans mes lectures (Plath et Sartre, really?). Mais en vérité, il faut arrêter les purifications, le noir/blanc, les « S’ils sont innocents, ils renaîtront. » (Electre, Giraudoux). Le pays où je passe l’année en tient une bonne couche là-dessus. On remarquera surtout que je continue dans ces pages à enfoncer des portes ouvertes comme à un dîner mondain, et à faire de la pseudo-analyse littéraire de comptoir, quand il faudrait, pour l’édification de toutes et tous, que je retourne au couvent de la Science.

Images : (haut) George Clint, Edmund Kean, 1820. Victoria & Albert Museum.
(bas) Robert Downey Jr. as Tony Stark in Iron Man 3, 2013.