The Architect [2]

Mais ce n’est pas facile.

Il y a eu décembre – j’attendais que cela remonte, en limitant les dégâts.
Mai : d’un coup cette chaleur et les jours fériés qui rendent fou – A. est fou, repères perdus, et ce qui est exacerbé chez lui est dilué dans la société.

Moi ? C’est plutôt que j’éponge ma folie en berne. Comme seule nourriture deux cents pages de rapport sur un laboratoire japonais, de l’injection de Gadolinium dans des kilotonnes d’eau pure, des sommeils intermittents du matin au soir, dans les hurlements qui fusent et les portes qui claquent ailleurs dans la maison, j’ai pris le parti d’éteindre le cerveau, puisqu’il est en sous-régime. K. me propose de jouer à Défi Nature, je m’exécute dix minutes puis avoue mon désintérêt « C’est un jeu de chance, il n’y a pas de stratégie… » Dormir, se taire – quand chaque ligne exprimée est une ineptie au mieux, un carnage au pire. Assurer ses obligations, le minimum vital, mais il y en a tellement. Et le coût drainant des items anodins, entre deux vagues de sommeils habités de rêves aux symboliques douteuses.

C’est cela le verso. C’est rassurant car il n’y a rien à faire, il n’y a aucune raison tangible à l’état, il suffit de patienter et ça remontera. La seule question toujours est le monde que je retrouverai en surface, lorsque je tâterai les murs, s’ils tiennent encore, les jubés ciselés que j’aurai cassés, ce qui n’aura pas résisté aux meubles renversés, à l’abandon des lieux. Le palais d’Agamemnon est solide, je crois, les millénaires et les tempêtes nourrissent de leur patine les colonnes de marbre. Mais c’est fatiguant et si triste, parfois, de ramasser, seule, les débris, les éclats de vase cassés, les pétales de fleur jonchant le sol, les draperies pendantes sur des mosaïques rayées. De migrer le tout, seule, vers le palais de Cicéron, me demander si celui-là brûlera un jour aussi, dans l’incendie d’Argos.

Alexandre Calame, Ruines antiques, Rome, 1845

La maison de Coutainville [au matin, puis le matin suivant, puis la nuit]

Les matins où l’on ne sait plus où l’on se réveille ; la commode verte a des poignées qu’on ne reconnaît pas. Ah oui, Coutainville, la maison aux clématites, à deux pas de la mer et de ses parcs d’huîtres. Est-ce que les bouleversements ont un sens, et faut-il s’y pencher avec un cerveau, ou simplement laisser l’univers vous avaler entière, dans les trous de vers et les mondes parallèles ? K. m’a demandé de lui apprendre à coudre, nous créons deux petites poches au fil orange, nous cuisons d’autres sablés trempés à l’Earl Grey, et les barbes de Saint Jacques poêlées à l’ail frais. Les cabanes de Gouville sont un décor de cinéma planté sur les dunes, nous bâtissons Laputa, le château dans le sable à défaut du ciel, et en fin de journée, une visio-conférence douce en préparation d’un conseil scientifique.

Le lendemain matin, blottie en pyjama contre le poêle, la suite des réalités lisse les plis anxiogènes des possibles-impossibles. Je montre à K. comment coudre des boutons oranges. J’échange avec J., en mission au Japon, sur la polarisation des rayons cosmiques dans les simus et les données. O., Pf et toute la troupe est dans le Gobi, je mets des étoiles et des coeurs sur les comptes-rendus : un meilleur trigger, de meilleurs rockets, des adresses mac et ip, une quarantaine d’antennes qui fonctionnent, et encore deux jours sur le terrain. J’écris à un être cher : « La vie est paisible et je ne pense pas que ça puisse être mieux. Et en même temps, je ne peux pas m’empêcher d’être dans une fausse nostalgie piquante. Je n’aime pas ça. »

Et puis, dans les pages de mon grand cahier à spirales, celles de mes seize ans, quand l’oiseau chantait dans la nuit –
Contre toute attente,
bravant la fatigue, la logistique et le sceau du monde,
on a pris les grands voiliers et les voitures de Poste, les pommiers, l’échelle de corde, pour surgir dans la nuit,
et susurrer les réponses à ce vers : « Quels mots me diriez-vous ? »

Son : Alex Baranowski, Jess Gillam, Jess Gillam Ensemble, Reflections, 2023

Rapunzel des Frères Grimm, illustration par Emma Florence Harrison (1877-1955)

La maison de Coutainville [la nuit]

Nuit,
et la mer brillait par la fenêtre
et la tempête,
et le crépitement de l’eau qui frappe
et le vent

Nuit,
et la chaleur tendre
et l’orange fluctuant du poêle à bois
à remplir toutes les heures avec un pot de faïence
et les huîtres du matin à ouvrir dans la cuisine

Nuit,
et les diamants dans les rochers
molletonnés vert tendre
et plonger dans les marées
et dans les draps blancs

Nuit,
et le rythme des mots en balancier des songes
et l’onirisme prend les rênes de l’univers.

Son : Arnold Schoenberg, Juilliard Strong Quartet, Yo-Yo Ma, Verklärte Nacht, Op. 4: Sehr breit und langsam (Bar 229)

Alphonse Mucha, Nuit sainte, circa 1900.

La maison de Coutainville [au soir]

Juste avant le couchant et son coucher, j’entraîne K. dans une courte balade, les glycines s’écoulent le long des ruelles, comme la mer entre et se retire au crissement des grains de sable. Je suis dans le platinum level de la suspension, les minutes prennent leur essence absolue, je contiens comme une digue le mouvement de l’âme, sous la couette K. sent l’enfance et le sommeil, je lis en japonais The Little House, je chante Hushabye Mountain, puis l’eau brûlante de la douche, je sèche mes cheveux, longuement, et devant le poêle de bois, j’envoie des mails de direction, j’attends le rythme silencieux des respirations. La nuit et sa cape de mousquetaire enveloppe la maison, et les flammes slamment des vers dans toutes les langues du monde.

Maurice Ravel, Ma mère l’Oye, M. 60 : Le jardin féérique, Martha Argerich, Nelson Freire, Peter Sadlo, Edgar Guggeis, 1994

La maison de Coutainville, avril 2025

La maison de Coutainville [à l’arrivée]

La maison de Coutainville. Faite de la même pierre grise que le Manoir de l’autre côté de la route, où paissent la découpure des chevaux dans le ciel. À l’arrière, le balcon où suspendre une échelle de draps tressés, dans l’attente de chuchotements qui monteraient – d’entre les ruines d’une maisonnette des temps passés.
Si l’on daignait me rejoindre
en escaladant le mur drapé de clématites chastes,
en traversant le verger clos au rideau de pommiers
en naviguant la baie et les routes normandes
les grands voiliers
les voitures de Poste

R : Quels mots me diriez-vous ?

C : Tous ceux, tous ceux, tous ceux
Qui me viendront, je vais vous les jeter en touffe
Sans les mettre en bouquet : je vous aime, j’étouffe
Je t’aime, je suis fou, je n’en peux plus, c’est trop ;
Ton nom est dans mon coeur comme dans un grelot,
Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne,
Tout le temps, le grelot s’agite et le nom sonne !

— Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac,1897

Son : Arnold Schoenberg, Juilliard Strong Quartet, Yo-Yo Ma, Verklärte Nacht, Op. 4: Sehr langsam (Bar 1)

Figurine Chromos Cibils, Cyrano de Bergerac, Ed. Belga., 1897

jube, domine, benedicere

Rouge, bleu, jaune ou vert ? À la sortie de la formation management, les couleurs de William Moulton Marston sont rincées par les trombes d’eau ; les pavés forment des rigoles où courent des ruisseaux, que je suis jusqu’à Saint-Étienne-du-Mont, le refuge à l’odeur de cierge et aux chaises de paille. On entend la pluie dans son déversement, à l’intérieur les entrelacs comme un lierre blanc sur les colonnes, le chemin aérien qui trace sa longue courbure, la pierre prend la lumière, encore la même, me dis-je ; pourtant je ne sais d’où – le rebond de nos âmes, la paix déposée ?

Sur l’aile gauche, les confessionnaux sont bien trop grillagés pour les chuchotements, mais la petite porte entrouverte le long de la chaire… Nous nous y glissons, escaliers en colimaçons, et de là-haut, le ciel vitrail et ses pochoirs de couleurs Marston, il ne reste plus qu’à rejoindre les tuyaux d’orgue, passer la main le long de leurs tiges et entendre vibrer les fondations. Tapis dans le sanctuaire musical, il me parle d’un almanach et moi de la question que L. m’a posée : « Est-ce que tu te sens plus complète ? » De là-haut, on devine la rue derrière le mur, il y a des mondes et des temps parallèles qui se déroulent. Il pleut à verse à t, mais dans le cône de lumière des passés en -t, l’air pique et le halo jaune du lampadaire dessine la scène de ces deux-là, danse brownienne en une dimension : dix pas, pause, dévisagement, renvoi des mots en ruban coulant, dix pas, pause… reprise en boucle algorithmique ; avant d’arriver au porche bleu paon.

Derrière le buffet d’orgue, il s’enquiert : « Et tu ne m’as pas dit ce que tu lui as répondu. » À cet instant-là, à t, le prêtre étudiant nous repère et nous somme de redescendre – les touristes s’arrêtent un temps (tt) et filment sur leurs smartphones notre retraite pénitente vers les pièces cachées. Là, velours et dorures sur bois, l’autre musée de Cluny, nous insistons auprès de la sécurité prête à appeler la police, que nous souhaitons parler au Diacre. Le Diacre, cheveux frisés, joues, ventre, comme dans les images, arrive embêté – il était sur le départ. Alors j’explique d’une traite : « Père Diacre, c’est parce qu’il fallait vérifier. La lumière : d’où vient sa couleur depuis cinq semaines, les tuyaux d’orgue : voir si les noms étaient gravés, les vitraux : quand ils tachent les colonnes, et les mondes parallèles qui se déroulent de part et d’autre des murs pendant que s’épanche l’eau, il fallait arpenter les coursives dans l’air et chercher les réponses, une sorte de méthode scientifique, vous voyez ? »

Le Diacre s’est dit, euh, de quel univers ? elle est complètement tarée (et lui aussi probablement). Mais la lumière et l’eau, c’étaient les mots-clés de Sainte-Geneviève. Ça ressemblait un peu à un quart de miracle. Est-ce qu’on prend le risque de rater un bout de miracle, quand Dieu parle et envoie des délurés parés de grenats ? Et si Dieu se fâchait, mettait la pagaille sur le RER A ce soir ? On était déjà en retard, on raterait le concert à l’Olympia. Pris par le temps (|t|<δt), le Diacre décide d’enclencher la vérification symbolique, test ultime des fractions de miracles, et interroge : 
« La longueur de l’église ? 
— 69 mètres, » fuse la réponse à côté de moi. [Car il savait, évidemment.]

Nous sortons sur la place, le Panthéon nous tourne le dos, les touristes nous ont oubliés (t’ >> t), il pleut toujours, des seaux d’eau, c’est vraiment très drôle, alors nous nous abritons dans une pâtisserie japonaise et achetons un cake au yuzu, à partager sur nos jeans trempés dans le RER B. Le temps t* de redevenir des personnes réelles.

Son : Gabriel Fauré, Madrigal, Op. 35, interprété par The Monteverdi Choir, Sabine Vatin, John Eliot Gardiner, 1994

Promenade aérienne et parallèle dans les entrelacs de calcaire de Saint Leu (à voir en plein écran) © 2025 Saint-Étienne-du-Mont

Au bureau, au cimetière

Le soleil bleu clair tache ma peau – pour le fuir, j’attrape mon sac et son odeur de cuir, la boîte de pâtisseries, sous le bras mon manteau au ruban à défaire. C’est le jardin secret, je m’enfonce entre deux tombes, me baissant sous les branches, les granits oubliés, aux bacs en plastiques dont les fleurs et la terre ont séché, la mousse sous les pieds et les crocus, les muscaris, ça et là, dans un débordement aléatoire et timide. La façon dont s’installe le printemps cette année, plus lente et plus respectueuse que les précédentes, l’éclaircie fraîche des terres et des espaces, d’eau et d’une fluctuation douce de température. Je fais des camemberts budgétaires, j’appelle mon responsable finances. Quelques pierres plus loin, on vaque à ses propres appels, puis on me rejoint, de l’autre côté du rideau de peuplier pleureur. Cuillères de bois au goût de chantilly et de crème de marrons, au goût du rire, assis sur une stèle bancale. J’aimerais expliquer – mais dans l’air les mots n’auraient pas la saveur de ceux posés sur une page – que ces bureaux inventés, c’est ma façon d’appréhender l’essence des lieux, des instants. En partager un côte-à-côte, seuls et ensemble, accessoires et naturels, c’est peut-être l’intimité et la connexion ultimes.

Son : Carpenters, We’ve Only Just Begun / (They Long To Be) Close to You, in The Singles 1969-1973, 1973

Couverture de The Secret Garden, par Frances Hodgson Burnett (1911), illustré par Graham Rust, Godine Publisher, 1987

Where but to think is to be full of sorrow

Dans une tristesse sourde, dans le grand silence de la vie et de la nuit, vous savez, lorsque vous avez étouffé de toutes vos mains ce qui vous était cher – au cas où ça serait bien –, je compose des planches et des camemberts Excel, des plateaux de fromage pour le CNRS, des graphes 2D cernés d’ombres qui se superposent et racontent que nous n’avons plus d’argent, AGDG, RPB, Subvention d’État, FEI, fluides et bâtiment propre, en fond d’écran j’ai la blancheur pastel d’une toile de Jouy et ces mots anciens « tu écriras d’autres livres en novlangue administrative savoureuse j’en suis sûr ». Parfois l’incongruité des instants dépasse les réalités, je souris devant mon écran, pourtant tout est d’une désolation aiguë, mais, me dis-je, si je ne souris pas de cette incongruité, qui le fera ? Et si je n’écris pas cette incongruité, à quoi est-ce que ça aura servi, cette tristesse-là, d’avoir tout gâché, d’avoir tout tailladé ?

L’oiseau chante dans la nuit, le même que celui de mes seize ans qui veillait sur mes aubes d’écriture. Il est trois heures du matin, je me rassemble pour la journée : 100k euros à la clé, deux postes, des tunnels de représentation et de stratégie, et des rames de métro.

Was it a vision, or a waking dream?
Fled is that music:—Do I wake or sleep?

— John Keats, Ode to a Nightingale, 1819

Son : Mark Bradshaw récite John Keats, accompagné de Ben Whishaw et Erica Englert, Ode to a Nightingale, in Bright Star, 2016

Kubo Shunman, Un rossignol sur un rameau fleuri, circa 1800

Tango Unltd.

À l’ombre d’une entrée haussmannienne du 14ème arrondissement, dehors le printemps et le ciel bleu, j’ai fait l’école buissonnière ; derrière lui, je vois la rangée de boutons pour l’interphone, j’ai rendez-vous au second dans trois minutes exactement, le flat white éthiopien a torréfié ma bouche, il ruisselle d’une série de mots à la désuétude romanesque, comme s’il les avait chinés. Je pense : on pourrait être à Buenos Aires, le fer forgé au bois patiné, les miroirs et les mosaïques au sol, et le tango : cadence méditative et quasi-érotique de nos paroles qui filent la pulsation éclatante et douce de la vie.

Et j’échappe cette notion – je dis : « Ce que j’envisage et souhaite construire ici se prolonge sans limite. »

Déclaration naturelle et inattendue qui me laisse ensuite plusieurs jours dans une sidération apaisée. J’avais – par pragmatisme et par désaffection – longtemps pris l’habitude d’avancer en jalons, en prévisionnels aux dates arrêtées, en calendriers mensuels et quinquennaux.

Je suis dans le monde et la vie et cela ne m’effraie pas. Ce monde qui se morcelle, l’attente lente d’une société chloroformée, anxieuse, ce qui couve et déchirera notre existence actuelle, je m’y prépare sans angoisse. Je vis au rythme de la lumière qui glisse sur les façades comme des à-plats de couleur, je vis aux parfums qui s’enroulent, et j’embrasse dans le chaos rampant, les grains de vie aux notes de café qui pointillent les chemins à suivre.

Son : Sérgio & Odair Assad, Ausencias, in Sérgio & Odair Assad Play Piazzolla, 2001.

Horacio Coppola, Baile de Carnaval, Teatro Colon II, Buenos Aires, 1936, tiré de la série en clair-obscur du Guardian.

Bergamote et gardénia se déguisent en Seventies

Pour varier les expériences, samedi, c’est grosse fête d’anniversaire diapos-gâteau-rock band, dans une salle municipale ornées de boules discos, sous les tribunes d’un terrain de foot, déguisés en Seventies. On connaît mon amour pour la conversation superficielle non professionnelle. Après cette semaine, il ne me restait plus une once de savoir-vivre pour causer gamins, écoles, astrophysicienne, ou faire semblant d’être danseuse étoile à l’Opéra de Paris. Me suis donc bâfrée à l’excellent clafoutis aux tomates cerises, puis éclipsée dehors dans la lumière.

Et ?
Quelque chose est changé.

Sur les bancs du terrain de foot, je reçois la page d’un Pot Cassé, un prélude de Debussy. Pour l’édification des entraîneurs et maillots, je prononce à voix haute le spectre de Brocken, je souris sur la touche.

Quelque chose est changé.

Bergamote et gardénia, les senteurs tapissent les ficelles de phrases depuis les grands cahiers de mon adolescence jusque dans mon sac à main.

Quelque chose est changé.
Des fauteuils crapauds embusqués.

Enfin, pour manquer à tous mes devoirs de mondanité, je fais le mur au plus fort de la fête, pour aller vérifier chez moi, assise par terre sur les tomettes et le caramel de ma bibliothèque en palettes, avec ma robe bariolée 70’s et mes perles de bois dans les cheveux, si les Correspondances étaient aussi ronds qu’Harmonie du soir. [Ma réponse est non.]

Samedi, il est 15h, rien et tout est changé.
Échanger des photos de pages des Fleurs du Mal.

Et tant de gaines de mots jusqu’aux chœurs de la nuit, jeux réels ou fabulés, quelque chose est changé. Émouvant, serein, intemporel, minuit sonne, mais ce n’est jamais encore le moment des citrouilles.
Cela change et s’instaure, s’installe dans le temps.

Son : la plus belle interprétation de Clair de Lune de Claude Debussy, par les frères Sergio et Odair Assad et leurs deux guitares féeriques.

Edouard Garcia Benito, La lettre d’amour, 1920