Choses odorantes et colorées

La pluie sans discontinuer
La chute des noyaux de gingko à ramasser et à griller
Un tapis de feuilles mortes comme des post-its décollés
Le parfum de Earl Grey
A., sa petite voix de choriste quand il chante Haydn
Au piano la virevolte des notes de Bach
K. ses mains noires de fusain
Naviguer entre des problèmes de compilation mac
Un manuscrit de thèse à rapporter sur les supernovae
Les autobus à répétition sur la route de Kerouac
La funny face d’Audrey Hepburn

Velours et minéral

Sur le reste du trajet, les émotions tour à tour se battent dans ma gorge : au-dessus du Colorado, le déroulé des Rockies recouvertes de velours orange ou rouge. Jamais je n’avais contemplé cette saison depuis les airs. Puis les découpures de la Terre en Utah et en Arizona, dans des strates aux déclinaisons mauves, pourpres et brunes, de grands dinosaures couchés figés par maléfice, et des fractales ciselées dans la poussière. Heureusement, au bout d’un moment, les nuages recouvrent tout, et je retourne à de la bureaucratie de chercheuse.

Pennsylvanian fall

Là où j’atterris, c’est plein de petits bras chauds qui m’attrapent et m’enserrent, qui sentent l’enfance et l’appartenance. Le campus est embrumé, de cette brume froide due à la respiration des arbres quand le jour se lève. Je fais des tartes tatin avec beaucoup de beurre et je regarde un moment une virevolte de feuilles jaunes qui montent dans le soleil. Samedi, je conduis les enfants à leur cours de japonais dans la voiture automatique, il pleut doucement, je me réfugie dans un café avec mon trench, mon pull à mailles et mon chemisier fleuri qui me donne un air on ne peut plus française, parmi tous ces gens en jogging à l’effigie de l’université. Je suis suspendue, comme entre deux saisons, entre deux continents, dans l’attente de quelque chose qui n’arrive pas et que je n’identifie pas.

Au bureau, au salon de l’Hôtel de l’Abbaye

Dimanche. En fin d’après-midi, je m’habille enfin pour enfiler Paris, je me glisse dans le bar de l’Hôtel de l’Abbaye. Le bruit blanc de la fontaine comme un écho à celui sur lequel je prépare des transparents. L’éditeur Overleaf de l’article que j’écris comme un écho à la verdure qui tapisse les feuilles. Les extensions latérales de particules dans les gerbes inclinées comme un écho au vase fleuri au rebord de ma table.

Quand je sors dans la nuit, il pleut à verse, l’eau coule entre mes doigts de pieds nus, je m’engouffre dans un métro, dans le RER, il y a quelque chose dans l’odeur de l’air, dans le grain des gouttes sur la peau, quelque chose aujourd’hui dans la cadence du jour qui tombe et la couleur des visages que l’on croise, le repos de mes songes : l’automne qui s’installe.

Au bureau, au Rose Reading Room

New York. J’ai un peu plus de trois heures devant moi avec cette ville, immédiatement j’aimerais m’y noyer. À la sortie de Penn Station, d’avenue en avenue, la crasse, la brique, les aciers, quelque chose de viscéral et les foules qui passent sans se saisir, anonymes et réelles. Quand je penche la tête pour finir mon cappuccino, l’implacable géométrie des pierres sur un ciel métallique. Il fait un temps éclatant, la fraîcheur de Bryant Park, l’odeur âcre des bouches du subway, le battement du monde dans une ville sans sens, sans dimension, le corps à corps des classes sociales, je respire et regarde tout ce que je peux, j’appelle P. : « Un jour, il faudra absolument qu’on vienne vivre dans cette ville. »

Je ne comprends pas la flopée de touristes qui visitent le Public Library à travers leur téléphone, déambulant dans les couloirs comme dans un musée. Je court-circuite tout le monde, annonce tranquillement au gardien de la Reading Room que je souhaite travailler, ce qui me permet de remplir des âneries administratives du CNRS et lire les derniers progrès sur l’accélération de particules dans les supernovae, dans un cadre majestueux. Toujours ma façon d’accéder à la fibre intime d’un lieu : d’en faire momentanément mon bureau.

Bande originale : Emett Cohen, Dardanella.

Choses quotidiennes et épuisantes

Faire semblant d’être une maman japonaise au milieu de mamans japonaises.
Rencontrer les parents de copines de classe des enfants, échanger des mondanités, longtemps.
Hurler deux heures sur les enfants pour leurs devoirs de japonais (qu’ils font bravement pourtant).
Être interrompue toutes les deux minutes dans une tentative de lecture de Raymond Carver.
Avoir dormi quatre heures.
Avoir toujours trois quarts de poumons.
Heureusement quand je sors de la douche où j’étais partie me cacher
A. joue une Bach Invention.

Le cœur a ses raisons…

Autour d’un cold brew (elle) et un espresso bien amer (moi), elle évoque sa petite mort du quotidien et énonce des envies. Elle dit :

Parquet de l’Hôtel de Talleyrand, Paris

« Je crois qu’en France, vous accordez plus de valeur aux sentiments, aux connexions véritables entre les personnes, comme si c’était le socle de l’existence. En Amérique, le cœur doit être sous contrôle, les élans maîtrisés, les connexions entre les gens se font dans la raison, ça n’est pas sensé envahir notre vie. »

 Je ne sais plus trop ce que je lui réponds, mais elle me regarde, tête penchée, et conclut avec ravissement : « You are so French. »