Workshop [-2] : Convergences transatlantiques

Je songe, depuis ce matin, à tous ces fils transatlantiques tracés dans l’air, nuages d’eau ; dans les cabines, ceux qui composent des transparents sur leur laptop, bercés par le bourdonnement des moteurs. Et dans les maisons européennes – dont la nôtre au parfum de bois vintage –, ceux qui préparent leurs valises, réservent leur taxi et se couchent tôt pour se lever à l’aube. Une toile qui se tisse et converge vers ma petite ville pennsylvanienne, au milieu de centaines de kilomètres de forêts. Étourdissante convergence de tant de fils verts et marine qui me sont chers, et je me sens un peu magicienne, comme si je les enroulais d’ici entre les doigts et qu’ils se raccourcissaient. Toute la journée, toute la soirée, à faire les choses posément, une par une, mes réunions de collaboration apaisées, l’interaction tranquille avec mes enfants merveilleux, la géniale ré-écriture de mon chapitre, et cette douce montée en puissance qui soudain prend de l’ampleur quand je reçois ce message de O. avec une photo de notre petit V. : « On a déjà pris trois kilos à Philly ! » Je leur propose : « Vous voulez passer à la maison prendre un whisky ? » et eux : « On est bien chauds, on atterrit à 22h ! » Le tout ponctué d’amour dans des formes diverses. Je suis dans cette attente suspendue, enveloppée dans un bain de joie chaude, comme si, dans les prochaines vingt-quatre heures, j’allais me rassembler avec tous les morceaux manquants de moi-même.

Son : Thomas Newman, Across The Ocean, in Elemental (Original Motion Picture Soundtrack).

FlightRadar24, Over the Ocean—24 Hours of Transatlantic Flight

Sibelius dans la forêt enneigée

Il a neigé vingt heures d’affilée, et au matin le silence. Les enfants poussent des cris de chiots quand je leur propose d’enfiler leurs combinaisons. Je dégage la voiture ensevelie. À dix minutes de route, on enfonce nos bottes sur les traces d’une petite rivière. Il n’y a personne. Sous la neige, il m’apparaît soudain clairement à quel point la forêt pennsylvanienne est différente des européennes. L’implantation ? La verticalité des arbres ? La couleur de leurs troncs et des feuillages persistants au vert percutant ?

Sur le chemin du retour, comme nous sommes seuls et que le paysage l’appelle, je dégaine le quatrième mouvement de la Symphonie No. 6 de Sibelius. J’en fais profiter les animaux féeriques et la flore au repos. Et mes enfants.

Juste avant la cinquième minute, je m’arrête de marcher. Le son de l’eau. La forêt habillée. Le froid au bout des orteils. Quand la harpe surgit, pendant quelques secondes, il n’y a plus qu’une noyade parmi les particules de l’Univers. Et en rouvrant les paupières, la larme au coin de celle de A.

Dans l’après-midi, je sirote mon Earl Grey, je remplis des fiches Excel, et j’écoute perler les notes de piano, le rythme de l’eau goutte à goutte et le sentiment de blanc nostalgique : A. compose son morceau de l’hiver.

[C’est donc pour ça que j’ai fait des enfants – pour résonner ensemble la première fois que je pleure en lisant Electre, et la première fois que j’écoute Sibelius dans la forêt silencieuse, au lendemain de la tempête de neige.]

Son : Jean Sibelius, Symphony No. 6 in D minor, Op. 104: 4. Allegro molto, Wiener Philharmoniker dirigé par Lorin Maazel, 1991.

Forêt pennsylvanienne, janvier 2024 © Electre

La mer emprisonnée

Une grille de simulation eulérienne ?
Bretzel géométrique au goût de sel
Sous le solide immuable, le liquide fluctuant
La rouille au sucre glacé, l’écume écrémée
La mer emprisonnée
L’échappée apaisée

La mer emprisonnée, S.P., tous droits réservés, avec son aimable autorisation. À regarder avec le son sans modération.

Straight Rye Whiskey Friday

Parce qu’il ne faut pas se laisser abattre
Trio Petrucciani, whiskey, bougies
Papillote au chocolat noir de Madagascar
Équations de cascades par myriades
Et laborieuses corrections de chapitres
Nancy Huston : fabuleuse fabulatrice
L’égrènement des mails des établissements
Annonçant leur fermeture
Dehors la tempête de neige se prépare.

Son : Anthony Jackson, Michel Petrucciani, Steve Gadd, Home, in Trio in Tokyo, 1999

Choses insoutenables

Arpenter la petite ville universitaire sous la pluie
de bibliothèque en librarie,
à la recherche d’un exemplaire de Faust
Les allées du campus, désertes, paisibles, grises
Le Magnificat céleste tout en haut de l’âme
Dans la transe, l’épiphanie
d’avoir trouvé la pièce manquante à mon prochain chapitre
Arpenter mon monde parallèle, au milieu de fantômes
Sylvia, Schwarzschild, Montero, Goethe, leurs folies
Ouvrir des livres anciens au Webster,
aux pages crayonnées dans ce cursif allemand
Débusquer Goethe, enfin.
Être plongée dans le sentiment océanique cher à Romain Rolland
La résonance absolue avec toutes les particules de l’Univers
y compris les neutrinos de ultra-haute énergie.

L’insoutenable certitude d’être vivante.

Son : Suite et fin d’hier, le Magnificat de la transe. Taylor Scott Davis, Magnificat: V. Gloria Patri, VOCES8 Foundation Choir & Orchestra, 2023

Caspar David Friedrich, Frau vor untergehender Sonne, huile sur toile, circa 1818

Chicago [8, final] : Merry, Merry Chicago!

Le brouillard a pris toute la ville, j’entraîne ma petite foule au café dans Printers Row où nous avons fait nos premiers pas chicagoans perchés dans le loft d’Andromeda. Puis nous filons au nord où je voulais retourner voir les lionceaux, l’apaisement de leur respiration, leur poils hirsutes qui se soulèvent dans le souffle de la vie – je dis à P. : j’aimerais avoir mon bureau au-dessus d’un rocher de lions, pour la grâce reposante de leur slow motion. À midi, je propose : retournons manger des ribs au Miller’s Pub ! Le bus nous ramène vers le Loop dans les odeurs de silex et d’orange qui émanent de mon sac à main. Entre Michigan et Wabash, je m’engouffre par hasard dans la porte arrière du Chicago Symphony Orchestra, qui me faisait signe. Des étudiants du CSO habillés en tenue renaissance entonnent des Christmas Carols dans le hall. La foule se hâte avec des billets, alors j’avise un guichet et demande ce qui se joue. Nous n’avons pas encore déjeuné, notre vol est dans quatre heures, je soupire parce que la liberté est perdue avec les enfants, prête à me faire une raison… Mais A. s’interpose dans ma déception « Moi je n’ai pas besoin de manger maintenant ! Allons-y ! » Nos deux folies résonnantes ont raison de l’inertie des deux autres, et nous voici installés tout en haut de la grande salle enguirlandée du CSO, avec des chocolats ruineux à déguster en cachette pour couper la faim. Programme musical de Noël sans prétention et tellement américain, ils ne nous jouent pas Casse Noisette, mais Orpheus d’Offenbach, donc c’est tout comme…

Mais c’est comme ça que ça doit être, n’est-ce pas, la vie ? Entrer dans des portes au hasard des rues, et se retrouver dans la musique et les lumières, chanter Joy to the World accompagnés du CSO, écouter Ashley Brown parodier All I Want For Christmas pendant que K. colle sa joue contre la mienne et peigne mes cheveux de ses petits doigts. Les dégoulinades de beaux sentiments énoncés par le chef d’orchestre, qui atteignent le cœur parce que nous ne sommes pas en France. L’Amérique c’est cela aussi : la simplicité des émotions et des volontés manichéennes. En cette période de fêtes, cela me sied parfaitement. Dans la semi-obscurité dorée, je lance un regard complice à P. –qu’il me retourne : je serai toujours là pour prendre ces portes dérobées et chercher à nous plonger dans la magie, et je te remercie de me faire confiance et de m’y suivre.

Son : Leroy Anderson, BBC Concert Orchestra, Leonard Slatkin, Sleigh Ride, 2008.

Chicago [5] : blues

Chez Buddy Guy’s Legends, j’aime le poids gravitationnel de K. sur mes genoux, l’inertie de sa masse ronde comme je bats la mesure, et me lover contre la douceur de sa joue, la chaleur de ses cheveux sous mon menton. Les peaux et son odeur de viennoiserie, emmêlées dans la profondeur gutturale du bluesman, ne plus être qu’un tas de sensations – parfois, je me sens purement mammifère, et c’est bien.

Son : Matt Hendricks, Ol’ Chicago (What A Place To Be), in Let Me In, 2019.

Chicago [1] : le grand bouleversement

Peut-on être aussi bouleversée par une ville ? En vérité, depuis la sortie de la Blue Line, je ne respire plus. Dans la rue, je contiens de mes mains gantées un flot ridicule de larmes, et je ne sais quoi qui déborde de mes lèvres. Notre mur rouge sur Wabash, la skyline depuis South Michigan, et surtout, surtout, le grondement du L, à chaque train j’ai les battements de cœur qui se calquent à ceux des cahots sur les rails en bois. Les passerelles rouillées qui traversent cette ville rouillée, aux flaques et aux terrains vagues, aux briques nues zébrées d’escaliers de secours. La fibre de la ville est intacte, elle m’enserre la tête, les poumons, et pendant un long moment, la résonance est telle que je ne sais plus si j’habite encore un corps.

Quand le bus Jackson Park Express s’envole sur le Lake Shore Drive et que le lac Michigan, bande bleu bonbon, étale son horizon, je suis au-delà de toute émotion, et l’anesthésie devient cérébrale.

Son : évidemment l’album indie sophistiqué de Sufjan Stevens, Illinois, qui s’écoute en entier comme une ballade. Difficile de choisir un titre particulier. Peut-être l’énergie métallique et le lyrisme céleste de The Man of Metropolis Steals Our Hearts, pour ces retrouvailles avec Chicago.

Choses apaisantes

Denfert-Rochereau aux pavés vides et irréguliers, Paris grise et froide à la sortie du RER
Dans le hall d’entrée de mon laboratoire, le parfum assaillant de grands bouquets de lys – et autres restes d’une conférence terminée
L’odeur de vieux bois de mon bureau, ressortir mes tasses et mes stylos, les poser à leur place
Le déroulé lent et parfait du papier glacé de mon poster A0 au moment de l’impression
Arrivée à la maison, pousser la porte d’entrée, dés-enclencher l’alarme, recevoir dans les mêmes bras la chaleur et le parfum de chez nous
Un message qui parle de gants pour se protéger les mains, de sang, et de place dans mon « monde fascinant »
Les fils d’amies, de ma soeur, lunairement en phase
Lorsque la journée se déroule et parvient à son bout sans accroc, accompagnée de douceurs
Déposer ces mots.
M’écraser sans réfléchir dans le sommeil.