Arpenter la petite ville universitaire sous la pluie de bibliothèque en librarie, à la recherche d’un exemplaire de Faust Les allées du campus, désertes, paisibles, grises Le Magnificat céleste tout en haut de l’âme Dans la transe, l’épiphanie d’avoir trouvé la pièce manquante à mon prochain chapitre Arpenter mon monde parallèle, au milieu de fantômes Sylvia, Schwarzschild, Montero, Goethe, leurs folies Ouvrir des livres anciens au Webster, aux pages crayonnées dans ce cursif allemand Débusquer Goethe, enfin. Être plongée dans le sentiment océanique cher à Romain Rolland La résonance absolue avec toutes les particules de l’Univers y compris les neutrinos de ultra-haute énergie.
L’insoutenable certitude d’être vivante.
Son : Suite et fin d’hier, le Magnificat de la transe. Taylor Scott Davis, Magnificat: V. Gloria Patri, VOCES8 Foundation Choir & Orchestra, 2023
Caspar David Friedrich, Frau vor untergehender Sonne, huile sur toile, circa 1818
Le brouillard a pris toute la ville, j’entraîne ma petite foule au café dans Printers Row où nous avons fait nos premiers pas chicagoans perchés dans le loft d’Andromeda. Puis nous filons au nord où je voulais retourner voir les lionceaux, l’apaisement de leur respiration, leur poils hirsutes qui se soulèvent dans le souffle de la vie – je dis à P. : j’aimerais avoir mon bureau au-dessus d’un rocher de lions, pour la grâce reposante de leur slow motion. À midi, je propose : retournons manger des ribs au Miller’s Pub ! Le bus nous ramène vers le Loop dans les odeurs de silex et d’orange qui émanent de mon sac à main. Entre Michigan et Wabash, je m’engouffre par hasard dans la porte arrière du Chicago Symphony Orchestra, qui me faisait signe. Des étudiants du CSO habillés en tenue renaissance entonnent des Christmas Carols dans le hall. La foule se hâte avec des billets, alors j’avise un guichet et demande ce qui se joue. Nous n’avons pas encore déjeuné, notre vol est dans quatre heures, je soupire parce que la liberté est perdue avec les enfants, prête à me faire une raison… Mais A. s’interpose dans ma déception « Moi je n’ai pas besoin de manger maintenant ! Allons-y ! » Nos deux folies résonnantes ont raison de l’inertie des deux autres, et nous voici installés tout en haut de la grande salle enguirlandée du CSO, avec des chocolats ruineux à déguster en cachette pour couper la faim. Programme musical de Noël sans prétention et tellement américain, ils ne nous jouent pas Casse Noisette, mais Orpheus d’Offenbach, donc c’est tout comme…
Mais c’est comme ça que ça doit être, n’est-ce pas, la vie ? Entrer dans des portes au hasard des rues, et se retrouver dans la musique et les lumières, chanter Joy to the World accompagnés du CSO, écouter Ashley Brown parodier All I Want For Christmas pendant que K. colle sa joue contre la mienne et peigne mes cheveux de ses petits doigts. Les dégoulinades de beaux sentiments énoncés par le chef d’orchestre, qui atteignent le cœur parce que nous ne sommes pas en France. L’Amérique c’est cela aussi : la simplicité des émotions et des volontés manichéennes. En cette période de fêtes, cela me sied parfaitement. Dans la semi-obscurité dorée, je lance un regard complice à P. –qu’il me retourne : je serai toujours là pour prendre ces portes dérobées et chercher à nous plonger dans la magie, et je te remercie de me faire confiance et de m’y suivre.
Son : Leroy Anderson, BBC Concert Orchestra, Leonard Slatkin, Sleigh Ride, 2008.
Chez Buddy Guy’s Legends, j’aime le poids gravitationnel de K. sur mes genoux, l’inertie de sa masse ronde comme je bats la mesure, et me lover contre la douceur de sa joue, la chaleur de ses cheveux sous mon menton. Les peaux et son odeur de viennoiserie, emmêlées dans la profondeur gutturale du bluesman, ne plus être qu’un tas de sensations – parfois, je me sens purement mammifère, et c’est bien.
Peut-on être aussi bouleversée par une ville ? En vérité, depuis la sortie de la Blue Line, je ne respire plus. Dans la rue, je contiens de mes mains gantées un flot ridicule de larmes, et je ne sais quoi qui déborde de mes lèvres. Notre mur rouge sur Wabash, la skyline depuis South Michigan, et surtout, surtout, le grondement du L, à chaque train j’ai les battements de cœur qui se calquent à ceux des cahots sur les rails en bois. Les passerelles rouillées qui traversent cette ville rouillée, aux flaques et aux terrains vagues, aux briques nues zébrées d’escaliers de secours. La fibre de la ville est intacte, elle m’enserre la tête, les poumons, et pendant un long moment, la résonance est telle que je ne sais plus si j’habite encore un corps.
Quand le bus Jackson Park Express s’envole sur le Lake Shore Drive et que le lac Michigan, bande bleu bonbon, étale son horizon, je suis au-delà de toute émotion, et l’anesthésie devient cérébrale.
Son : évidemment l’album indie sophistiqué de Sufjan Stevens,Illinois, qui s’écoute en entier comme une ballade.Difficile de choisir un titreparticulier. Peut-être l’énergie métallique et le lyrisme céleste de The Man of Metropolis Steals Our Hearts, pour ces retrouvailles avec Chicago.
Denfert-Rochereau aux pavés vides et irréguliers, Paris grise et froide à la sortie du RER Dans le hall d’entrée de mon laboratoire, le parfum assaillant de grands bouquets de lys – et autres restes d’une conférence terminée L’odeur de vieux bois de mon bureau, ressortir mes tasses et mes stylos, les poser à leur place Le déroulé lent et parfait du papier glacé de mon poster A0 au moment de l’impression Arrivée à la maison, pousser la porte d’entrée, dés-enclencher l’alarme, recevoir dans les mêmes bras la chaleur et le parfum de chez nous Un message qui parle de gants pour se protéger les mains, de sang, et de place dans mon « monde fascinant » Les fils d’amies, de ma soeur, lunairement en phase Lorsque la journée se déroule et parvient à son bout sans accroc, accompagnée de douceurs Déposer ces mots. M’écraser sans réfléchir dans le sommeil.
Le vent a quelque chose d’inhabituel ici. Vent lourd qui plie et ploie les interminables rangées de peupliers, qui soulève le sable et en transporte jusque dans votre lit. Hier soir, toute la ville éteinte parce qu’un saule s’est abattu sur une ligne électrique. Nous mesurons des voltages dans les boîtiers électroniques de nos antennes sur les grandes tablées de l’atelier de l’observatoire, je télécharge et analyse nos dernières données, nous buvons du mauvais café en attendant que ça se calme et que nous puissions retourner sur le terrain.
Marie Laurencin, Danseuses espagnoles (détail), 1920-1921 (en ce moment à la Barnes Foundation, Philadelphie)
J’aime ici, dans notre enclave pennsylvanienne, l’équilibre de nos soirées, les alternances et les harmonies qu’elles permettent. Ce soir, seule avec les enfants, je prépare un dîner semi-japonais, fais la vaisselle, le tout dans une longue paix – l’entropie et les cris réduits au minimum.
Je m’accoude à l’îlot en chêne de la cuisine, allume le haut-parleur, sélectionne un morceau. Cela m’arrive rarement, de ne rien faire, juste de m’arrêter et d’écouter la musique.
A. est en train de se préparer pour se coucher, il me glisse : « Maman, tu écoutes toujours le même Nocturne de Chopin. »
Son : non pas le Nocturne en question, mais Carnaval, Op. 9 : XII. Chopin(1834, interprété par Daniil Trifonov, 2017), écrit par Robert Schumann en évocation à Chopin. Le premier vouait une grande admiration – non réciproque – au second. Quelle vie, ce pauvre Schumann, entre la longue lutte pour pouvoir se marier avec celle qu’il aime (Clara), les acouphènes et les hallucinations musicales sur la fin, terminer sa vie à l’asile après s’être jeté dans le Rhin en pantoufles.
Jour de la Toussaint quelque part au fin fond de la Pennsylvanie.
Lorsque pendant la nuit, toutes les feuilles sont tombées. Lorsque les visioconférences ne démarrent plus à l’aube car l’Europe est passée à l’heure d’hiver. Marcher dans le froid avec une écharpe en laine rouge. Roald Dahl et Wes Anderson se rejoignant dans une chorale de rétro roux. Commencer une étude neutrinos avec un chercheur qui s’appelle Fox. Prendre une douche brûlante au son de vieilles milongas.
Les trois heures de route jusqu’à Philly sont une enfilade de flamboyance. De vallée en gorge, puis dans le dégagement des plaines ponctuées de fermes de bois rouge liseré de blanc, le long des rivières aux noms qui attrapent les rêves : Juniata, Susquehanna… Partout cette tapisserie de roux, de cuivré, de toutes les déclinaisons possibles de l’orange. Je roulais, seule, les couleurs me brûlant les yeux et jusque dans la poitrine. Dans les étincelles de mon cerveau, je construisais les phrases de la fin de mon chapitre, cherchais confusément l’axe du suivant. Je me trompe quatre fois de route… Et cette pensée si forte et douce qui me traverse : quelle chance d’être seule avec moi-même pour vivre pleinement cet enchantement. Ça n’aurait supporté aucune présence humaine. Mais bien sûr a posteriori, la nécessité viscérale de l’esquisse et du partage.
Meyer, encore, comme une évidence pour accompagner cet été indien pennsylvanien : Edgar Meyer, Concerto pour violon : II. Dramma musicale, eroico, lirico et gioioso. Interprété par Hilary Hahn, Hugh Wolff, Saint Paul Chamber Orchestra.
Je me hâte dans les rues longues, larges, bordées de maisons pennsylvaniennes à porches. À un carrefour, comme je m’apprête à traverser, dans le ciel bleu discret, pur et froid, d’un coup cette envolée de feuilles jaune d’or qui montent dans le bleu une nuée
Je m’arrête. On a l’impression, parfois, que la nature se met en scène pour vous pour le moment où vous arrivez à ce carrefour avec votre bazar dans la tête. Elle s’est faite belle et vous intime de regarder. De capturer.
Impossible à capturer avec un iphone Je la capture avec les mots, tant que je peux sans arriver à en rendre la sensation éphémère suspendue
Sensation délicieuse qu’on s’est faite belle pour vous