Wadmalaw Island

Sur des dizaines de kilomètres, la route est un tunnel de chênes qui s’embrassent, enguirlandés de grappes de Spanish moss, dans une enfilade de verdure gris sombre, à mi-chemin entre la profondeur et le fantomatique. Sur des dizaines de kilomètres, les bas-côtés sont noyés d’eau noire, les marécages émeraude alternent avec des grandes demeures à colonnades et les mobil homes rouillés. Tout au bout, au bout des terres et du monde, on débouche sur des langues de mer, et cette cabane de pêcheurs de tôle et de cordages, à l’eau salée tapissant le béton ; j’y dépose mes ballerines avec précaution, et troque un sac de crevettes pêchées du matin contre un billet.

Leur goût sucré, la fraîcheur de leur texture croquées sous la dent, lorsqu’on leur fait la fête, tous les quatre face aux lampées de mer, à les éplucher et les déguster crus, seuls au bout du monde sur une passerelle de bois. Le bonheur parfois a le goût de crevettes crues. Je prends note que pour atteindre le niveau supérieur, je devrais toujours me balader avec une fiole de sauce de soja et un pochon de zestes de yuzu.

Cherry Point Seafood, est. 1933, sur Madmalaw Island, mars 2024.

Choses incongrues et jolies 7

Newark, 7h du matin.
Dans le airtrain qui m’emmène
de l’aéroport vers NYC,
paysage moche, industriel et sale,
je converse avec L. qui écrit une chanson.
L’aube est grise et entartrée de sommeil.
Dans le ciel, au-dessus des fumerolles de déchèteries,
la silhouette gracieuse d’un couple d’oies bernaches.

Empreintes de pattes d’oies bernaches, Bald Eagle State Park, Feb. 2023.

Apollo 11 : suspensions

Dans la salle de l’exploration lunaire, bouleversée par la reconstitution de l’alunissage tel que vécu depuis Apollo 11. Transformer une guerre nucléaire potentielle en course pour aller marcher sur la lune, c’est d’une poésie. Puis la concentration dans les voix d’Armstrong et d’Aldrin ; on pense au tunnel cérébral dans lequel ils rentrent, au moment où la capsule descend. Cette suspension. Où il n’est pas clair qu’ils vivront. Où il n’est pas clair qu’ils aluniront. Suspension, encore, au moment où il avance son pied et va fouler ce sol. Suspension vertigineuse, enfin, au moment où ils ont tout vécu et qu’ils retournent vers la Terre. Que survivre alors est presque un bonus, mais semble obligatoire, vu le déroulement parfait de tout le reste.

Il faudrait faire une collection de ces moments suspendus dans l’Histoire. Le moment où le temps continue mais l’esprit a saisi le ponctualité de l’instant. Le moment où l’avant et l’après se confondent en une singularité. Et tout semble s’étirer, dans l’âme comme dans le déroulement des choses, comme pour mieux emplir ce qui nous constitue, cette baignade ultime dans la construction poétique de l’Humanité.

Reconstitution de l’alunissage, vécu depuis la capsule Apollo 11. Space and Air Museum, Washington D.C., jan. 2024.

Lorsque je lui envoie ce film, S. a cette déclaration, le bouleversement rendu au bouleversement : « Le tout c’est d’être assez poète et givré pour se lancer … et le faire ! Un peu comme planter des antennes radio dans le désert. » Je m’arrête. Réalise. Savoure. Et réponds l’air de rien que c’est bien plus pépère d’attendre que les particules tombent, les pieds rivés au sol – mais que oui, la poésie est bien là.

« Et merci de partager cette aventure avec moi. »
Cette phrase, si douce et pleine de tout ce qu’est pour moi le projet G., je ne sais plus si c’est lui ou moi qui l’écris en premier.

Pennsylvania Song

Longues longues routes entre les collines pennsylvaniennes enneigées, longues longues rues bordées de maisons de briques aux portes colorées, longues longues bourrasques de vent glacial, dans de longues longues conversations qui s’étirent, vont et viennent, dans des lampées de café ; quelque chose, comme un temps gris et une musique langoureuse, longue nuit, de mots et de mots, dans des compte-gouttes aux paupières closes, le grand rectangle des rêves aux draps vierges. Semi-inconsciente, je lançais dans des paniers de basket des pommes-neutrinos vertes, je pensais à Delphine Seyrig et sa robe rouge, à la succession des voix off qui disent et ne disent rien, au phénomène confus de la contemplation, à la profondeur bouleversante de l’ellipse. Au matin ma robe noire, mes cheveux mouillés, et cette petite tache de peau blanche au-dessus du genou gauche de mon bas de cachemire, l’accroc de la boucle de ma botte quand j’ai croisé les jambes. Le soir, N. me confie tant de choses qui lui sont apparues et qui me remuent, et sur moi, elle me demande : « Electre, qu’essaies-tu de sauver exactement ? »

Son : toujours cette antienne, mais cette fois-ci entonnée par la voix rauque de Jeanne Moreau, composée par Carlos d’Alessio, India Song, 1975, dans la BO du film éponyme, par Marguerite Duras, basé sur son roman Le Vice-Consul.

Paul Cambo et Renée Devillers dans Electre de Jean Giraudoux, au Théâtre de l’Athénée, Paris, mai 1937. Photo Roger Viollet.

Workshop [-2] : Convergences transatlantiques

Je songe, depuis ce matin, à tous ces fils transatlantiques tracés dans l’air, nuages d’eau ; dans les cabines, ceux qui composent des transparents sur leur laptop, bercés par le bourdonnement des moteurs. Et dans les maisons européennes – dont la nôtre au parfum de bois vintage –, ceux qui préparent leurs valises, réservent leur taxi et se couchent tôt pour se lever à l’aube. Une toile qui se tisse et converge vers ma petite ville pennsylvanienne, au milieu de centaines de kilomètres de forêts. Étourdissante convergence de tant de fils verts et marine qui me sont chers, et je me sens un peu magicienne, comme si je les enroulais d’ici entre les doigts et qu’ils se raccourcissaient. Toute la journée, toute la soirée, à faire les choses posément, une par une, mes réunions de collaboration apaisées, l’interaction tranquille avec mes enfants merveilleux, la géniale ré-écriture de mon chapitre, et cette douce montée en puissance qui soudain prend de l’ampleur quand je reçois ce message de O. avec une photo de notre petit V. : « On a déjà pris trois kilos à Philly ! » Je leur propose : « Vous voulez passer à la maison prendre un whisky ? » et eux : « On est bien chauds, on atterrit à 22h ! » Le tout ponctué d’amour dans des formes diverses. Je suis dans cette attente suspendue, enveloppée dans un bain de joie chaude, comme si, dans les prochaines vingt-quatre heures, j’allais me rassembler avec tous les morceaux manquants de moi-même.

Son : Thomas Newman, Across The Ocean, in Elemental (Original Motion Picture Soundtrack).

FlightRadar24, Over the Ocean—24 Hours of Transatlantic Flight

Sibelius dans la forêt enneigée

Il a neigé vingt heures d’affilée, et au matin le silence. Les enfants poussent des cris de chiots quand je leur propose d’enfiler leurs combinaisons. Je dégage la voiture ensevelie. À dix minutes de route, on enfonce nos bottes sur les traces d’une petite rivière. Il n’y a personne. Sous la neige, il m’apparaît soudain clairement à quel point la forêt pennsylvanienne est différente des européennes. L’implantation ? La verticalité des arbres ? La couleur de leurs troncs et des feuillages persistants au vert percutant ?

Sur le chemin du retour, comme nous sommes seuls et que le paysage l’appelle, je dégaine le quatrième mouvement de la Symphonie No. 6 de Sibelius. J’en fais profiter les animaux féeriques et la flore au repos. Et mes enfants.

Juste avant la cinquième minute, je m’arrête de marcher. Le son de l’eau. La forêt habillée. Le froid au bout des orteils. Quand la harpe surgit, pendant quelques secondes, il n’y a plus qu’une noyade parmi les particules de l’Univers. Et en rouvrant les paupières, la larme au coin de celle de A.

Dans l’après-midi, je sirote mon Earl Grey, je remplis des fiches Excel, et j’écoute perler les notes de piano, le rythme de l’eau goutte à goutte et le sentiment de blanc nostalgique : A. compose son morceau de l’hiver.

[C’est donc pour ça que j’ai fait des enfants – pour résonner ensemble la première fois que je pleure en lisant Electre, et la première fois que j’écoute Sibelius dans la forêt silencieuse, au lendemain de la tempête de neige.]

Son : Jean Sibelius, Symphony No. 6 in D minor, Op. 104: 4. Allegro molto, Wiener Philharmoniker dirigé par Lorin Maazel, 1991.

Forêt pennsylvanienne, janvier 2024 © Electre

La mer emprisonnée

Une grille de simulation eulérienne ?
Bretzel géométrique au goût de sel
Sous le solide immuable, le liquide fluctuant
La rouille au sucre glacé, l’écume écrémée
La mer emprisonnée
L’échappée apaisée

La mer emprisonnée, S.P., tous droits réservés, avec son aimable autorisation. À regarder avec le son sans modération.

Straight Rye Whiskey Friday

Parce qu’il ne faut pas se laisser abattre
Trio Petrucciani, whiskey, bougies
Papillote au chocolat noir de Madagascar
Équations de cascades par myriades
Et laborieuses corrections de chapitres
Nancy Huston : fabuleuse fabulatrice
L’égrènement des mails des établissements
Annonçant leur fermeture
Dehors la tempête de neige se prépare.

Son : Anthony Jackson, Michel Petrucciani, Steve Gadd, Home, in Trio in Tokyo, 1999

Choses insoutenables

Arpenter la petite ville universitaire sous la pluie
de bibliothèque en librarie,
à la recherche d’un exemplaire de Faust
Les allées du campus, désertes, paisibles, grises
Le Magnificat céleste tout en haut de l’âme
Dans la transe, l’épiphanie
d’avoir trouvé la pièce manquante à mon prochain chapitre
Arpenter mon monde parallèle, au milieu de fantômes
Sylvia, Schwarzschild, Montero, Goethe, leurs folies
Ouvrir des livres anciens au Webster,
aux pages crayonnées dans ce cursif allemand
Débusquer Goethe, enfin.
Être plongée dans le sentiment océanique cher à Romain Rolland
La résonance absolue avec toutes les particules de l’Univers
y compris les neutrinos de ultra-haute énergie.

L’insoutenable certitude d’être vivante.

Son : Suite et fin d’hier, le Magnificat de la transe. Taylor Scott Davis, Magnificat: V. Gloria Patri, VOCES8 Foundation Choir & Orchestra, 2023

Caspar David Friedrich, Frau vor untergehender Sonne, huile sur toile, circa 1818