« I’m done being vulnerable, »

J’annonce ça à S., et j’aimerais être comme elle me conte, pleine d’hormones d’accouchement, force tranquille décuplée, ce qu’elle est déjà de nature. La force primaire que j’avais acquise dans les bois, comme je le craignais, elle se morcelle au contact de la France et ses couches multiples de philosophie psychanalytiques, de ses préciosités et complexités recherchées. Je suis vulnérable, car en attente, suspendue et accrochée aux temps qui me rapproche des attentats. Janvier 2025 : les fins et les débuts de tout.

Son : Mozart / Arr. Grieg for Two Pianos, Piano Sonata No. 16 in C major, K. 545, interprété par Martha Argerich et Piotr Anderszewski

En Pennsylvanie, fin septembre 2023.

Autrans, David et Amélie

Autrans, Vercors. Dans des chambres de colonies de vacances, lino et moquette usée, projecteur mourant, pas de connexion internet, brume et montagnes invisibles, la prospective quinquennale a réussi la prouesse de monter le gratin astrophysicien dans l’un des lieux les plus inadaptés et inintéressants de la France.

En marge de l’événement pro, David Elbaz illumine la soirée en contant le ciel au grand public. Et je me rappelle en l’écoutant que c’est sous ce ciel grenoblois que tout a commencé.

Je chuchote cette révélation dans la pénombre de la salle de conférence, alors que David brille dans le spotlight, à un collègue que je connais depuis deux heures à peine. Alors que je lui déversais l’instant d’avant mon non-enthousiasme pour cette cuvette montagnarde, pour mes années adolescentes terreuses et glauques… « Je viens de me rendre compte que c’est ici que j’ai eu ma vocation. »

Et David, que je croise avant sa conférence par hasard, qui m’interpelle dans un couloir désert. « Je t’ai aperçue par la fenêtre en descendant du taxi. Je me suis dit : c’est amusant, parce que ce matin, j’étais au comité national du livre, et on a examiné le tien. On l’a mis en première priorité. Ça fonctionne drôlement bien, tu as trouvé un style qui n’est pas gratuit. Et le fait de raconter notre science, tu y es carrément. »

Deux heures plus tôt, j’avais abruptement quitté les ateliers de prospective prétextant un call zoom, alors que je venais de recevoir un message de mon éditeur contenant mon livre mis en page.

Je n’ai encore rien écrit sur tout ça. La couverture. Les épreuves mises en page. À personne je crois que je n’ai pu dire, écrire, ce que ça fait.

Aujourd’hui, je me rends chez mon éditeur, et j’y reste trois heures – qui me semblent cinq minutes – pour qu’il m’explique la suite des aventures éditoriales. Dans l’atrium, je croise Amélie Nothomb ; elle me dit tranquillement bonjour.

David Elbaz et Matthieu Fauré, Alma, Ed. Alisio, à paraître le 16/10/2024

La part de celle qui écrit

Aymeric : Est-ce que quelqu’un qui a lu vos livres plusieurs fois de manière attentive peut vous connaître mieux que quelqu’un qui vous fréquente ?
Amélie Nothomb : Bien sûr ! Mais infiniment mieux. Il me connaîtra plus profondément.

Interview Brut, d’Amélie Nothomb, 2024

Je refuse, personnellement, de me définir essentiellement par la trame de mes mots – par cette partie cérébrale qui sort du bout de mes doigts. Je suis multitude, et me connaître, c’est autant me lire que me fréquenter, que collaborer avec moi, ou marcher ensemble sur les quais de la Seine. Je formulerais la chose en négatif, plutôt : il est vrai qu’une personne n’aura jamais accès à mon entièreté sans m’avoir lue. Il lui manquera toujours la clé.

Très intéressant, d’ailleurs, tous les proches à qui je donne la clé pour leur permettre cet accès-là, et qui décident de ne pas s’en saisir. Je crois que connaître quelqu’un dans de nombreuses facettes, c’est un investissement, et c’est dangereux. Tout le monde n’a pas le temps, ni les épaules pour. Et réciproquement, pour la personne qui mène la multi-vie de l’écriture, il est important d’avoir des mondes cloisonnés où se réfugier. Tout ne doit pas être perméable pour éviter les naufrages globaux. D’où ma terreur de voir les mondes de la recherche et de l’écriture fusionner sur un livre, et dynamiter le grand mur que j’avais tenu pendant dix-huit ans.

Lewis Carroll, Alice’s Adventures in Wonderland, Scarce Crowell Edition, 1893

Amélie Nothomb parle

– de sa confiance envers son éditeur
– du bouleversement que peut être le courrier de ses lecteurs
– de la connexion qui peut arriver avec une personne
– de la nécessité de l’effort et de la discipline (japonaises) dans toute entreprise

Cette interview, on se croirait dans un exercice de funambulisme, où la force et l’émotion touchent à la fêlure. C’est rassurant que l’on lise encore, et qu’on lise encore des personnes de cette trempe, qu’en ces temps désarticulés, on sache encore identifier et mettre en avant ces carmins-là.

Altas céleste de Dunhuang

L’archiviste de la British Library de Londres m’entraîne dans le dédale de ses sous-sols avec sourire, couettes et lunettes papillon. Elle m’évoque l’astronome Jocelyn Bell dans les années 1960, à l’époque où elle était étudiante et découvrait les étoiles les plus petites et plus puissantes de l’Univers. Elle parle vite et beaucoup, avec un accent d’un comté du nord que je ne saisis pas toujours. […]

Devant moi s’étale une bande de quatre mètres de papier d’écorce de mûrier, sertie de plus de 1300 petits points annotés de caractères chinois et connectés entre eux. Datant du VIIème siècle, il s’agit de la plus ancienne carte d’étoiles existantes. Elle a été retrouvée intacte, après mille deux cents ans à sommeiller dans une grotte bouddhiste sur la route de la Soie, près de la ville historique de Dunhuang, dans le désert de Gobi.

Je ne sais pas à quoi je m’attendais à la vue de ce document. À être transpercée par la connaissance et la connexion suprême ? Qu’un jet de matière et de lumière me sorte du coeur et rejoigne les confins de l’Univers ? Q’une pluie de particules cosmiques de ultra-haute énergie pleuve soudainement sur mes détecteurs, justement installés dans le Gobi, et que mes collègues m’appellent en urgence sur mon téléphone pour m’annoncer la nouvelle ?

Bizarrement, rien de tout cela. (Quelle déception.)

Ai passé la semaine à mettre un doigt de pied dans la « salle des cartes » envoûtante de l’astronomie chinoise. Je me suis lancée dans une nouvelle version d’avant-propos pour mon livre – entreprise à la fois heureuse car délire fabulé, et laborieuse et frustrante par manque de temps. Si je pouvais, je passerais une année entière à lire sur le sujet et à aller causer aux spécialistes.

Heureusement, mon éditeur me coupe dans mon élan, en m’écrivant que mon premier avant-propos – sobre et court – est parfait, et que stop ! je ne dois plus toucher à mon texte, car il entre en phase de mise en page.

Son : déjà mis en ligne ici, mais la quintessence des atlas mise en musique : Steven Gutheinz, Atlas, in Atlas, 2018.

Détail de la carte stellaire de Dunhuang, ca. 649-684. Numérisée par les soins de l’International Dunhuang Programme et le British Museum pour contemplation ici.
Et puis cette photographie que j’adore de Jocelyn Bell Burnell, parce que c’est avec ce sourire, ces couettes et cette pêche qu’on a envie de faire de la physique. Au Mullard Radio Astronomy Observatory à Cambridge University, en 1968. © Getty – Daily Herald Archive/SSPL

Atlas réels et rêvés

François Place, Atlas des géographes d’Orbae, Tome 2 : « Du pays de Jade à l’île Quinookta », 1998

Atlas des géographes d’Orbae, de François Place, 1996 – 2000.
Planches de dessins détaillés et raffinés qui permettent rêves/inventions de paysages et d’histoires, comme quand nous étions enfants. Belle idée, mais une plume un peu sèche. En même temps, l’exercice est de présenter un atlas et ses récits associés, ça semble adéquat d’être factuel et non lyrique.

Marco Polo, Livre des merveilles, par Odoric de Pordenone, traduit en français par Jean le Long, 1298 (, ce n’est qu’une des versions existantes). Parce que finalement, il n’est pas nécessaire d’aller chercher dans la fiction pour l’évasion et la folie exploratrice, enrobées de contes utopiques. Vingt-quatre ans d’Asie, de terres, de cultures, d’éblouissements en bouleversements. Et revenir. Moi, c’est cela qui m’interpelle : comment revenir et vivre après cela ? Quelles souffrance et solitude – d’où le partage avec son livre dicté, certes, mais maigre contrepartie.

Les villes invisibles, Italo Calvino, 1972. J’aimerais lire l’italien couramment pour lire Calvino dans le texte. Marco Polo, à la cour de Kublai Khan, contant le contenu de sa boîte à trésors : une collection de villes surgies de mailles cérébrales et oniriques. Poésie mêlée à bizarreries. On pense à Borges. Les images sur chaque ligne, sans aucune nécessité d’aquarelle. Et la sensation de vivre une analyse sociétale percutante dans une merveilleuse boîte de cristal.

Le rivage des Syrtes, Julien Gracq, 1951. L’amour des cartes de Gracq, j’en ai déjà parlé. On est toujours dans cette même démarche : les terres rêvées, effrayantes ou douces, que l’on modèle à partir de celles connues, dans des langues d’eau et de minéraux. Le liseré qui délimite les mondes et les songes, l’invention des cultures puisque celle qui nous héberge a la contrainte de la réalité.

Novecento : pianiste

Mes doigts se sont arrêtés dessus hier, alors que je parcourais notre bibliothèque, et je l’ai avalé de nouveau, tout rond, comme un bonbon : Novecento : pianiste de Alessandro Baricco.

J’écrivais à X, il y a plus d’un an – une éternité en temps electrien – : « Est-ce que tu as lu Novecento : pianiste ? » Il m’avait répondu que non. Alors que c’est un livre pour lui. Mais on ne force pas le cours des âmes et les itinéraires de la réalité. X est passé, il a laissé comme la dernière fois sur son passage, une longue trace mystérieuse pleine de notes de piano et d’images, et puis il s’est effacé dans les contingences terrestres. Parce qu’il paraît que la vie est une chose sérieuse, pas du grand n’importe quoi à vivre éveillé.

Son : Anthony Jackson, Michel Petrucciani, Steve Gadd, Home, in Trio in Tokyo, 1999

Post-partum [2]

K. m’enlace de ses bras potelés et me dit : « Tu commences à être un peu vieille. » Sûrement. Hier, au milieu de la nuit, j’ai plongé dans un vieux dossier d’écrits ébauchés, de nouvelles achevées, de romans de ma vingtaine. Je n’avais peur de rien alors, et le tricotage des mots et des phrases, nourri de quantité de lectures et d’études, avait bien plus d’intérêt que mes larmoyances actuelles. Et les intrigues : je suis restée suspendue sur mes textes, à me demander quelle serait la chute ; comment ai-je extirpé ces étrangetés percutantes de mon cerveau ? Je devais avoir quelque chose, dans cette jeunesse. Que j’ai perdue depuis – puisque j’ai mis mes neurones au service de la science. Là où je pense que d’autres ont bien plus de potentiel.

C’est probablement la saison des crises existentielles, j’en avais faite une l’année dernière, à la même époque. Je m’y adonne maintenant car enfin j’ai ma clôture, avec l’approbation de mon éditeur sur l’ensemble de mes chapitres. C’est là, maintenant, qu’enfin je peux vivre la dépression post-partum avec mon livre.

Je suis loin d’être indispensable dans la science. Je me bats et je fais mon travail, mais je ne porte rien qui m’est propre et que d’autres ne pourraient faire à ma place. Alors que si j’avais écrit, j’aurais peut-être fait quelque chose de cette voix, de ces mots, de ces idées et constructions farfelues. Je les aurais dé-multipliés, et je les aurais utilisés pour croître et faire croître.

Ce livre, je l’ai transporté aussi loin que j’ai pu dans ma direction, tout en jouant le jeu du livre scientifique. Mais j’aspire à écrire autre chose – autre chose que je pense que je ne peux plus écrire, car j’ai perdu la fraîcheur et l’audace de la poésie. Qu’est-ce que j’ai fait de ma vie ? Qu’est-ce que je fais ?

Son : Kerry Muzzey, Chamber Orchestra Of London, The Secret History, in The Architect, 2014

Matcha latte et mue de cigale, dans l’un de mes cafés hipsters en Pennsylvanie, août 2023

Nancy

14/08/24. Nancy. J’ai déposé mes enfants – merveilleux – à Strasbourg ce matin. Dans les trains successifs, je continue à corriger mes chapitres, envoyés par rafales par mon éditeur. Je ne suis pas impressionnée par cette ville de l’Est, ni par sa place Stanislas, ni par ses rues un peu quelconques. Mais le médecin que je suis venue consulter pose une veine solide et apaisée dans mon cerveau limbique. À l’hôtel Mercure près de la gare, je m’installe pour une visio importante avec l’autre bout du monde, et c’est la suite des apaisements, des confirmations. Le soir, rentrée chez moi, après une dernière réunion tardive depuis ma chambre, je daigne enfin tâter tout ce qui m’entoure, et pousser ce petit soupir, ce souffle de la vie : oui, tout est encore là, la furie des éléments n’a pas balayé mes constructions, oui nous sommes solides, nous sommes là, debout, et parfois le navire tangue, mais nous ne perdons ni le cap, ni nos soutiens.

Son : Michel Camilo y Tomatito, El Día Que Me Quieras, in Spain Again, 2006

Aaron Becker, The Last Zookeeper, 2024