Cherche encore

C’est un peu comme si j’étais revenue au niveau de septembre 2022. Mais sans la courbe montante et scintillante que je sentais alors percer dans mes os. C’est comme si j’avais, en deux ans, vécu une métamorphose. Je me suis agitée sur tous les plans, géographique, expérimental, théorique, directoral, familial, personnel, culturel, relationnel, et surtout écritural. J’ai accompli tout ce que je souhaitais accomplir – ou presque, il faut encore que j’écrive un papier et que je fasse tourner quelques simulations cet été. Remercié, je crois, toutes les personnes qui m’ont soutenue sur les jeunes chemins de ma vie. Je suis passée de la trentaine à la quarantaine. Je me sens numérologiquement plus posée, plus apaisée, et tranquille dans les responsabilités qui m’incombent, les éléments que je dois incarner. Je mesure pleinement ma chance.

Mais je n’ai pas trouvé ce que je cherche (encore).

Son : Taylor Scott Davis, To Sing Of Love – A Triptych: II. Perilously, VOCES8 Foundation Orchestra, Jack Liebeck, Barnaby Smith.

La dame à la licorne : À mon seul désir. Musée national du Moyen Âge, Paris, entre 1484 et 1538.

Merveilleuse Amérique

Marrant : c’est lorsque je suis dans les rayons du Walmart, en train d’acheter un carton de déménagement, que je me rends compte de l’évidence. Nous quittons l’Amérique. Mon Amérique facile, mon Amérique pragmatique, celle de l’immédiateté, de l’énergie à revendre, où il y a juste à tendre les mains pour saisir les opportunités, celle folle et coulante, celle qui préfère les compromis et croit en ses tabous. Mon Amérique, critiquée et aimée, sa chaleur abêtissante et ses intérieurs sur-glacés ou sur-chauffés dans des hivers blancs. Sa nourriture sur-salée sur-grasse sur-épicée pour compenser la hâte de grignoter plutôt que de savourer, ses gens qui vous embrassent et vous oublient aussitôt, et le plaisir d’être d’ailleurs et d’ici à la fois, de n’être jamais ancré nulle part, la gratuité des interactions et des actions, avec une pression sociale réduite à un fil, apprécier les instants comme ils passent, sans le poids des futurs fluctuants et plein d’options.

Je n’ai en moi ni pleurs ni mélodrames, je suis habitée et pleine, heureuse de cette aventure, nous voguons de port en port, de minéral en minéral, j’espère que c’est ce que les enfants auront appris cette année : que nous pouvons partir, revenir, repartir, la puissance de la liberté, que la vie s’écrit et se saisit dans les géographies. Pour cette exploration, l’importance des quelques cristaux humains qui se gardent dans la poche, qui nous gardent dans le fondamental, qui nous rattachent aux différentes facettes que nous sommes, et qui font que jamais nous ne nous perdons, dans cette merveilleuse errance.

Son : Yo-Yo Ma, Stuart Duncan, Edgar Meyer, Chris Thile, Attaboy, in Goat Rodeo Sessions, 2011

Détail de la lampe Tiffany Trumpet Creeper (jasmin ou trompette de Virginie), probablement dessinée par Clara Driscoll, ca. 1900-06, The New York Historical Society.

Lady Macbeth physicienne

Fébrile, je ne dors pas assez, je bois trop de café, je me prends la tête dans des bugs, des calculs, des papiers où je ne trouve pas les infos que je cherche, des figures que je trace qui ne disent pas ce que je voudrais… Je m’exaspère de la lenteur de mon cerveau, des détours qu’il doit faire pour implémenter ce qui m’apparaît si vite à l’esprit (comme si j’étais deux), c’est ça, le métier frustrant de l’artisan, d’être dans la saleté, de la laver, la laver avant d’arriver à la fibre – j’avais oublié à quel point ça me rendait folle de faire de la recherche. Lady Macbeth lavant compulsivement sa tache de sang.

J’écrivais à un ami, il y a quasiment un an de cela, quand je détricotais ma crise de la quarantaine : « Mon cerveau aura toujours besoin de cet équilibre entre la science et l’écriture, entre jubilation et respiration ». Cette année me prouve à quel point cet équilibre m’est nécessaire. Mais jubilation ? Je crois que là, on est plutôt dans le domaine de l’obsession et de l’auto-torture mentale…

Il faut avouer cependant : le luxe de cette torture, et chaque décharge de plaisir au moment où l’on croit avoir résolu un morceau de l’énigme. Le luxe d’avoir ce problème inconséquent à mâchouiller à toute heure de la journée et de la nuit, comme un jerky de boeuf bien séché et poivré, qui relâche sa saveur à chaque fibre qu’écrasent les molaires.

Mais oui, je vais vous le dire, vous l’écrire, au nom de tous les chercheurs et chercheuses qui vivent de et pour cela : la recherche en physique, ça rend vivant, depuis l’extrémité des neurones jusqu’aux battements des artères.

Vassily Kandinsky, Arc et point, 1923

La France comme un système de Vlasov-Poisson

Crouseilles et al., in « Asymptotic Preserving schemes for highly oscillatory Vlasov–Poisson equations », J. of Comp. Phys., Vol. 248, 2013

Le soulagement. Le sursis ? Combien d’années encore de soupçon de bon sens ? Les cycles et les Histoires se rompent-ils ou sont-ils des fatalités, la psychohistoire d’Asimov, des équations implémentées dans les patterns de populations avec nos caractéristiques intellectuelles et émotionnelles ?

Y a-t-il mieux à faire que d’essayer de comprendre l’Univers et d’écrire des livres qui cherchent à exprimer cet autre pan d’humanité, celui qui collectivement tend à des formes de joies, à aller vers des avants fondamentaux, cérébraux et pertinents ? J’imagine…

L’aventure éditoriale

Après la traversée du désert dans le flou total avec deux lignes sibyllines tous les deux mois, mon éditeur m’accorde enfin une demie heure pour faire le point. Et je rentre dans le monde de l’édition… Au cas où ça n’était pas clair dans ma tête (ça ne l’était pas), mon livre sera un objet commercial, avec objectifs de vente, et je n’ai donc pas de prise sur le titre, le sous-titre, la couverture, le blurb (petit mot d’encouragement d’une personnalité, sur un bandeau). Au cas où ça n’était pas clair dans ma tête, il s’agit d’un livre de science, donc hors de question d’avoir un titre subtil, les termes du genre « tumulte » étant trop « alambiqués » pour le grand public. Il me laisse entendre tout ça avec ses yeux bleus, son charme sympathique et beaucoup d’attention malgré sa course entre les réunions. Je dis : d’accord, et puis je pense, c’est vrai, finalement, ce qui compte c’est que les gens l’achètent, ce livre. Ensuite, ils l’ouvriront, et ce qu’ils trouveront à l’intérieur, ce sont bien les chercheurs et la science tels que j’ai voulu les partager.

Je passe des chapitres sous DeepL (argh, quel carnage) et j’envoie des bouts de textes à quelques personnages-héros pour autorisation et pour recherche d’incohérences scientifiques. Deux heures plus tard, inattendu, un message d’Andromeda – qui a lu la version française : « Beautiful writing! […] »

Je réalise à ce moment-là, entre la montée des larmes, qu’elle est la première personne, au-delà de mon éditeur et de mes enfants, à avoir lu un extrait de mon livre. Ma vie est une évidence.

Florian Freistetter, Fusion de deux objets compacts

Un brin baroque certainement

Ce soir, ciel menaçant gris teinté de roses – et vent, comme s’il tournait. L’air plein d’humus et de sève, d’odeur rance des maisons américaines, et la pluie à venir. Je m’échappe dans mon bar aux lampes Tiffany pour siroter un cocktail pendant que je fais tourner des codes Python qui grimpent dans l’ionosphère à la recherche de la frappe qui marquera le sol d’un anneau Cherenkov. Ces derniers jours, enfin au cœur des actions, à la recherche du bruit galactique, à construire une banque de simulations, à écrire des équations ! Et cette ligne tant attendue dans mon courrier ce matin : « un brin baroque certainement, trop précieux par endroits mais efficace et surprenant : bravo ! » Les éditeurs parlent une langue qui leur est propre.

Son : John Harle, RANT!, interprété par la BBC Concert Orchestra et surtout Jess Gillam, flamboyante, au sax soprano, pour un shot de pêche et de joie teinté de folklore Cumbrian.

Entre chien et loup en Pennsylvanie, et la poubelle des voisins. Juin 2024

Obsolescence programmée

Couverture de Constantine Balanis, Antenna Theory, 1982

À l’université, je vais directement à l’imprimante. Je serre contre moi cette liasse de pages. Je ne veux pas les lire, je les range au fond de mon sac. Mon Antenna Theory pèse une tonne sur mon épaule. Je me pose dans un café, j’en grignote des chapitres et lis des papiers sur le beam-forming ; avec un étudiant, je m’engouffre dans les données prototypes à la recherche de bruit galactique. Je ne veux pas m’arrêter – et puis aussi, je plonge tête la première dans la préparation de la grande messe annuelle de la collaboration G.

Je me disais : j’ai écrit ce que je voulais. Trente-cinq ans que je voulais écrire. Et finalement, pas besoin d’un roman ; ce livre, c’est ce qu’il fallait cracher, il me ressemble aujourd’hui dans mon entièreté. Me voilà satisfaite. C’est comme si une case était cochée et que mon cerveau était passé à autre chose. J’ai envie de faire autre chose maintenant, quelque chose de nouveau que je n’ai pas encore touché.

Cette obsolescence programmée, je ne sais qu’en faire. J’aurais pourtant cru que l’écriture était ancrée en moi comme une identité. Mais même revenir ici ne m’intéresse plus tant. Est-ce que je vais mettre ma plume dans cette boîte à souvenirs de ce-que-j’ai-touché-et-ne-suis-plus ? J’attrape, je touche tout ce qui passe, m’intéresse et connecte aux domaines, aux choses, aux gens – mais je ne suis éternellement que de passage. Où est-ce que ça me laisse ? Dans quel monde ? Quel intérêt ? Et que serai-je ? Aurai-je jamais une quelconque consistance, un corps – ou serai-je pour toujours cette coquille superficielle, fausse et vide ?

Son : Stacey Kent & Quatuor Ébène, Sting, Fragile (Arr. for String Quartet And Vocals), in Brazil, 2014

L’envol

Jusqu’à trois heures du matin, c’était le délire. Un étrange délire, et je me suis couchée hagarde, dans un entre-deux, sans autre sensation que celle du flottement et de l’inachevé, alors que pourtant…

À midi, après toutes mes réunions visio dans la cuisine, je sors dans le grand soleil, chapeau, robe et lunettes noires. Sur le perron, je trouve un colis. C’est mon kit Arduino qui vient d’arriver. Quel timing, me dis-je.

Je lève les yeux vers le nid de petits oiseaux rouges qui se sont installés sur notre façade, juste à côté de la porte d’entrée. Depuis un mois nous avons observé avec ravissement les cinq œufs bleus éclore, des machins aux gros yeux bouffis et sans plumes se blottir les uns contre les autres, les ailes pousser, les becs déjaunir. Aujourd’hui, quand je m’approche du nid, d’un coup toute la flopée s’envole dans un merveilleux bruissement.

J’aurais pu pleurer pour ce moment-là, vous savez. Que les oisillons choisissent ce jour, ce jour particulier qui fait suite à cette nuit particulière, pour s’envoler. C’est toujours ces incroyables aléas de la vie que je veux interpréter comme des signes. Le signe qu’il faut continuer à magnifier cette vie – que je ne me trompe pas de lentille, de direction.

Son : La voix profonde magnifique de Tokiko Kato, 時には昔の話を (Tokiniwa mukashino hanashiwo) qui clôture l’un des plus beaux films existants : Porco Rosso, de Hayao Miyazaki, 1992. Toute ma vie j’ai cherché à rendre cette impression-là : la fin, la non fin, la suspension, la nostalgie et les espoirs, les commencements de tout.

Pennsylvanie, mai 2024 © Electre

Recherche de transitoires

Au matin, entre deux réunions, je déroule avec un certain attendrissement le ruban de mon texte repris, des boulons un peu mieux resserrés, des coutures qui se voient moins, un long fichier blanc et noir qui porte tant de nuances. Et ces mots qui se glissent soudain dans ma tête : « Je crois que ça me ressemble. » Je savoure l’instant, car je le sais éphémère ; la satisfaction dans la création, c’est transitoire comme les signaux radio que l’on cherche…

J’ai quasiment tous les ingrédients pour écrire le final, discuté avec K., avec M., lu des articles et regardé des coordonnées dans le ciel, je suis prête à m’y mettre.

Chandra again and again and again

Et finalement, je fais ce qu’il faut. Je relis la bio de Chandra par Kameshwar C. Wali, en particulier, toutes les pages édifiantes que je n’avais pas lues. Il faut toujours, toujours se nourrir – comment avais-je oublié ? Ensuite j’ouvre une page blanche et en une nuit, je ré-écris entièrement mon chapitre. Tout coule. L’évidence : il n’y a que ça de vrai.