Rassemblement

Mon crumble cuit dans le four. Enveloppée de ce parfum rassurant de beurre, de farine et de sucre qui se solidifient, il y a quelque chose qui se des-émiette en moi, i.e., ça se rassemble.

Parmi une liste de lectures recommandées par Jérôme Attal, je trouve – Brautigan évidemment ! – et The Secret History de Donna Tartt, que je m’empresse d’aller emprunter à la bibliothèque. Il faut croire que je suis toujours dans ce puits de potentiel où tout conspire à résonner avec moi. Les premières pages me transportent dans un College Town centenaire du Vermont (État quasi-voisin de la Pennsylvanie), et le sombre héros suit des cours de Grec ancien, si bien que je me retrouve à lire Clytemnestre tuant Agamemnon, Oreste, les Érinyes qui rendent fou, et des pages entières sur la recherche du sublime par les Grecs…

And how did they drive people mad? They turned up the volume of the inner monologue, magnified qualities already present to great excess, made people so much themselves that they couldn’t stand it.

— Donna Tartt, The Secret History, 1992 (à propos des Érinyes).

Hier soir, en cherchant une citation de Sei Shônagon, je tombe avec stupéfaction sur des poèmes publiés de R., mon premier mentor d’écriture, celui qui, dès le collège, a été le premier à me dire de cesser de dégouliner. Il m’a lue avec tant de patience, m’a encouragée à écrire, a cherché à m’emmener vers la modernité et l’épurement, alors que tout dans l’enseignement du Français à l’époque était classique, académique et réglementé. J’étais obtuse, romantique, empêtrée dans ce classicisme et le besoin de baver sans retenue. Je ne l’ai jamais assez écouté, et voilà où j’en suis maintenant, à baver encore sur ces pages…

Mais quand je le contacte – parce que, trip down Memory Lane, quarante ans, personnes qui ont changé ma vie, besoin de dégouliner ma reconnaissance toujours etc. etc. – il m’écrit : « Electre, tu es presque inchangée, tu détiens les secrets des étoiles permanentes. » De quoi rentrer ma tête dans le sable… et aussi me nourrir pendant les dix prochaines semaines.

Et puis il y a S., qui m’offre le partage des sons et des lumières de ses journées dans une simplicité et élégance touchantes. Quand je lui révèle que j’ai un peu de mal à comprendre ce que c’est que « moi-même » en ce moment, il rétorque tranquillement : « Ce n’est pas grave, les autres sont là pour te comprendre. »

Enfin, en direct de Malargüe, Argentine, C., le prof néerlandais-expérimentateur-pilier-de-G., qui m’envoie les photos de ses steaks argentins et autres parillas. Je lui réponds invariablement : « IHYC » (I Hate You C.) et il me répond avec amour : « ILYE ». Ils ont réussi à installer les dix antennes du prototype, huit sont en fonctionnement et prennent des données.

Avec tout ça, il serait grand temps de me rassembler et de continuer à construire.

Stranded

Je passe l’après-midi au téléphone avec ma sœur, c’est ma première conversation transatlantique, et soudain je mesure l’isolement infini dans lequel je me trouve. Cela fait quasiment trois semaines que je brasse du vent dans ma tête, sans personne avec qui y mettre de l’ordre. Six heures de décalage horaire, c’est un océan.

Heureusement, la discussion science et stratégie sur G. avec M. me replonge dans les réalités familières, là où je sais ce que je fais et où je vais, et de même pour les fils de photos argentines envoyées par O. et ma petite équipe parisienne. C’est ça que j’ai construit toutes ces années, et ce projet m’appartient sans condition, ne dépend ni de mes angoisses ni de mes crises existentielles, ni d’aucune faune extra-académique.

Alors je sais que ce sera une année hors du temps et de l’espace. Une année très solitaire. Et peut-être que c’est bien comme ça.

Mise en place d’un câble transatlantique à Clarenville, Newfoundland, 1955. American Telephone & Telegraph Company, 1955. Mariners’ Museum Collection.

Sérendipité

Sur le Pink Lady au départ de Boothbay Harbor, les phares flottent entre l’eau et le ciel, les lampées de terre verte comme déposées au pinceau. K. dit qu’il a vu la queue d’un purpoise – K. voit toujours beaucoup de choses : des bouts de singe, de biches, de serpents, avec sérieux et conviction, ses cinq ans et son ciré jaune. 

Je repense à cette page argentine que je n’ai jamais écrite – époque asséchée, road trip en famille greffée à une mission sur le terrain, chaque neurone pris par la bataille contre ceux de A. 

Avril 2022 sur la péninsule de Valdes, lorsque nous parcourions l’île de bout en bout au couchant pour aller jusqu’à Punta Delgado, s’approvisionner en alfajores faits maison, les meilleurs de toute l’Argentine.

À Punta Norte à l’aube, les orques sont venues. D’abord loin dans le brillant de la mer, on les voyait respirer et souffler leur eau. Graduellement elles se sont rapprochées, venant se nourrir du banc de phoques à nos pieds, elles venaient pratiquer leur technique de chasse par échouement, se jetant avec les vagues sur le sable, dans un tango silencieux, au rythme des éléments. Nous étions quasi-seuls sur une butte surplombant la plage, à regarder ces fuseaux noirs et blancs luire hors de l’eau. J’étais asséchée, certes, mais rarement ai-je été aussi bouleversée.

Alors que notre bateau file devant le Carousel Marina, je me dis : les orques, les baleines, c’est comme le ciel transitoire, la sérendipité des supernovae, des événements violents, rares et imprédictibles que l’on attend, et qu’on attrape au moment venu si l’on est prêt pour la joie.

Je pense à G., et la nécessité de construire notre instrument : se préparer avec ambition, avec intelligence à accueillir le bouleversement. Je repense, avant ces vacances-là au Nord de la Patagonie, aux centaines de kilomètres parcourus dans la pampa avec M. et O. à cartographier le bruit radio entre les sillons des Andes

À cet instant précis, entre deux phares et ses eaux noires, les maisons de bois qu’on pourrait croire suédoises s’il n’y avait le drapeau américain, surgit un message de O. dans mon téléphone : « Une pensée pour toi alors que j’embarque pour Buenos Aires. » (O. part travailler sur le prototype argentin de GRAND.) Je suis surprise sans l’être. 

L’échange qui s’ensuit avec O., lui à CDG, moi sur le Pink Lady qui tangue, serrant K. et son ciré contre moi, O. et ses réponses sans détours, avec ses sentiments francs et cette tendresse assumée, m’emplit plus qu’un livre, plus que tous mes mirages, car de cette réalité, nous construirons un vrai projet et nous ferons ensemble cette chasse au ciel transitoire. 

O. conclut : « Je pense beaucoup à toi. On est connectés. » et moi : « On le savait déjà. »

Dramma musicale

Au crépuscule, le campus estival est vide et doucement éclairé de vieilles pierres. Je cherche une bibliothèque où travailler, et j’entre au hasard dans des bâtiments aux noms illustres, sertis de colonnes massives et plantés d’hortensias paniculata. Les classrooms sont ornées sur 360 degrés de tableaux noirs du siècle passé, encadrés de bois vernis, l’horloge du Old Main s’allume comme le ciel s’obscurcit, les écureuils et les lapins passent dans le champ de vision comme une version vivante de Bambi.

Je n’arrive plus à écouter les musiques qui me transportaient avant cette translation. Elles me semblent périmées, comme cette autre moi-même que j’ai laissée sur le vieux continent. C’est un comble de ne pas réussir à écouter Barber sur le sol américain – encore plus un comble que le Concerto pour violon me projette au Japon en avril dernier, dans le cahot des trains tokyoïtes que je prenais des heures durant, de séminaire en séminaire, dans une joie et assurance absolue, avançant mon livre et glanant des collaborateurs… Une autre époque et un état d’esprit qui me manquent cruellement.

Heureusement, il me reste encore Meyer et son concerto pour violon, qu’apparemment je n’ai pas complètement usé à Paris. Je crois même que je le re-découvre en étant ici. C’est tellement américain, cette dramaturgie, et les petits moments appalachiens qui dansent dans l’oreille. [Mais je ne peux m’empêcher derrière de revenir à Ravel, Saint Saëns : le déracinement, propice à la redécouverte desdites racines – et de relire Kean.]

Ce sera sans aucun doute une année très musicale, je l’ai lu dans les très beaux yeux de la pianiste new-yorkaise qui a accepté de prendre A. et K. sous son aile. A. jubilait devant les deux Steinway dans son salon : un demi-queue et un Grand. Elle parlait d’une voix assurée et douce, les jambes croisées, coude appuyé sur le genou, menton sur le poing, de ses propres petits garçons, de l’Espagne où elle a des attaches, de son Studio de piano à New York, et quand elle écoute A. jouer, elle marque un temps puis annonce : « You do really like music, don’t you? » A. dès cet instant est devenu trilingue ; moi je crois que j’étais amoureuse.

Bande originale : Edgar Meyer, Concerto pour violon : II. Dramma musicale, eroico, lirico et gioioso. Interprété par Hilary Hahn (obviously), Hugh Wolff, Saint Paul Chamber Orchestra.