To See Beyond

Ici, la nuit tombe sans transition. L’air est fluide et ma robe noire s’y coule, le long bandeau qui ceint ma taille bat le haut de mon genou. Dîné dans un izakaya avec mon oncle et mes parents, en pèlerinage administratif par hasard au même moment que moi. Je les écoute comme ils évoquent, mon père et son frère, la perte d’intérêt du Japon pour son Histoire, les rangées de maisons traditionnelles à Yokohama – premier comptoir ouvert vers l’Occident –, mai 68 et les émissions radio nocturnes, qui étaient le réseau social de l’époque. Trois sake différents commandés sur une tablette électronique et descendus dans la foulée, ma mère dans sa réserve sympathique à côté de moi. Tous les trois persuadés que je suis une personne hautement importante, puisque d’ailleurs j’ai voyagé en Premium, n’est-ce pas ? Je suis douce, j’absorbe avec verve mais ne le montre pas, je parle peu de moi. Ma robe a posé une peau fluide, elle me permet de tout être, dans mon rôle et dans la distance juste.

Ce n’est pas seulement la robe, et je le sais, lorsque je rentre à l’hôtel, ces sons électroniques éthérés et faciles qui circulent en moi comme circule le bruit de la ville. Je passe devant l’entrée du onsen, celui de nos bains nocturnes avec O., au printemps dernier. Je lui écris : « À Ueno, il ne manque que toi. » Une maman attache sa fille sur le siège vélo à l’arrière d’un conbini, dans une boutique qui ferme, trois grands-mères discutent autour de sacs plastique en vrac. Je vois – comme c’est heureux d’avoir les yeux de nouveau ouverts – je perçois le vertige des vies quotidiennes parallèles, qui me saisit encore plus ici, car les lignes sont millimétrées et ne s’intersecteront effectivement jamais.

Depuis la chambre fonctionnelle de mon business hotel, le Tokyo Skytree fait son show océan, et juste devant ma fenêtre, blanche et insolite, cette coupole d’observation.

Son : Christopher Deighton, Peter Gregson, To See Beyond, in Visionary, 2017

Vue de la fenêtre de mon business hotel, vers la gare de Ueno, Tokyo, mai 2025.

Concerto pour Ueno-koen

Atterri à 5h du matin, le monorail a filé jusqu’à l’hôtel. Il est beaucoup trop tôt pour m’écrouler dans une chambre, on me demande de patienter jusqu’à midi. Alors… brancher Barber dans ses oreilles et aller errer à Ueno-koen. Dans le parc, diffuser d’odeur en odeur, le cyprès, le cèdre, le pin, les jasmins, la friture et l’encens aux abords d’un temple. Le ciselage des arbres me couvre de clair-obscur. Le métal des métros se mêle au souffle des feuilles et aux corbeaux gutturaux, le concert symphonique de la ville dans la nature et réciproquement.

Personne ne m’enlèvera cette joie incongrue d’écouter Barber au Japon jusqu’à la lie, mon sursaut de l’âme à cette grandiloquence. Avril 2023. La traversée de part et d’autre de la banlieue tokyoïte dans le cahot aseptisé des trains, à faire germer mon deuxième chapitre entre deux séminaires. L’année où enfin j’ai su poser ce pays en mon sein. Et puis D. qui m’écrivait par touches, des notes rouvrant mes yeux aux petites choses du monde. C’est tout cela, écouter Barber au Japon, et cela m’appartient.

Les fuseaux horaires brouillent le rythme des pensées, et fait surnager celle-ci, qui s’impose dans la tiédeur humide des prémices de l’été : il ne faudrait perdre la tête que par excès de beauté. C’est la seule raison valable, aucune autre n’est absolue.

Son : Samuel Barber, Concerto pour violon, Op. 14, la musique qui accompagne mon Japon depuis 2023. Difficile de choisir un mouvement, à déguster en entier évidemment. Interprété par Hilary Hahn, Hugh Wolff, Saint Paul Chamber Orchestra.

Symphonie de la ville dans la nature et réciproquement, dans les jardins du Musée national de Tokyo, Ueno-koen, mai 2025. Au Japon les corbeaux croassent en japonais.

The Architect

Sur la bipolarité, puisque c’est à la mode – voici la série du 1er mai, premier volet.

Son : [pour les changements de rythme, les saccades et les envolées lyriques, le clair-obscur, cette image musicale du cerveau, dans sa constante fabrication de connexions neuronales] Kerry Muzzey, Andrew Skeet, The Chamber Orchestra Of London, The Architect, 2014

Quand l’hypomanie se dissout, c’est une curieuse combinaison d’obscurité et de lucidité. « C’est chiant d’être normale, » je martèle avec insupportable suffisance à mes plus proches collaborateurs qui connaissent ma condition. Ils ont la diligence d’en rire et de m’assurer que le changement ne se voit pas.

L’obscurité : je repense aux murs tendus de mille connexions par Carrie, l’héroïne bipolaire dans Homeland. C’est cette clairvoyance géométrique qui m’apparaissait il y a quelques jours encore, dans toute pièce où j’entrais, quelles cartes jouer et quand, c’était évident. D’un coup les lignes se sont évanouies. Je patauge dans un horizon limité de compréhension, avec un cerveau qui tourne au ralenti.

Avant, chaque interaction avec chaque personne me paraissait juste. Aujourd’hui le doute à chaque mot prononcé, je m’interroge sur ma légitimité, l’âme des gens ne m’apparaît plus comme un son ou un parfum. L’impostrice m’embrasse et m’enlace, perce et perle par chaque écaille de mes cheveux, de ma peau.

Lucidité, cependant : parce qu’on ne peut pas vivre toujours déjanté et en imaginant que le réel est une veine parallèle, quasi-accessoire, pour abonder la fiction.

Et c’est bien, ces oscillations. Parce que la veine de la semi-fiction nourrit la fibre de ce que nous sommes. Parce que vivre, c’est se nourrir, vivre, construire et écrire et vivre. Devenir folle permet de lancer tous ces chantiers-là. Et la normalité d’ancrer plus précisément les fondations dans le réel. Pour qu’au prochain envol, on ne parte pas dans le décor. Qu’on sache toujours revenir à la vie et profiter de toutes ses facettes. Je ne le dirai jamais assez, à ceux et celles qui m’accompagnent inlassablement et me supportent et me font confiance dans ces gradients abrupts, l’air de rien : merci.

Claire Danes, in Homeland – Season 1 Episode 4 Still, 2011

V. à la ferme

Devant une énorme côte de cochon, à la sortie d’un conseil scientifique, V. raconte que petite, elle a trouvé un caneton abandonné dans une haie.

« J’ai écrasé des graines pour le nourrir, je le promenais en landau. La chienne l’avait adopté aussi, et il s’endormait entre ses pattes, il lui tétait les mamelons. »

J. et moi la dévisageons avec un air profond de WTF ?

« Oui, moi aussi je trouvais ça bizarre. (Un temps.) Et puis, ça s’est mal fini tout ça. Un peu à cause de moi. »

J’ai terminé depuis longtemps ma propre côte de cochon. Je me tourne vers elle. Son pull rose à mailles, ses cheveux courts, blonds, ses yeux bleu-gris – la petite fille qu’elle porte en elle et qu’elle chérit – à travers son père qu’elle a chéri.

« Le caneton a grandi. C’était une cane. Moi je voulais qu’elle ait des bébés. Des canetons qui la suivent partout, j’avais projeté mon film à moi, tu vois ? »

Alors son père est allé chercher des œufs de canard dans une ferme, la cane les a couvés. 21 jours, et toujours rien.

« Les oeufs étaient clairs, en fait, on a vérifié. 
— Et ? » nous demandons, J. et moi. 

Elle répond : eh bien on lui a enlevé les œufs, mais elle est restée, tu vois. Elle est restée couver, elle ne mangeait plus. Elle s’est épuisée.

Je lui disais : allez, viens, mange, tu ne peux pas rester comme ça. Je lui disais, bêtement, mais j’avais dix ans, tu en auras d’autres des canetons, tu verras…

Son : Yves Duteil, Lucille et les libellules, in Tarentelle, 1977

Delahaye, Gilbert et Marlier, Marcel, « Martine à la ferme », Ed. Casterman, 1969

La maison de Coutainville [au matin, puis le matin suivant, puis la nuit]

Les matins où l’on ne sait plus où l’on se réveille ; la commode verte a des poignées qu’on ne reconnaît pas. Ah oui, Coutainville, la maison aux clématites, à deux pas de la mer et de ses parcs d’huîtres. Est-ce que les bouleversements ont un sens, et faut-il s’y pencher avec un cerveau, ou simplement laisser l’univers vous avaler entière, dans les trous de vers et les mondes parallèles ? K. m’a demandé de lui apprendre à coudre, nous créons deux petites poches au fil orange, nous cuisons d’autres sablés trempés à l’Earl Grey, et les barbes de Saint Jacques poêlées à l’ail frais. Les cabanes de Gouville sont un décor de cinéma planté sur les dunes, nous bâtissons Laputa, le château dans le sable à défaut du ciel, et en fin de journée, une visio-conférence douce en préparation d’un conseil scientifique.

Le lendemain matin, blottie en pyjama contre le poêle, la suite des réalités lisse les plis anxiogènes des possibles-impossibles. Je montre à K. comment coudre des boutons oranges. J’échange avec J., en mission au Japon, sur la polarisation des rayons cosmiques dans les simus et les données. O., Pf et toute la troupe est dans le Gobi, je mets des étoiles et des coeurs sur les comptes-rendus : un meilleur trigger, de meilleurs rockets, des adresses mac et ip, une quarantaine d’antennes qui fonctionnent, et encore deux jours sur le terrain. J’écris à un être cher : « La vie est paisible et je ne pense pas que ça puisse être mieux. Et en même temps, je ne peux pas m’empêcher d’être dans une fausse nostalgie piquante. Je n’aime pas ça. »

Et puis, dans les pages de mon grand cahier à spirales, celles de mes seize ans, quand l’oiseau chantait dans la nuit –
Contre toute attente,
bravant la fatigue, la logistique et le sceau du monde,
on a pris les grands voiliers et les voitures de Poste, les pommiers, l’échelle de corde, pour surgir dans la nuit,
et susurrer les réponses à ce vers : « Quels mots me diriez-vous ? »

Son : Alex Baranowski, Jess Gillam, Jess Gillam Ensemble, Reflections, 2023

Rapunzel des Frères Grimm, illustration par Emma Florence Harrison (1877-1955)

Déserts

Toujours la même lumière – je traverse à la hâte le jardin des Plantes, O. m’a écrit : « Suis en avance, dis donc ! » je le rejoins à l’entrée de l’expo pour laquelle j’ai eu des invitations VIP, allez savoir pourquoi. Je lui avais proposé : « Les déserts, c’est un peu notre came, non ? Tu veux venir faire le guignol au Muséum avec moi ? »

Nous regardons ensemble les grains de sable, les pierres, entre blagues politiquement incorrectes et appréciation des belles choses, nous prenons le bruit de la pluie et du vent, la sculpture éolienne, les bêtes empaillées et celles dans le formol. Nous tenons, dans cette interaction pointue et si fluide, entre les îlots d’exposition, notre réunion stratégie. Avec O., le monde prend sa simplicité et son intelligence maximale, et en même temps, les fous-rires d’écoliers dans des flots de bêtises.

Deux heures qui me reconstruisent. Sa main passée dans mon dos, ma tête posée sur son épaule, gestes naturels, dans l’affection la plus entière, il me demande tranquillement : « Et ça va ? » Je réponds oui, que je pensais que ce serait pire, que c’est très bien, en fait. Nous devisons sur nos préoccupations respectives, nos responsabilités et nos agendas de folie.

Enfin cet échange, quand j’évoque ma difficulté à filtrer les micro-agressions sexistes dans mes nouvelles fonctions, et plus généralement à avoir les réactions justes dans des situations compliquées :

« Toi t’es vachement forte à ça, je me dis toujours.
— À quoi ?
— C’est comme l’autre fois avec les collaborateurs japonais. Tu arrives à leur dire que non, ça ne sera pas possible, on ne pourra pas faire leur truc, mais avec un ton super juste. Moi dans ces cas, je serais soit une fiotte, soit je leur rentrerais dans la gueule. Mais toi, tu arrives à être claire et agréable. Je me dis toujours que t’es forte. »
Ce n’est pas ce que j’avais retenu de cette réunion :
« Attends, mais c’est toi qui as été super fort ! Tu as réussi à retourner le projet et à le réinsérer dans notre contexte pour que ce soit intéressant pour G. Je me suis dit : il est vraiment bon. »
On se sourit, et je prononce ce qu’on pense tous les deux :
« C’est puissant, hein, toi et moi. »

Un peu plus tard, dans le RER, je réalise : O. vient de déconstruire ces mots bulldozer / rouleau compresseur. Ces mots qu’on me colle, peut-être parce que, comme je l’expliquais dans les notes ici, il a fallu devenir tracteur de chantier pour exister dans ce monde de mâles. Aujourd’hui, je crois plutôt parce qu’une femme efficace qui prend des décisions, affirme et agit, c’est déstabilisant. Est-ce que j’ai changé ? Est-ce que O. a changé de vision et/ou de vocabulaire ? Probablement les deux. Depuis dix ans, nous empoignons ensemble la science et les stratégies, parfois j’ai l’impression d’être une extension cérébrale de son être et réciproquement, nous grandissons, nous nous apprécions mutuellement dans les recoins du doute, et je lui dis, ce soir-là, entre les soubresauts de lézards et les drôles de sculptures de pierres : tu préserves mon équilibre, et si j’arrive à tout faire, c’est parce que tu es là.

Son : pour écouter Jean-Claude Ameisen parler de la physique de formation des dunes, du Rerum Natura de Lucrèce (1er siècle BC), du Patient anglais de Michael Ondaatje (1995) : Les battements du temps (2), in Sur les épaules de Darwin, 2011.

Et la chanson diffusée au milieu de l’émission : Lonny, Comme la fin du monde, in Ex-voto, 2022.

Exposition Déserts, Grande Galerie de l’évolution, Muséum d’Histoire Naturelle, iStock.com/jhorrocks/Ondrej Prosicky/hadynyah, avril 2025

Juste ça

« Tu te rappelles la fois où on s’est parlé après le Conseil du laboratoire, quand j’ai présenté mon projet de direction et que la première question qu’on m’a posée était : ‘Comment tu vas gérer ton stress ?’ 
— Je me souviens très très bien. 
— T’es jeune, t’es vraiment quelqu’un de bien, que j’apprécie, empathique, t’as une gamine, tout ça… et tu voyais pas, comme l’ensemble du labo d’ailleurs, le problème de ce qui s’était passé. J’ai dû t’expliquer en pleurant pendant 30 minutes (et encore, 30 minutes, c’est rien). Y’a vraiment du boulot dans la société… »

Et ce sont parfois les hommes qui résument avec les mots lucides et justes cette désolation, qu’on sait alors profondément partagée :

« J’avoue. Je suis pas fier. Je t’avais dit après coup que j’avais compris des choses. Et je m’étais dit que juste ça, c’était triste. »

China Marsot-Wood, Bibelots #4, 2017, Collage 8.25” x 6.5”

SPF 50

Avec le retour du soleil, j’ai sorti ma crème SPF 50, celle achetée en Pennsylvanie. On parle toujours du parfum de vacances, de l’été, de la mer. Moi j’étale sur ma peau les bois, les longs trottoirs de dalles de ciment où s’incrustent les mauvaises herbes, les bras des arbres en grands hugs de verdure, les allers-retours dans cet espace et ce silence, les lunch boxes des enfants et les ronds d’écureuils, le goût du café Elixr et une perception des distances réduites, allongées, tout amplifié même les bouteilles de vinaigre de cidre – par grandes goulées, en respirant à peine, j’écrivais mon livre, je construisais mon projet G. et son étape suivante, j’allais transatlantique et jusqu’aux bouts du monde. Quoi qu’il se passe, quoi que cela devienne, on ne m’enlèvera pas ce que j’ai pensé alors qu’elle était, ce que j’ai aimé en elle. L’Amérique.

Son : En écho au son et à l’odeur de ce billet : Détente adiabatique : Goldmund, Scott Moore, Emily Pisaturo, Léo Delibes, Flower Duet (Goldmund Rework), 2022

College Town de Pennsylvanie, août 2023

La suite

Au café hipster ce dimanche, avec mon grand latte au lait d’avoine – P. a héroïquement emmené les garçons au Parc de Sceaux – avec mon nouveau sac en cuir de directrice, mes lapis logés à la base du cou, je rédige des demandes de financement pour des consortia et le laboratoire, planifie les réunions de la semaine prochaine. Les choses une par une et avec le degré juste de préparation, d’implication, de transparence. Et d’humanité j’espère. On dira ce qu’on voudra. Je crois que c’est très bien.

Je le sais.
Mais ce que je voudrais : c’est me perdre dans des chapitres de vents, d’eaux et de sables. J’ai des sensations passantes, des vagues qui me prennent, mais me ramènent pourtant au rivage, il faudrait faire cette place, cette place dans le flot de la vie, pour me laisser emporter pour de bon, pour lancer la croisière.

Mon éditeur me dit qu’on en parle quand je veux, sans pression, de ce deuxième livre.

Mais il oublie sa leçon : « Electre, écrire, c’est une entreprise solitaire par essence. » C’est ce livre solitaire-là qu’il faut que j’attrape, celui qui gémit et souffle par bouffées. Et lorsque je l’aurai saisi, il ne faudra pas en parler. On ne sait pas la fragilité de ces émanations-là, il suffit d’un mot, d’un regard raté et tout s’écroule, et il faut alors une confiance en soi au-delà de tout autre miroir pour pouvoir avancer.

Si je suis prête à me tenir droite dans des tempêtes paternalistes du boys’ club de la science, parce que j’ai fini par connaître ma valeur, en écriture, il me faudra encore être adoubée de multiples façons avant que je ne puisse avancer, attifée de mes doutes en bracelets cliquetants – avant de pouvoir me dire que cette écriture, telle qu’elle sort de mes veines, aurait (?) une réelle (quelconque ?) valeur.

Enfin, ce n’est pas la question. J’ai passé les deux dernières années à écrire pour être lue, dans de formidables successions d’existences parallèles. Alors maintenant, une vie sans cette composante-là me semble d’une incomplétude criante. Il faudra y revenir, coûte que coûte ; je refuse de vivre à moitié, ça ne m’intéresse pas.

Son : un peu de Taylor Swift, parce qu’on peut être un phénomène économique mondial et écrire de la poésie viscérale. Taylor Swift, Clara Bow, in The Tortured Poets Department, 2024. À écouter en lisant le texte, sinon c’est moins intéressant.

Vue sur Londres depuis Hampstead Heath, dec. 2024. À cet endroit-là, j’enfilais des cailloux sur des lignes écriturales suivantes, mélangés à des rocailles d’interactions fébriles, et le fantôme de Sylvia Plath à quelques rues de là ; comme souvent, je ne savais que trop bien et pas bien quoi faire de moi-même.

At first I was afraid I was petrified

« Je ne veux plus aller causer à la radio, faire de la stratégie pour mon laboratoire, et je ne suis pas un personnage publique. Je veux retourner dans mes bois faire de la recherche et écrire un autre livre ! » pleurniché-je auprès de mon éditeur [oui, le pauvre].

Dès le lendemain, à l’aube, le chant d’un étourneau me glisse hors du sommeil, le printemps a plaqué sa pâte aux rideaux brodés. Devant nos boissons hipster, j’examine les reconstructions sphériques de J., nous conversons – il me corrige quand je parle de nos quinze ans d’écart : « Vingt ans, plutôt… ». Au meeting de l’Operations Committee G., on a retrouvé la connivence avec nos collègues chinois, et ma belle M. présente son étude sur les paramètres de déclenchement de nos antennes. Je signe à la marge des documents et envoie des mails de direction, mais elle réussit à capturer mon attention, et c’est rassurant, me dis-je, cette heure embarquée par la science, de ne pas encore avoir neutralisé cette partie de mon cerveau. Puis mener une réunion « Dialogue Objectif Ressources » (DOR pour les intimes) avec les chefs d’équipe et de projets, efficace, intelligent, et la coordination sans parole avec Y que j’avais briefé en amont, dans un petit jeu fluide et complice qui me fait penser à ceux que nous menons avec O. Je file au siège du CNRS, sur le chemin je dépose un peu de poésie et de théâtre sur une stèle appropriée, je rafle un flat white, et dans le métro, je continue sur la route d’Anatolie en compagnie de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet. Dans une petite salle avec d’autres directeurs, en m’abreuvant d’un mauvais thé, j’attaque N. sur la schizophrénie du « modèle économique » que nous devons suivre à notre laboratoire, interroge logistique DOR et détails de l’exercice. Nous sommes loin de l’érosion éolienne des pierres du Gobi, mais la pertinence de l’échange est là, et à la fin, quand je m’en vais, manteau cintré, écharpe rayée, et mon bouquin de Bouvier sous le bras, je lui dis : « Tiens, tu as lu ça ? » il prend note, hésite puis m’interroge : « Lisa et Gwen… C’est tout de toi ? » (c’est un chapitre de mon livre.) Comme j’acquiesce, il me rend une espèce de sourire à la Cheshire cat. Ligne 10, ligne B, j’arrive juste à temps pour attraper mes enfants à la sortie de l’école, couvre méticuleusement deux manuels scolaires, déniche sous une poupée, un pingouin disparu qui mettait K. au désespoir, et vais prendre le micro sur le plateau Sud de mon ancienne école d’ingénieur pour dire : « Venez faire de la science telles que vous êtes. » Sur mon téléphone, deux messages à rougir et à pleurer : une inconnue et l’institutrice de mon fils qui me remercient de mon discours au Sénat. Toujours les recommandations musicales de Da. : « C’est mardi, c’est disco ! Pour le plaisir transgressif d’entendre chanter I will survive sur du Vivaldi. »

Je me suis endormie sur le canapé, P, descend me récupérer au milieu de la nuit, il me tend la main pour me lever, et repousse gentiment celle que je lui allonge « C’est le poignet où tu t’es fait mal. » Dans la pénombre, je remonte à la chambre, et c’est fou, c’est fou n’est-ce pas, d’être 24H et de toutes parts, aussi bien accompagnée.

Son : What else? Gloria Gaynor, I Will Survive, 1978. Du plaisir à l’état pur, cette chanson.

Illustration originale de Tenniel colorée, in Alice’s Adventures in Wonderland, 1890.