K. est décédé d’un accident, brutalement. Une compagne, deux gamins. Un laboratoire (le mien) sous le choc, et toute une communauté de même.
Je parcours sans courage les photos, les témoignages partagés, je songe à analyser cette tristesse collective et me ravise. Il n’a pas dit adieu, et c’est peut-être pour ça que je ne suis pas en angoisse – encore un truc dont il faudra que je le remercie.
Son : Nadia Kossinskaja, Oblivion, in Guitar Dreams, 2020
Jean Arp (Hans Arp, dit), Papier déchiré, 1932, Centre Pompidou
Sur la table ronde, insupportablement pleine de piles C. a cherché un endroit « sérieux » pour m’emmener dîner du sanglier parmi six assiettes, le vin minéral, le chef et des cailloux du Gobi que j’ai déballé de mon lange japonais / je voulais rester là
Le lendemain, j’ai traversé la grande dalle de Jussieu et on a bu du vin Élodie Balme, le saucisson était truffé et la tome fleurie, le magret fumé. O., grave et léger –
Stop fermé mon tel / je m’échappe dans la pénombre. le marché fait du boucan, je m’assoupis quelques minutes.
Puis je reprends les monceaux d’appels et de messages / à chaque fois que je me réveille, le reflux de l’impossible ce n’était pas un rêve.
mais il y a tu vois un fil de personnes sur lesquelles on pose le bras, qui sont là. et on continue, ensemble
Son : Gabriel Fauré, Requiem, Op. 48 : VII In Paradisum, 1890, Paavo Järvi, Orchestre de Paris (2011).
Quiet Ensemble (IT), Solardust, 2023, at Into The Light, Grande Halle de la Villette, juin 2025
Irritée, viscéralement quand on me présente des règles creuses aux cailloux dans les chaussures et sable dans les rouages
alors : je décide de transmuter cette irritation en leçon de négociation mon coach dit Ne pars pas tant que tu n’as rien obtenu.
ce soir-là, je lis une histoire de cheval dans le Journal Officiel ; j’énonce, in disbelief, que je la troquerais volontiers contre la redescente de mes crédits ERC. pour pouvoir réaliser ce qui me semble juste
Son : poésie nonchalante pour accompagner et lisser ces irritations administratives, Robert Schumann, Fantasiestücke, Op. 12: 1. Des Abends, interprété par Arthur Rubinstein, 1999
Carreaux-de-pavement-DS-4088 – N° Inventaire : DS 4088, Musée de Cluny, Paris, Période : 4e quart du 13e siècle
réveil – l’air est mélodieusement compressé/décompressé par Chopin, ces derniers temps, A. emplit la maison de musique : ses quatre morceaux de piano (Chopin, Debussy, Beethoven, Moszkowski), et des sonorités de cor qui s’arrondissent, comme il vise et atteint les notes dans un pointé précis – tout est une question de résolution angulaire dans le multi-sensoriel de la vie
V. se lève pour jeter l’emballage des papillotes au chocolat noir. Campée dans ses baskets, son pull à mailles, et sa tasse de thé bien tenue, pour ne pas laisser s’échapper, ni la tasse, ni le reste : — Tu donnes l’impression que toutes les tâches sont fun, même quand c’est pénible. Moi, je me nourris de ça, de ton énergie.
Elle a les yeux clairs qui pétillent. Elle glisse encore, avec une sorte de malice – quelque chose de la maman-tigre, de l’amie, de la collègue aux coudes serrés, de l’absolu et rassurant soutien enveloppé dans une humanité douce : — J’aime beaucoup travailler avec toi.
Highgrove’s Wildflower Meadow, papier-peint par Sanderson au motif adapté d’une archive française sur le « Wildflower Meadow », développé en partenariat avec le King’s Foundation, détail
22 novembre 2025. il fait très froid, j’ai acheté des petites bricoles pour remplir le calendrier de l’avent, je vais à l’audition de piano de A. qui jouait du cor plus tôt, et me montrait les mouvements de lèvres Susanna ce matin au café hipster pour papoter femmes de science ce que nous sommes, ce que nous ressentons, et autour ce monde qui n’arrive pas à changer, malgré tout
Nantes : blanche et lumineuse, aux façades aux traits pas droits, construite sur pilotis du ciel clair et la pluie, l’un puis l’autre un café avec V., la connivence pendant que mon éditeur court de libraire en libraire beaucoup d’amour à la conférence-dédicaces, et des jeunes filles timides X m’écrit : le procès, le verdict, ce que ça remue deux an après le contrat pour le transfert des running costs qui tombe, c’est Noël des huîtres, des huîtres des murs bleu nuit, des draps blancs, des œufs à la coque une petite lune toute douce qui compte quarante minutes dans le train, j’ai ôté mes chaussures, comme d’habitude. j’avais faim
Restaurant La Cigale – déco intérieure Art Nouveau (détail), 1894
Je me réveille d’un sommeil lourd, nous sommes déjà au-dessus de l’Allemagne ou de l’Alsace ; du ciel, je vois cette guirlande, village de lutins, de fées dans des chaumières. Je suis dans un film d’animation, Klaus, Polar Express.
Dans la couche fine de mes paupières scintille la guirlande de mes seize ans. Au décollage de Londres, l’excursion à Cambridge, ce jour de décembre 1998 où ma vie a changé. Non ! où j’ai changé ma vie.
En ce moment tout est complexe, et je ne me jette pas à corps perdu dans de la célébration folle, même si je le pourrais – c’est ça peut-être la maturité ? Tout est d’une richesse heureuse, tout réussit, je sais pourtant d’où chaque élément provient, il n’y a pas une once d’impostrice dans ce que j’empoigne aujourd’hui. Je sais la joie dans laquelle j’ai construit, mais je sais aussi à quel point j’en ai chié et je peux compter à la jointure de mes neurones les cicatrices du vécu.
Alors je les touche une à une, et les larmes surgissent à chaque toucher, le souvenir des difficultés, des violences, le souvenir des émotions réelles derrière les histoires plaquées, réécrites ici dans une procédure d’auto-persuasion mythomane, ces souvenirs que j’accueille un à un et que j’embrasse, parce que ce sont eux qui m’ont faite, qui me tiennent aujourd’hui debout, à cette place qui m’est si chère.
Je brasse, sable, cailloux, grands ciels aux tons blancs, je brasse des dunes de colère et de réalisations, de tristesse et de compréhension. Je brasse jusqu’à ce qu’il ne reste plus que cette grande gratitude.
La gratitude à être et à avoir été. Et à tous ceux qui ont été merveilleux, ceux qui ont fait ce qu’ils ont pu, qui m’ont laissée intacte dans ce que je suis. Gratitude d’avoir su rester intacte.
Il y a encore tant à faire, que je souhaite faire. J’ai toutes les clés en mains maintenant, pour faire. Quelle chance inouïe.
Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre !
— Paul Valéry, 1920
Son : Antonín Dvořák, The Water Goblin, Op. 107, B. 195: I. Allegro vivo, interprété par le Berliner Philharmoniker, dir. Sir Simon Rattle.
Au-dessus de l’Allemagne ou de l’Alsace, oct. 2025
Ma peau, mes cheveux, depuis les résultats de l’ERC, étrangement, ont repris du lustre, se sont apaisés. Et là dans le désert j’ai la peau qui brûle et pèle, les cheveux qui graissent sur la fin du séjour.
On prend une longue douche chaude en rentrant à Dunhuang. Entre les cascades d’eau, je lis l’étiquette sur le mur de pierre noire : « Do not slip on the ploor. » Je me dis : ce moment, c’est la définition du bonheur.
Mais avant :
Pf conduit trop vite sur la piste. F. lui communique timidement son anxiété, que nous ferions mieux d’arriver dans le noir, mais vivants. Il ralentit, reconnaissant et soulagé lui-même.
V. : on disserte sur la marche à pied et la vaisselle qui font le même effet au cerveau, enclenchent un état de réflexion différent, où les problèmes de physique prennent une autre dimension, où l’analyse de soi prend une autre puissance. Puis on parle café, il me dit qu’il y a un côté rituel à le préparer avec sa machine, tasser son grain fraîchement moulu, son filtre, sa buse avec du lait d’avoine. « Le soir, j’ai presque hâte de me lever le matin pour pouvoir préparer mon café. » Émue par ces mots – je l’imagine zyeuter sa cafetière et lui souhaiter silencieusement bonne nuit, avant de retirer ses lunettes et d’éteindre.
Nous sommes dans la pénombre, avons déjà rejoint l’autoroute, qui passe dans une brume poussiéreuse, par dessus des lacs saisonniers asséchés, croûtés de sel, qui font des taches blanches dans la nuit tombée.
Après la douche :
L’air est froid, sec, sent le charbon de bois. Ty nous emmène en sous-sol, dans une salle bleue avec des écrans. On pensait dîner, mais c’est un karaoke. À minuit, on mange d’excellentes grillades du désert et des soupes rouges locales, en buvant des bières et en aboyant My Heart Will Go On avec O. dans le même micro. Les collègues chinois nous font la panoplie de leurs tubes mélo. O. fume une série de cigarettes fournies par Ty, puis revient s’installer tout contre moi, cuisse contre cuisse, épaule contre épaule. Mes cheveux fraîchement lavés sentent affreusement la clope, comme lui. Je pourrais malgré tout m’endormir contre lui, heureuse de fatigue et réciproquement. Il me regarde, je lui souris, ça braille de la soupe, je ne sais plus dans quel ordre et qui prononce ces répliques, et ça n’a aucune importance :
« J’adore cette collaboration. — C’est nous deux, ça. »
Départ à 8h et 30 antennes aux confins de notre site. Le protocole est rodé, F. vérifie le numéro du détecteur, je le marque sur ma feuille. Puis j’attrape le RTK, aimante l’instrument au mât, grimpe à l’escabeau, installe le clip sud, le clip nord, vérifie que tout est vissé. F. fait l’acquisition. Je débranche S, mets N sur le bras W, redescends, F. change la position de l’échelle, je grimpe, clipse S, F. fait l’acquisition. Je déclipse tout, enlève le boîtier aimanté du mât, le descends à F. qui récupère l’ensemble, me le tend dès que j’ai posé pied à terre et je l’embarque sur mon siège pendant que F. met l’escabeau dans le pick-up. Je pointe l’unité suivante sur la carte de son téléphone, la route à prendre, nous cherchons les traces de roues dans le désert pour éviter d’abîmer le sol de traînées sauvages. Allons d’antenne en antenne. 63 fois au total.
J’ai embrassé chaque antenne, me suis littéralement appuyée sur elles, accrochée à leur mat, parfois l’antenne wifi me rentrant dans le ventre. Chacune, et je suis allée jusqu’au bout du Domaine, le désert est à la fois uniforme et changeant, la chaîne de Xiaodushan se rapproche, s’éloigne, les sols les rivières taries la densité et la couleurs des pierres tout est subtilement changeant, et on ne peut en faire l’expérience qu’en ayant quelque chose à y faire, quelque chose de plus que la visite par contemplation être invitée dans ce désert – il faut l’être par nécessité. Notre mission, cela rend les choses si différentes. Voir, vivre chaque antenne et le déploiement des kilomètres ; mon expérience, je l’ai vue perchée de là haut 63 fois x 2 (il fallait monter deux fois sur l’escabeau par antenne), et c’était important pour en appréhender l’essence, la dimension.
Il était 13h quand j’ai appelé dans le talkie : « E. pour O., E. pour O. Tu me reçois ? — C’est V. pour E. O. est parti à l’ancienne DAQ Room. Tout va bien ? — Oui ! Il nous en reste juste une à faire et on a fini ! — Génial, félicitations ! Vous voulez manger d’abord ou terminer ? — On va terminer. Tu veux venir avec nous ? On va passer devant la Central Station. »
On voit V. de loin nous faire de grands signes, alors qu’on arrive en soulevant la poussière. Comme il se glisse sur le siège arrière, Pf accourt aussi : « Je peux me joindre à vous ? Je veux voir comment vous faites ! » C’est un peu comme une récréation, nous partons en bande joyeuse, chercher la fameuse antenne 14 que nous avions laissée de côté la veille, car elle portait encore sa jupe, et il l’a déshabillée ce matin.
Je laisse V. installer la fin des clips, pour le fun. Puis quand la dernière acquisition est faite, tout démonté, nous la topons avec F., avec Pf, avec V – qui va arroser ça à sa façon, dans le sable, dos à nous, vers le soleil.
Je déclare plus tard à O. que sur le futur projet H. en Argentine, celui qu’on fera avec l’ERC, je veux connaître d’entrée chacune de mes stations et antennes par cœur. Je ne veux pas être une simple théoricienne comme écrit dans la proposal pour les besoins de synergie, je veux être fondamentalement une expérimentatrice – en plus du reste
Nous remballons nos affaires, passons un coup de balai, de lingettes sur les tables déjà pleines de sable. Je glisse à O. : « Toi t’es trop fort. Tu viens sur le site et quand tu pars, y’a tout qui marche. C’est ça, le talent. — Ouais, je trouve qu’on le dit jamais assez. Nan mais toi, tu donnes de ta personne. T’es sur le départ à 8h en disant : je reviendrai à 14h, pour être sûre de mesurer toutes les antennes. T’en veux, quoi. » Il me demande aussi, sourire en coin : « T’es contente d’être venue ? C’est qui qui a insisté pour que tu viennes ? » Je reconnais volontiers que c’est lui, et le remercie, on s’étreint et il rajoute : « Bah, en fait je sais que j’ai pas eu besoin de beaucoup insister, hein… » puis « C’est aussi une question de présence, pour bien montrer aux collègues chinois qu’on est là, dans ce moment de transition, qu’on ne se désintéresse pas de l’expérience, je pense que ça compte beaucoup. » Il sait que j’étais aussi arrivée à cette conclusion, il sait que nous nous comprenons, je sais qu’il sait. Je l’interroge : « T’es au courant qu’on a eu l’ERC ou pas ? — Nan, c’est vrai ? T’as vu ça où ? »