J’atterris – un grenat lisse et rond est resté suspendu longuement dans plusieurs couches de couette, et le déploiement psychédélique des instabilités de Kelvin-Helmholtz. À la sortie, je ne peux m’empêcher de scanner la foule qui attend. Suis-je bête. Le taxi fend le fond de la nuit et me ramène chez moi. J’ai eu A. au téléphone plus tôt dans la soirée, sa voix aiguë et émue d’être pris au conservatoire, et K. sa petite dent qui pousse. P. en cinq minutes ce qu’il a perçu par zoom du meeting et ce que j’ai vécu sur place. Tout a la cohérence des équations de physique, mais il ne faut pas se perdre dans les référentiels au cours des translations.
Hésité un temps parce que : est-ce que conter la crasse a un sens ? Mais dans l’exercice mené ici du strip-tease de la recherche et de ma vie de chercheuse, ce verso est nécessaire.
Ce n’est pas si lisse bien sûr – c’est dur, même. C’est à vivre de façon différente du gouvernail de la direction. G. est une aventure qui se vit de tous les pores, on se bat, on jubile, on transpire tous ensemble. Sinon c’est gâché.
Dès le premier jour, la plaie rouverte de O. qu’on accuse et diffame, sa colère, et l’énergie que ça lui coûte sur la suite. C’est peut-être surtout là que je sors de ma fièvre apathique – car je ne peux pas être absente quand O. est dans cet état. La collaboration réagit avec intelligence, s’empare du problème dans un mouvement si naturel que j’ai oublié d’en réaliser la beauté rare. De nombreuses discussions scientifiques – musclées, saines, concrètes. Moment charnière du projet, observés par la communauté avant le couperet tribunal, nous ne pouvons nous permettre de nous planter. Alors, faire vibrer nos idées les unes contre les autres, et sortir par le haut les meilleures solutions. En fin de semaine, O. d’humeur épineuse a tendance à passer ses nerfs sur moi – dans les couloirs V. a la description juste « plus il est fatigué, plus il est fatigant. » Je sais que les couples, c’est aussi fait pour ça, alors j’encaisse, mais je finis par me terrer dans le silence une session entière, en brassant cette question : Pourquoi je me laisse traiter comme ça, déjà ? À la pause café, il me tend les bras « Nan mais c’est bon, hein, tu sais qu’on est d’accord ? On est juste vraiment crevés, alors ça frotte… », sa façon à lui de s’excuser et je l’accepte. Pour se réconcilier complètement, il m’entraîne dans un fou-rire de collégiens sur l’accent franco-français de l’orateur suivant. Vendredi, on s’embrasse longuement, j’affirme : « C’était bien. » Il opine avec effusion mais une pointe de solennité en écho à la mienne : « Ouais ! C’était bien. » Le meeting est fini mais les crasses continuent… je devine qu’il en dort peu. Nous grimpons sur des murets en briques dans la vieille ville, prenons des selfies avec notre belle M. et V., et je sais – nous savons – notre collaboration, notre projet solides. Nos rayons cosmiques sortent par brassées des données bruitées, en de très belles empreintes elliptiques arc-en-ciel sur le sol, et la fièvre monte doucement en Argentine, le pont avec la Chine, le Gobi, la pampa, Pf, S., animés par la construction instrumentale de part et d’autre de l’Océan pacifique, et M. et moi par la science. J’ai, coincé quelque part dans la gorge, ce déjeuner où M., Ma., T. expliquent tranquillement avoir des citernes et des vivres dans leurs sous-sol, acheté une radio à ondes courtes, la montée des tensions et des extrêmes, nous concluons : le contexte est prêt, et on sait que les fois précédentes, il a suffi d’une étincelle et ça a pété. W. me demandait à une session : « Avons-nous un plan de contingence en cas de gros problème géopolitique ? » Que répondre ?
« J’ai peur que si c’est la guerre, nous n’ayons tous d’autres préoccupations que de détecter des neutrinos de ultra-haute énergie. »
Cent autres films de plus à vivre au meeting de collaboration G. La suite de la semaine, c’est pierogi et shots de vodka au tabasco. Des résultats brillants à la teneur futuriste, des promenades interminables sous les grands arbres qui content le père disparu de Ma. en débit saccadé, le cœur brisé de M. dans un lobby d’hôtel moche, dans des bars et des restaurants, dans le couloir du meeting, la bande de jeunes de notre équipe qui fait ma psychothérapie : « Mais c’est trop la classe ! Faut le faire ! » [une actrice connue me propose d’intervenir dans un documentaire cinéma qu’elle réalise]. C’est l’incroyable croisement géographique et cérébral, les partages en forme d’Histoire, de nation polonaise souterraine pendant la WWII, brasser les millions de RMB et des idées en signal sur bruit, les antennes et les jambes croisées, la dernière fois où avons-nous dîné ensemble ? Paris ? Dunhuang ? Pennsylvanie ou Malargüe ? Nous partageons des cheesecake à la pistache entre les bouchées de mots et de science, je saute sur le porte-bagage du vélo de L. avec ma robe flottante à comètes, et il file dans les rues de sa Varsovie natale [ses fossettes, quand il sourit…]. V.-l’adorable, après dix shots de vodka, n’en finit plus de me dégouliner son projet de fast radio bursts, et s’insurge devant mon aveu d’inutilité : « Pas d’accord du tout ! Tu es et seras toujours la Big Boss forever ! » Ces enfants doctorants qu’on a formés et leur amour filial inconditionnel… La géographie n’a aucune de prise sur nous, que nous mettions dans la poche de nos souvenirs une ville, un repas de plus, notre connexion reste essentielle et humaine, notre collaboration synoptique, universelle. Je bave cette réflexion au micro à la clôture de notre meeting, en tentant de masquer la fêlure dans ma voix. Quel gradient fou pour le projet sur ces deux dernières années, et vous êtes résonnants dans votre diversité. Si heureuse et reconnaissante de faire partie de cette collaboration, merci.
« 2025, c’est l’année où on a appris à détecter des neutrinos de ultra-haute énergie avec de la vodka. Je suis très reconnaissante du transfert de compétences. Merci L. » Dans un bar obscur à Varsovie, juin 2025
Peut-être que c’est Da., depuis Paris, qui me sauve de ce naufrage. Quand je lui glisse en passant que des membres du laboratoire me tartinent leur amertume, et qu’il m’écrit au bout de quelques lignes : « En fait, c’est vachement sain qu’ils te l’expriment. » D’un coup, tout s’éclaircit et je retrouve la plupart de mes neurones. La justesse que je ressens dans les échanges qui suivent – l’apaisement – j’espère qu’elle est réelle et partagée par mes agents.
Je suis ce que je suis, dans les couleurs qui me caractérisent. Dans les bois, en Pennsylvanie, en acceptant ce poste de direction, je me préparais aux marasmes et piques personnelles à répétition, je me disais : si ça me permet de travailler à mieux laisser glisser, à passer un niveau en tant qu’être humain, ce sera ça de gagné.
Je crois – certes cela ne fait même pas six mois – que c’est un peu mieux que cela. Ce n’est plus que je « laisse glisser ». Je suis en train d’apprendre à naviguer dans toutes les conditions météorologiques, en orientant les voilures, les déployant, repliant, en embrassant le vent dans ses formes d’énergie variées.
Il n’y a pas de lutte ou de friction : lorsque les mailles relient les mots, les personnes et les actes entre eux avec limpidité, il ne reste que cette fascination de l’humain dans sa singularité et en collectivité. Je suis directrice, chercheuse, autrice, femme, en interaction pure, et je contemple, fascinée, cet univers-là et les micro-influences de ma présence en effet papillon. C’est comme me plonger et vivre dans vingt films à la fois.
Le premier jour, c’est la catastrophe : à peine dormi, fiévreuse, je vais acheter du doliprane en polonais, me shoote au café hipster, mais je reste éteinte, absente, surnage dans un fil de mails que je traite mal et de talks que je n’écoute pas. O. à côté de moi s’excite et s’enthousiasme tout seul, moi j’ai perdu 70% de mes neurones, je ne suis pas intelligente. Dès le meeting terminé, je gravis tant bien que mal les cinq étages jusqu’à mon studio, je m’effondre sub-claquante, me demandant bien ce qu’il va advenir de moi – si je suis incapable de tenir ma place à la tête de la collaboration, mon duo avec O., si je laisse filer cette semaine en passant à côté de toute la matière produite, sans comprendre une once des méthodes et technologies présentées, si je ne sors pas jusqu’au bout de la nuit pour nous attraper dans ces croisements de géographies – avec toutes les lettres de l’alphabet, les jeunes et ceux que je connais depuis ma thèse. Si je passe à côté de cette intensité-là… ?
Je pensais ghetto, cicatrices de guerres et de communisme, gris et soviétique.
La moiteur continentale colle mon jeans à mes cuisses et mes doigts de pieds à mes ballerines. Le quartier de la faculté de physique est un dédale d’immeubles des années 50, à la hauteur blanche et courbe envahie de verdure, balcon discret où sommeille un petit chien, jardinets à l’ombre de grandes grilles le silence les herbes folles et la brique, un café hipster secret qui évite mon effondrement dans le sommeil attaquée ces derniers temps par une grande fatigue physique, la chaleur, les nuits courtes Je m’arrache des draps frais du studio moderne aménagé sous les combles, vue sur les toits de tôle, je prends un tramway pour aller discuter stratégie avec O. et XP. c’est le prélude – prélude à la grande messe annuelle de la collaboration G.
Son : Max Richter, The rising of the sun, in Testament of Youth, original motion picture soundtrack (pas vu le film), 2015
Varsovie, la courette d’un immeuble années 50 à l’architecture communiste jolie, juin 2025
Rouge Dominance, jaune Influence, vert Stabilité, bleu Conformité : DISC1, Je dirai quelque jour votre communication et vos rapports latents.
Rouge, objectifs précis et détermination Jaune, charmant et franc en fonction de la situation Vert, bienveillance et altruisme Bleu, méthode et perfectionnisme
Charmante déesse aux ivresses pénitentes ; Bulldozer aux golfes d’ombres, Qui bombille autour des puanteurs cruelles, Cycles, vibrements divins des mers virides, Que la science imprime aux grands fronts studieux ;2
Il me prévient heureusement : cela ne dit pas qui tu es.
Le DISC est un outil d’évaluation psychologique déterminant le type psychologique d’un sujet, créé par Walter Vernon Clarke sur la base de la théorie DISC détaillée dans le livre Emotions of Normal People publié par le psychologue William Moulton Marston en 1928. (Source : Wikipedia) ↩︎
Bouts de vers empruntés à Arthur Rimbaud, Voyelles, in Lutèce, 1883 ↩︎
Arthur Rimbaud – illustrations de Luigi Veronesi, Ed. Dante Bertieri, Milano, 1959
En vrac, je pensais à cette mission sur le terrain il y a trois semaines, à l’Observatoire radio-astronomique de Nançay1. L’étrange couchant blanc dans un champ de vieilles paraboles radio et les midges qui nous bouffaient le visage, pendant que Tony nous interviewait.
Tony m’avait contactée pour me parler d’une « création sonore » qui passerait sur une chaîne de radio nationale. Un documentaire avec une approche/accroche artistique/émotionnelle autour des particules et de l’Univers. Et cette proposition : y être la voix traversante. On a beau être ensevelie dans l’imposture et la certitude d’avoir un timbre criard et une mauvaise diction, c’est une combinaison de mots qu’on ne peut pas refuser. Voix. Traversante. Je serais pieds nus et en tunique blanche, errante dans une présence diffuse, sans corps, particule ondulatoire, quelque chose comme ça. [En fait criarde et mauvaise diction, mais on a les rêves mythologiques qu’on peut.]
La nuit tombée – après une journée à enregistrer des spectres, à visser des boîtiers mal fermés – dans cette pizzeria de Vierzon, O. causait à G., M. était intelligente et réservée, et Tony, je découvrais alors que nous avions le même âge, me disait sa crise de la quarantaine, amplifiée par le fait de ne pas avoir d’enfants ; il s’était créé une bulle autour de nous, j’avais accepté de plonger dans l’intensité de son regard. Il avait sorti de son sac mon livre boursoufflé, constellé d’annotations et de post-its colorés. « On regrette presque à la fin qu’il n’y ait pas eu plus de ces moments de fiction. On sent vraiment que c’est là que tu tends. » Il se tait, je me tais, M. est silencieuse, et je laisse couler en moi cette suspension.
Au retour, sur l’autoroute jusqu’à deux heures du matin, j’avais écouté en boucle la musique mystérieuse qu’il avait composée pour le documentaire. Il me l’avait envoyée et conseillé de m’en imprégner, avec ces mots : « D’une certaine façon, vous vous accompagnerez l’une l’autre. »
Matin. Dans une tristesse sourde, sur le tracé délicat de la bascule vers la colère, j’entre dans mon café hipster, échange sourire et macchiato avec la barrista – et miracle : secourue par le smash de guitares de Franz Ferdinand qui passe en bande son. Je m’empresse d’envoyer le morceau à Da. qui me répond : « Pas mal pour réveiller les esprits embrumés, je connaissais pas, j’aime bien ! » Et moi : « Tu connaissais pas ? Ça doit être générationnel ;-p » Lui : « T’es conne, suis pas si vieux ! » Puis « Le titre [Take Me Out], c’est un message subliminal ? Faut qu’on aille déjeuner un de ces quatre. » La suite de la matinée dans d’autres interactions enthousiastes avec chercheurs et chercheuses, dans le bâtiment fraîchement rénové de l’Institut Henri Poincaré, briques et fenêtres à meneaux : un petit goût de Londres, et en quittant l’amphi en douce au milieu d’un talk pour aller récupérer mes enfants, je m’arrête devant les rangées de lampes Tiffany. J’aime ce qui m’apparaît dans la vie, lampes, sons, gens, lieux, mots et équations, dans leur beauté et leur viscéralité. Je ne crois pas à la hiérarchie des genres artistiques et des classes sociales ; je suis prête, toujours, à me nourrir, à chercher à comprendre pourquoi c’est apprécié et ce qui anime les gens. [Même si malgré tout ça, ma culture reste quasi-nulle :palm-face:] Je ne crois pas que cela fasse de moi un magma éclectique indéfini et hypocrite. Et si c’est le cas, tant pis pour les qualificatifs, parce que c’est beaucoup trop intéressant.
Son : [en direct de Glasgow, du rock écossais des années 2000] Franz Ferdinand, Take Me Out, dans l’album éponyme [d’après l’archiduc d’Autriche], démentiel de bout en bout, Franz Ferdinand, 2004.
Les lampes Tiffany, dans une vitrine à quelques rue du Luxembourg, mai 2025
Le premier rayon rase la sphère, c’est de la pure géométrie, la rotation d’une arc-seconde à peine qui fait passer de la zone d’ombre à la zone qui frémit. Les passages piétons couinent, les conbini font frire leur korokke, les portes des trains s’ouvrent et se ferment : c’est nous qui avons l’honneur d’ouvrir l’incrémentation infinie : un nouveau jour sur la planète.
Se lever les premiers sur la Terre, c’est être au travail quand le reste du globe sommeille, assister aux premiers bâillements européens, les premiers mails qui tombent, dont le rythme augmente en averse drue. Pendant quelques heures, la présence pleine sur deux fuseaux, et lorsque 21h sonnent ici, posant une chape momentanée sur le laboratoire, il faut encore surfer sur la vague occidentale jusqu’aux petites heures de la nuit.
Je comprends qu’ici, on perde pied et s’enfonce dans le noir comme dans l’intarissable flot des tâches, on ne respire plus. Je pensais à la quiétude inverse de mes après-midis dans les bois pennsylvaniens, quand l’Europe avait clos ses ordinateurs. Ça m’avait permis de créer scientifiquement, littérairement, mais aussi de m’inventer en nouvelle personne.
Jeudi après-midi, notre comité d’évaluation faisait face à une rangée de jeunes scientifiques japonais pour recueillir leurs opinions et répondre à leurs questions. Un postdoc nous demandait comment nous gérions l’équilibre vie/travail.
Comme les autres, j’ai témoigné et déblatéré des conseils oiseux qui ne s’appliqueront jamais à cette culture. La seule réponse honnête aurait été celle-ci : « C’est fucked up mon ami, le monde instantané a fait de vous les esclaves du temps et des flots. La culture du travail au Japon est définie par sa longitude. Moi-même, si j’habitais ici, je deviendrais (encore plus) folle. Il n’y a pas d’équilibre possible ici. Tu te bats contre le grand moulin de la Terre. »
Son [pour insuffler de l’espoir au rythme fou] : Biorhythms: I, Oliver Davis, Royal Philharmonic Orchestra, Julian Kershaw, Kerenza Peacock.