Un été Anaïs Nin [fin]

Terminé la période 1931-1934 d’Anaïs Nin – en sautant la partie effarante que j’avais déjà lue en Espagne sur sa fausse couche à l’hôpital avec le médecin allemand prêt à l’ouvrir et les infirmières lui montant sur le ventre. Sa « création échouée ».

L’analyse d’Otto Rank si différente d’Allendy, respectueuse :

« [Allendy] essayait de remplacer votre amour de l’absolu et votre quête du merveilleux, par une adaptation à la vie ordinaire. Je mets l’accent sur l’adaptation à un monde individuel. Je veux augmenter votre force créatrice afin d’équilibrer et de soutenir la puissance d’émotion que vous possédez. Le courant de la vie et celui de l’écriture doivent être simultanés afin de pouvoir s’alimenter mutuellement. C’est la révélation de l’activité créatrice qui devient une voie rédemptrice pour les obsessions névrosiques. La vie seule ne peut satisfaire l’imagination. »

— Anaïs Nin, Journal (1931-1934),
Trad. Marie-Claire Van der Elst, revue et corrigée par l’auteur.

me ramène à la paix qui m’a soufflée quand mon coach, payé par le CNRS pour m’épauler comme directrice de mon institut, a sorti : « Quand tu ressens le besoin d’écrire, arrête tout et écris. Il faut que tu écrives, ça, c’est toi, et en écrivant, tu travailleras sur tout le reste. » Ce n’est que dans ce sentiment d’être intimement comprise, cette autorisation [ligne délicate qu’il sentait nécessaire et a su tenir par sa position, son ton et sa diction, sans me paternaliser, cf. billet précédent] à être en adéquation avec soi, avec ce qui nous meut dans la vie, qu’on peut avancer et donner.

Terminé dans la foulée le dernier livre d’Amélie Nothomb, que mon Éditeur-aux-yeux-bleus m’a apporté, en même temps qu’un pot de miel et un quartz incrusté. Il m’avait parlé de cette rentrée littéraire jonchée des histoires de familles de grands auteurs, rendant difficile aux autres d’exister. J’avais oublié cette conversation, ce qui m’a permis de plonger dans la seconde guerre mondiale à Bruxelles sans arrière pensée, puis je m’en suis rappelé juste avant le chapitre final, d’un coup… et la dernière volée de pages qui rassemble tout, un peu trop dévoilé et délayé à mon goût, mais j’ai pleuré, pleuré pendant de longues minutes,

de la nécessité d’écrire
de cette heure à écrire en mode TSA parce que le cerveau reste vissé dans sa routine, quand on vient d’apprendre que sa mère est morte, mais que c’est encore l’heure d’écrire

ou parce qu’on veut se prouver qu’on est folle et différente et qu’on fera / vivra les choses différemment des autres :
la mort de sa mère
donner la vie
vivre en famille
être chercheuse
être directrice
aimer
écrire

Je disais idiotement à mon éditeur : « Je veux prouver à tous ces gens au lycée et en prépa, qui m’assénaient que je ne deviendrai jamais astrophysicienne, que j’y suis arrivée. » En réalité, je trouve que c’est un joli pied de nez pour les biais sociétaux, mais je m’en tape – comme le reste du monde.

Ce que je souhaite vivre est infiniment plus puissant et indicible.

L’été se termine.
Je suis entière et prête.

Son : Paolo Conte, Un gelato al limon, in Concerti, 1985

Henri Matisse, Intérieur jaune et bleu, 1946, Centre Pompidou

Public Lect(o)ure

De bastion en bastion, d’église en cathédrale, Lectoure, Auch, Saint Créac, les tomates cœur de bœuf et concombres biscornus, fromages de brebis frais, miel, ail gersois et oignons rouges, les rues sont silence, sieste, écrasées de chaleur et courant vers les plaines roussies percées de toits rouges et de bosquets sombres piqués de cyprès. Melons. Chats. Homme tatoué sciant sa planche. Aux fenêtres les volets clos et les dentelles de fer forgé.

Le soir, j’enfile une robe constellée d’aigrettes de diffraction pour prendre par la main une foule interloquée par Aurélien Barrau. J., mon vieux prof d’école me glisse : « Ne l’écoute pas trop. C’est toujours difficile de parler après lui, il a tellement l’habitude de causer, il harangue les foules. » Je lui réponds en souriant tranquillement dans la pénombre : « Je n’ai pas de problème avec ça. »

J’ai autre chose à partager qu’Aurélien Barrau – j’entre dans les projecteurs et je pose ma voix ; les gens, je voudrais les transporter doucement dans la poétique joyeuse de notre science, leur conter ce que nous sommes réellement, sans superflu, sans fioritures déclamées.

Sur la pelouse à la sortie, les garçons regardent les anneaux de Saturne au télescope. Il est bientôt minuit, K. est fatigué, il s’endort dans la voiture, A. raconte la chouette effraie et la chevêche d’Athéna qu’ils ont vues au gîte au couchant, pendant ma conférence. L’été suit son cours dans les petits hoquets d’un moteur du siècle dernier.

Gers

Le Gers : rurale, dans son jus, aux pierres non restaurées ; ça ressemble un peu à la Toscane, je fais remarquer – plus tard je lis sur un poster « le Gers, la Toscane française ». Aux villages endormis sous la chaleur, peu touristiques, aux façades anciennes aux enseignes effacées Café des sports, Fruits et légumes. Les toits en tuiles de terre cuite soulignés du trait dur de l’ombre, les campaniles, les places principales taillée d’une halle ocre, toutes en arcades et lanterneaux. Les routes serpentent sans panneaux, entre des semblant de vignes et beaucoup de tournesols tête en bas. Notre gîte en surplomb, près du lavoir de pierre ronde, à la courette de ferme bucolique où trône le corps ombrageant d’un immense noyer aux trois branches-transats, le banc de roche et les belles de nuit parfumées. De jour : les murs de pierre blanche aux volets vert pastel, je lis Anaïs Nin perchée dans l’arbre, entre deux éditions de slides. Redescendue au sol, j’étale des rillettes de canard sur du pain frais, croque des branches de fenouil et des tartes aux pommes à l’armagnac. Les enfants dépècent des pelotes de chouette effraie données par l’agriculteur. La nuit, son « chuintement long et sinistre » [m’encyclopédise A. le lendemain] et les chauve-souris en virgule de tourelle en vieil arbre. Quand il fait trop noir pour Anaïs, je migre sur la lumière bleue de mon macbook, je clapote des billets au clair de lune et de bougie anti-moustiques.

Son [vous n’échapperez pas à notre chanteur national iconique du Gers, désolée] : Francis Cabrel, Je pense encore à toi, in Fragile, 1980

Un village dans le Gers, août 2025
Le domaine de la chouette effraie ou Dame blanche, de jour. Août 2025.

Au bureau, au musée de minéralogie des Mines de Paris

Attablée devant des junis, un fils de chaque côté, en rang d’oignon à la boulangerie arménienne. A. propose de retourner chez Giacometti. Je propose Bourdelle, Zadkine ou des cailloux. Ils choisissent les cailloux. Sur le chemin tombent des commentaires sur mes slides et notes du grand oral du quinquennat pour le laboratoire et autres implémentations sur l’ERC, des documents à signer, à vérifier, des lettres à écrire, des journalistes et des projets arts & science, j’avise une table ronde au milieu des rangées de vitrines anciennes où dorment paisiblement les pierres. Les tilleuls penchent dans le vent par la porte-fenêtre grande ouverte. Les galeries continuent en des salles gigognes. Les enfants furètent entre les joyaux de couronne française, les sépiolites déguisées en statues de Brancusi, les tranches de calcaire ruiniforme traçant des villes antiques ou futuristes. Je triture des camemberts budgétaires, j’ai les doigts qui sentent la tension moisie ou la pressure liquéfiée. Ça s’entasse, s’amasse et se collisionne comme des couches dans les jets de sursauts gamma, là où les chocs se forment.

Au bureau, au musée de minéralogie des Mines de Paris, juillet 2025

And just like that…

Genève m’a écartée de la combustion cérébrale.
Samedi matin, on a pris le train pour rentrer à Paris, pendant que je rédigeais des synthèses pour la direction, la pluie s’abattait sur les vitres comme un plongeon, une noyade, ou l’Écosse. Le train avançait et moi j’émergeais de l’eau. Soudain la lumière et l’air par grandes goulées, dans ce double mouvement de translation diagonale, and just like that...

Le belvédère

Qui aurait cru il y a huit ans qu’on serait tous les deux à Genève pour la grosse conf’ d’astroparticules ?
C’est étrange la vie hein.
On l’a bien réussie.
Les enfants sont super.
Mon mandat de direction ? J’ai l’impression d’en avoir déjà fait le tour. Ouais, au bout de six mois, c’est péteux.
En même temps, rien n’est prédictible en ce moment au-delà de quelques mois. Qu’est-ce qu’on sera en décembre ?
T’as vu ce joli coucher de soleil ?
C’est cool quand même d’être là.

Plus tard, j’ai pensé belvédère, Aldo, Vanessa… mais non, Genève n’a rien d’Orsenna.

Son : Camille Saint-Saëns, Danse macabre, Op. 40, le macabre romantique, magique et aux couchers de soleil à la Saint-Saëns, dans cette interprétation élancée par Renaud Capuçon tout jeune, Daniel Harding, Deutsche Kammerphilharmonie Bremen, 2001.

Joseph de la Nezière (1873-1944) Genève Paris, 1926 Crédit: Bibliothèque de Genève, Ca 6

Genève

Je n’aime pas les villes suisses et les villes alpines en général. Je n’aime pas les grosses conférences qui brassent les sessions parallèles comme des usines à débiter des proceedings, des posters et des talks. Je n’aime pas avoir cette section efficace si large que mon libre parcours moyen est deux mètres pendant la pause café et de dix mètres quand je sèche les sessions et traverse le hall.

Cachée-perchée dans la vieille ville, de café hipster en café hipster, traversant le Rhône aux effluves d’eau vaseuse, je fais-ce-qu’il-faut. Les dossiers, argumentaires, slides de direction, les corrections de manuscrit de thèse, la préparation de l’ERC…

Andromeda passe en coup de vent, une soirée animée, par dessus des linguine alle vongole, elle déclame à la cantonade, sa vision sur la politique, la politique américaine, russe, palestinienne, israélienne, son téléphone surveillé, sa force optimiste, sa position de challengeuse, je me suis demandé : est-ce parce qu’elle n’a pas d’enfants qu’elle arrive à penser ainsi ? Que le monde est une sinusoïde, qu’il faut juste être né dans la bonne vague, que tout ça va remonter, et de discourir sur la force du local, la déconnexion du Congress avec les questions du peuple, The Narrow Corridor, le pragmatisme intelligent.

Tony m’écrit : « Ce qui me touche chez toi, c’est ta posture un peu punk. » et cette question sur laquelle plancher pour mon personnage de Voix Traversante : « Où allons-nous ? »

Les glaces sont bonnes et chères ici.

L’équipe G., ses bars, ses dîners, son groupe Whatsapp Toblerone à la déconnade hilarante, le sérieux massif de ses présentations en enfilade. O. : sa solennité émouvante lors son talk, et J. ouvrant le bal comme si de rien n’était, simple et brillant.

Il m’arrive des choses étonnantes. Des coups de fil. Des « Tu pourrais réfléchir aux conditions sous lesquelles tu envisagerais d’accepter notre offre ? » Des courbettes, des chapeaux, des sourires, des signes de la main, des poignées de main.

Rien ne me fait vibrer. #EncéphalogrammeEmotionnelPlat

Plan de Genève, avec un plan de la Genève ancienne et un plan de Genève en 1715, C. B. Glot, auteur modèle, Meyer, ingénieur, Grenier, auteur modèle, François Monty (1778 – 1830), diffuseur

Le Sud brûle

L’impossible rythmique des cigales qu’on voudrait ancrer dans la nôtre, cardiaque
L’odeur de farigoule et de chêne pubescent – la passerelle dans les arbres
C., douce et résiliente, sur les merdes genrées que nous nous prenons dans la gueule : « J’ai perdu espoir. Tu vois, j’intériorise et je prends sur moi. Et je peux te dire que n’est pas une bonne idée, j’ai fini mon mandat sous anxiolytiques. »
La pleine lune
M13 dans l’oculaire, en haut de l’échelle, la coupole ouverte sur le ciel
M13 timide, dont le cristal diaphane échappe aux cœurs non globulaires
Sur la plateforme métallique qui tourne, N. : « Je partais vers 22h, quand mes parents pensaient que j’étais couché, je faisais 80 bornes en vélo, je venais ici, et je rôdais autour des bâtiments, pour moi c’était le summum de la recherche, c’est ici que la science se faisait. Je rentrais à 6h du matin en douce avant d’aller au lycée. » Il a ce geste de précaution d’écarter mon épaule de la structure du dôme où je me suis appuyée, puis : « Alors quand je suis devenu directeur de l’institut des sciences de l’univers, la première chose que j’ai faite, c’est de me présenter à la grille à l’improviste ici. J’ai dit : N. A., directeur de l’institut, je ne veux pas vous déranger, mais je me demandais si je pouvais entrer. Et c’était un moment étrange, ce moment où tu réalises que tu es passé de l’autre côté. »

Je rentre seule dans ma petite chambre aux meubles de bois 1937. La lune projette mon ombre. Une énorme météorite croise le ciel comme un bout de cigarette incandescent.

Je suis trop épuisée, la peau arrachée au contact de l’aridité de la fonction, je ne scintille pas, je ne connecte pas, je me terre dans quelque chose qui fonctionne à peine – je crois être à la ligne critique où tout s’est éteint et brûle par friction, se consume. C’est pourtant un marathon – cinq ans, je ne peux pas, n’est-ce pas, partir maintenant en flammes.

Can you feel the pain?
See the mess and trouble in your brain
Anger you retain, pressure rocks you like a hurricane
Is it time for you to jump into the next train?
Change of head, make a stand
I can see your heart change
Wake up!
No more nap, your turn is coming up
You feel lazy but stop the fantasies and bubble butts
If you need to hear, go for it
I will teach you how to feel the thing so close to you
Connect it all

Every day is a miracle

— Caravan Palace, Miracle, 2019

Son : pour ne pas rester morose, un peu d’électro-swing d’inspiration jazz manouche avec Caravan Palace, Miracle, in Chronologic, 2019

De la passerelle dans les chênes pubescents, Observatoire de Haute-Provence, juillet 2025
Le 120, Observatoire de Haute-Provence, juillet 2025

Zinc et lumières

Bergère ô tour Eiffel le troupeau des toits bêle ce matin. Bleu et vert d’eau, aux cansons épais aquarelle frottés de pastel – perchés dans le ciel, la terrasse de bois échardé sous les pieds nus. Basques les troupeaux, séchés en jambon, et la pulpe des framboises éclatée dans la bouche. Jamais on n’est rassasié et le temps n’a pas trouvé l’échappatoire, il a glissé dans la torpeur sur le zinc surchauffé, le ciel éclate comme la pulpe, l’air estival et frais, l’épuisement, de lin et de mousseline.

Crépitant sur les mailles directrices, des pensées tamisées, la perspective d’obtention d’un demi poste en symbiose, et la First Light de l’Observatoire Vera Rubin. Les mille astéroïdes sillonnant le champ de vue dès la première nuit et la Galaxie inondée d’étoiles, à en blanchir l’univers dans un paradoxe d’Olbers.

Son : Stacey Kent, Colin Oxley, David Newton, Jasper Kviberg, Jim Tomlinson, Simon Thorpe, I’ve Got A Crush On You, 2000

Jacques Camus, Les fleurs bleutées, lithographie et pochoir, 1933

Été 2025 [2]

Été.

Je repense à ces séries d’étés révolus, aux cœurs et aux amour-propres brisés. Le départ et le retour des bois pennsylvaniens, l’étrange quiétude qui m’habitait alors sous le chaos, la force en sous-jacence.

Été 2025, et assez. Assez des ballottages hypocrites dans des sphères médiocres et sans science, assez des échiquiers à couteaux tirés aux règles inventées sur le tas, assez des méandres tortueux de l’esprit, des langages compliqués, des constructions bancales, assez des fous, des fake news, assez de courbettes aux déjeuners mondains insipides et sans corps, assez !

C’est le moment ou jamais d’être là, dans l’instant, sans me tromper, les yeux grands ouverts, les pieds l’un devant l’autre, funambuler sans trébucher

(et écrire, écrire bien sûr, pour permettre la respiration et la ponctuation)

trois mois, jusqu’au couloir de l’automne – et nous verrons ensuite : serai-je vivante ? où en sera la collaboration G. ? où en seront les États-Unis ? le monde ? et il sera alors temps de prendre les décisions suivantes. et de me coucher.

Son : Kerry Muzzey, Andrew Skeet, The Chamber Orchestra Of London, The Architect, 2014

Nathan Paulin funambule © Chaillot – Théâtre national de la danse

Et un peu de Nietzche dans la foulée pour s’obscurcir le cerveau :

Quand Zarathoustra parvint à la ville voisine (…) il y trouva une grande foule assemblée sur la place. Car un danseur de corde était annoncé. Et Zarathoustra s’adressa au peuple en ces termes : « Je vous enseigne le Surhumain. L’homme n’existe que pour être dépassé. Qu’avez-vous fait pour le dépasser ? (…) L’homme est une corde tendue entre la bête et le Surhumain – une corde au-dessus d’un abyme… »

— Friedrich Nietzche, Ainsi parlait Zarathoustra, 1883