The Architect

Un billet sur la bipolarité, puisque c’est à la mode –

Quand l’hypomanie se dissout, c’est une curieuse combinaison d’obscurité et de lucidité. « C’est chiant d’être normale, » je martèle avec insupportable suffisance à mes plus proches collaborateurs qui connaissent ma condition. Da., O., … ils ont la diligence d’en rire et de m’assurer que le changement ne se voit pas – à part peut-être les yeux bouffis par les heures de pleurs.

L’obscurité : je repense aux murs tendus de mille connexions par Carrie, l’héroïne bipolaire dans Homeland. C’est cette clairvoyance géométrique immédiate qui m’apparaissait il y a quelques jours encore, dans toute pièce où j’entrais, dans toute réunion que je menais, quelles cartes jouer et quand, c’était évident. D’un coup les lignes se sont évanouies, effacées. Je patauge dans un horizon limité de compréhension, avec un cerveau qui tourne au ralenti.

Avant, chaque interaction avec chaque personne ou groupe me paraissait juste. Aujourd’hui le doute à chaque pas, à chaque mot prononcé, je m’interroge sur ma légitimité, les perceptions, l’âme des gens ne m’apparaît plus comme un son ou un parfum. L’impostrice m’embrasse et m’enlace, perce et perle par chaque écaille de mes cheveux, de ma peau.

Lucidité, cependant : parce qu’on ne peut pas vivre toujours déjanté et en imaginant que le réel est une veine parallèle, quasi-accessoire, pour abonder la fiction. Il faut arrêter de croire que je suis super puissante, magique, que la science va sortir de mes doigts alors que je ne travaille pas, que le laboratoire va se construire alors que je deviens approximative, que mes enfants n’ont besoin que d’un dixième de mère, etc.

Et c’est bien, ces oscillations. Parce que la veine de la semi-fiction nourrit la fibre de ce que nous sommes. Parce que vivre, c’est se nourrir, vivre, construire et écrire et vivre. Devenir folle permet de lancer tous ces chantiers-là. Et la normalité d’ancrer plus précisément les fondations dans le réel. Pour qu’au prochain envol, on ne parte pas dans le décor. Qu’on sache toujours revenir à la vie et profiter de toutes ses facettes. Je ne le dirai jamais assez, à ceux et celles qui m’accompagnent inlassablement et me supportent et me font confiance dans ces gradients abrupts, l’air de rien : merci.

Son : Kerry Muzzey, Andrew Skeet, The Chamber Orchestra Of London, The Architect, 2014

Claire Danes, in Homeland – Season 1 Episode 4 Still, 2011

V. à la ferme

Devant une énorme côte de cochon, à la sortie d’un conseil scientifique, V. raconte que petite, elle a trouvé un caneton abandonné dans une haie.

« J’ai écrasé des graines pour le nourrir, je le promenais en landau. La chienne l’avait adopté aussi, et il s’endormait entre ses pattes, il lui tétait les mamelons. »

J. et moi la dévisageons avec un air profond de WTF ?

« Oui, moi aussi je trouvais ça bizarre. (Un temps.) Et puis, ça s’est mal fini tout ça. Un peu à cause de moi. »

J’ai terminé depuis longtemps ma propre côte de cochon. Je me tourne vers elle. Son pull rose à mailles, ses cheveux courts, blonds, ses yeux bleu-gris – la petite fille qu’elle porte en elle et qu’elle chérit – à travers son père qu’elle a chéri.

« Le caneton a grandi. C’était une cane. Moi je voulais qu’elle ait des bébés. Des canetons qui la suivent partout, j’avais projeté mon film à moi, tu vois ? »

Alors son père est allé chercher des œufs de canard dans une ferme, la cane les a couvés. 21 jours, et toujours rien.

« Les oeufs étaient clairs, en fait, on a vérifié. 
— Et ? » nous demandons, J. et moi. 

Elle répond : eh bien on lui a enlevé les œufs, mais elle est restée, tu vois. Elle est restée couver, elle ne mangeait plus. Elle s’est épuisée.

Je lui disais : allez, viens, mange, tu ne peux pas rester comme ça. Je lui disais, bêtement, mais j’avais dix ans, tu en auras d’autres des canetons, tu verras…

Son : Yves Duteil, Lucille et les libellules, in Tarentelle, 1977

Delahaye, Gilbert et Marlier, Marcel, « Martine à la ferme », Ed. Casterman, 1969

La maison de Coutainville [au matin, puis le matin suivant, puis la nuit]

Les matins où l’on ne sait plus où l’on se réveille ; la commode verte a des poignées qu’on ne reconnaît pas. Ah oui, Coutainville, la maison aux clématites, à deux pas de la mer et de ses parcs d’huîtres. Est-ce que les bouleversements ont un sens, et faut-il s’y pencher avec un cerveau, ou simplement laisser l’univers vous avaler entière, dans les trous de vers et les mondes parallèles ? K. m’a demandé de lui apprendre à coudre, nous créons deux petites poches au fil orange, nous cuisons d’autres sablés trempés à l’Earl Grey, et les barbes de Saint Jacques poêlées à l’ail frais. Les cabanes de Gouville sont un décor de cinéma planté sur les dunes, nous bâtissons Laputa, le château dans le sable à défaut du ciel, et en fin de journée, une visio-conférence douce en préparation d’un conseil scientifique.

Le lendemain matin, blottie en pyjama contre le poêle, la suite des réalités lisse les plis anxiogènes des possibles-impossibles. Je montre à K. comment coudre des boutons oranges. J’échange avec J., en mission au Japon, sur la polarisation des rayons cosmiques dans les simus et les données. O., Pf et toute la troupe est dans le Gobi, je mets des étoiles et des coeurs sur les comptes-rendus : un meilleur trigger, de meilleurs rockets, des adresses mac et ip, une quarantaine d’antennes qui fonctionnent, et encore deux jours sur le terrain. J’écris à un être cher : « La vie est paisible et je ne pense pas que ça puisse être mieux. Et en même temps, je ne peux pas m’empêcher d’être dans une fausse nostalgie piquante. Je n’aime pas ça. »

Et puis, dans les pages de mon grand cahier à spirales, celles de mes seize ans, quand l’oiseau chantait dans la nuit –
Contre toute attente,
bravant la fatigue, la logistique et le sceau du monde,
on a pris les grands voiliers et les voitures de Poste, les pommiers, l’échelle de corde, pour surgir dans la nuit,
et susurrer les réponses à ce vers : « Quels mots me diriez-vous ? »

Son : Alex Baranowski, Jess Gillam, Jess Gillam Ensemble, Reflections, 2023

Rapunzel des Frères Grimm, illustration par Emma Florence Harrison (1877-1955)

Déserts

Toujours la même lumière – je traverse à la hâte le jardin des Plantes, O. m’a écrit : « Suis en avance, dis donc ! » je le rejoins à l’entrée de l’expo pour laquelle j’ai eu des invitations VIP, allez savoir pourquoi. Je lui avais proposé : « Les déserts, c’est un peu notre came, non ? Tu veux venir faire le guignol au Muséum avec moi ? »

Nous regardons ensemble les grains de sable, les pierres, entre blagues politiquement incorrectes et appréciation des belles choses, nous prenons le bruit de la pluie et du vent, la sculpture éolienne, les bêtes empaillées et celles dans le formol. Nous tenons, dans cette interaction pointue et si fluide, entre les îlots d’exposition, notre réunion stratégie. Avec O., le monde prend sa simplicité et son intelligence maximale, et en même temps, les fous-rires d’écoliers dans des flots de bêtises.

Deux heures qui me reconstruisent. Sa main passée dans mon dos, ma tête posée sur son épaule, gestes naturels, dans l’affection la plus entière, il me demande tranquillement : « Et ça va ? » Je réponds oui, que je pensais que ce serait pire, que c’est très bien, en fait. Nous devisons sur nos préoccupations respectives, nos responsabilités et nos agendas de folie.

Enfin cet échange, quand j’évoque ma difficulté à filtrer les micro-agressions sexistes dans mes nouvelles fonctions, et plus généralement à avoir les réactions justes dans des situations compliquées :

« Toi t’es vachement forte à ça, je me dis toujours.
— À quoi ?
— C’est comme l’autre fois avec les collaborateurs japonais. Tu arrives à leur dire que non, ça ne sera pas possible, on ne pourra pas faire leur truc, mais avec un ton super juste. Moi dans ces cas, je serais soit une fiotte, soit je leur rentrerais dans la gueule. Mais toi, tu arrives à être claire et agréable. Je me dis toujours que t’es forte. »
Ce n’est pas ce que j’avais retenu de cette réunion :
« Attends, mais c’est toi qui as été super fort ! Tu as réussi à retourner le projet et à le réinsérer dans notre contexte pour que ce soit intéressant pour G. Je me suis dit : il est vraiment bon. »
On se sourit, et je prononce ce qu’on pense tous les deux :
« C’est puissant, hein, toi et moi. »

Un peu plus tard, dans le RER, je réalise : O. vient de déconstruire ces mots bulldozer / rouleau compresseur. Ces mots qu’on me colle, peut-être parce que, comme je l’expliquais dans les notes ici, il a fallu devenir tracteur de chantier pour exister dans ce monde de mâles. Aujourd’hui, je crois plutôt parce qu’une femme efficace qui prend des décisions, affirme et agit, c’est déstabilisant. Est-ce que j’ai changé ? Est-ce que O. a changé de vision et/ou de vocabulaire ? Probablement les deux. Depuis dix ans, nous empoignons ensemble la science et les stratégies, parfois j’ai l’impression d’être une extension cérébrale de son être et réciproquement, nous grandissons, nous nous apprécions mutuellement dans les recoins du doute, et je lui dis, ce soir-là, entre les soubresauts de lézards et les drôles de sculptures de pierres : tu préserves mon équilibre, et si j’arrive à tout faire, c’est parce que tu es là.

Son : pour écouter Jean-Claude Ameisen parler de la physique de formation des dunes, du Rerum Natura de Lucrèce (1er siècle BC), du Patient anglais de Michael Ondaatje (1995) : Les battements du temps (2), in Sur les épaules de Darwin, 2011.

Et la chanson diffusée au milieu de l’émission : Lonny, Comme la fin du monde, in Ex-voto, 2022.

Exposition Déserts, Grande Galerie de l’évolution, Muséum d’Histoire Naturelle, iStock.com/jhorrocks/Ondrej Prosicky/hadynyah, avril 2025

Juste ça

« Tu te rappelles la fois où on s’est parlé après le Conseil du laboratoire, quand j’ai présenté mon projet de direction et que la première question qu’on m’a posée était : ‘Comment tu vas gérer ton stress ?’ 
— Je me souviens très très bien. 
— T’es jeune, t’es vraiment quelqu’un de bien, que j’apprécie, empathique, t’as une gamine, tout ça… et tu voyais pas, comme l’ensemble du labo d’ailleurs, le problème de ce qui s’était passé. J’ai dû t’expliquer en pleurant pendant 30 minutes (et encore, 30 minutes, c’est rien). Y’a vraiment du boulot dans la société… »

Et ce sont parfois les hommes qui résument avec les mots lucides et justes cette désolation, qu’on sait alors profondément partagée :

« J’avoue. Je suis pas fier. Je t’avais dit après coup que j’avais compris des choses. Et je m’étais dit que juste ça, c’était triste. »

China Marsot-Wood, Bibelots #4, 2017, Collage 8.25” x 6.5”

SPF 50

Avec le retour du soleil, j’ai sorti ma crème SPF 50, celle achetée en Pennsylvanie. On parle toujours du parfum de vacances, de l’été, de la mer. Moi j’étale sur ma peau les bois, les longs trottoirs de dalles de ciment où s’incrustent les mauvaises herbes, les bras des arbres en grands hugs de verdure, les allers-retours dans cet espace et ce silence, les lunch boxes des enfants et les ronds d’écureuils, le goût du café Elixr et une perception des distances réduites, allongées, tout amplifié même les bouteilles de vinaigre de cidre – par grandes goulées, en respirant à peine, j’écrivais mon livre, je construisais mon projet G. et son étape suivante, j’allais transatlantique et jusqu’aux bouts du monde. Quoi qu’il se passe, quoi que cela devienne, on ne m’enlèvera pas ce que j’ai pensé alors qu’elle était, ce que j’ai aimé en elle. L’Amérique.

Son : En écho au son et à l’odeur de ce billet : Détente adiabatique : Goldmund, Scott Moore, Emily Pisaturo, Léo Delibes, Flower Duet (Goldmund Rework), 2022

College Town de Pennsylvanie, août 2023

La suite

Au café hipster ce dimanche, avec mon grand latte au lait d’avoine – P. a héroïquement emmené les garçons au Parc de Sceaux – avec mon nouveau sac en cuir de directrice, mes lapis logés à la base du cou, je rédige des demandes de financement pour des consortia et le laboratoire, planifie les réunions de la semaine prochaine. Les choses une par une et avec le degré juste de préparation, d’implication, de transparence. Et d’humanité j’espère. On dira ce qu’on voudra. Je crois que c’est très bien.

Je le sais.
Mais ce que je voudrais : c’est me perdre dans des chapitres de vents, d’eaux et de sables. J’ai des sensations passantes, des vagues qui me prennent, mais me ramènent pourtant au rivage, il faudrait faire cette place, cette place dans le flot de la vie, pour me laisser emporter pour de bon, pour lancer la croisière.

Mon éditeur me dit qu’on en parle quand je veux, sans pression, de ce deuxième livre.

Mais il oublie sa leçon : « Electre, écrire, c’est une entreprise solitaire par essence. » C’est ce livre solitaire-là qu’il faut que j’attrape, celui qui gémit et souffle par bouffées. Et lorsque je l’aurai saisi, il ne faudra pas en parler. On ne sait pas la fragilité de ces émanations-là, il suffit d’un mot, d’un regard raté et tout s’écroule, et il faut alors une confiance en soi au-delà de tout autre miroir pour pouvoir avancer.

Si je suis prête à me tenir droite dans des tempêtes paternalistes du boys’ club de la science, parce que j’ai fini par connaître ma valeur, en écriture, il me faudra encore être adoubée de multiples façons avant que je ne puisse avancer, attifée de mes doutes en bracelets cliquetants – avant de pouvoir me dire que cette écriture, telle qu’elle sort de mes veines, aurait (?) une réelle (quelconque ?) valeur.

Enfin, ce n’est pas la question. J’ai passé les deux dernières années à écrire pour être lue, dans de formidables successions d’existences parallèles. Alors maintenant, une vie sans cette composante-là me semble d’une incomplétude criante. Il faudra y revenir, coûte que coûte ; je refuse de vivre à moitié, ça ne m’intéresse pas.

Son : un peu de Taylor Swift, parce qu’on peut être un phénomène économique mondial et écrire de la poésie viscérale. Taylor Swift, Clara Bow, in The Tortured Poets Department, 2024. À écouter en lisant le texte, sinon c’est moins intéressant.

Vue sur Londres depuis Hampstead Heath, dec. 2024. À cet endroit-là, j’enfilais des cailloux sur des lignes écriturales suivantes, mélangés à des rocailles d’interactions fébriles, et le fantôme de Sylvia Plath à quelques rues de là ; comme souvent, je ne savais que trop bien et pas bien quoi faire de moi-même.

At first I was afraid I was petrified

« Je ne veux plus aller causer à la radio, faire de la stratégie pour mon laboratoire, et je ne suis pas un personnage publique. Je veux retourner dans mes bois faire de la recherche et écrire un autre livre ! » pleurniché-je auprès de mon éditeur [oui, le pauvre].

Dès le lendemain, à l’aube, le chant d’un étourneau me glisse hors du sommeil, le printemps a plaqué sa pâte aux rideaux brodés. Devant nos boissons hipster, j’examine les reconstructions sphériques de J., nous conversons – il me corrige quand je parle de nos quinze ans d’écart : « Vingt ans, plutôt… ». Au meeting de l’Operations Committee G., on a retrouvé la connivence avec nos collègues chinois, et ma belle M. présente son étude sur les paramètres de déclenchement de nos antennes. Je signe à la marge des documents et envoie des mails de direction, mais elle réussit à capturer mon attention, et c’est rassurant, me dis-je, cette heure embarquée par la science, de ne pas encore avoir neutralisé cette partie de mon cerveau. Puis mener une réunion « Dialogue Objectif Ressources » (DOR pour les intimes) avec les chefs d’équipe et de projets, efficace, intelligent, et la coordination sans parole avec Y que j’avais briefé en amont, dans un petit jeu fluide et complice qui me fait penser à ceux que nous menons avec O. Je file au siège du CNRS, sur le chemin je dépose un peu de poésie et de théâtre sur une stèle appropriée, je rafle un flat white, et dans le métro, je continue sur la route d’Anatolie en compagnie de Nicolas Bouvier et Thierry Vernet. Dans une petite salle avec d’autres directeurs, en m’abreuvant d’un mauvais thé, j’attaque N. sur la schizophrénie du « modèle économique » que nous devons suivre à notre laboratoire, interroge logistique DOR et détails de l’exercice. Nous sommes loin de l’érosion éolienne des pierres du Gobi, mais la pertinence de l’échange est là, et à la fin, quand je m’en vais, manteau cintré, écharpe rayée, et mon bouquin de Bouvier sous le bras, je lui dis : « Tiens, tu as lu ça ? » il prend note, hésite puis m’interroge : « Lisa et Gwen… C’est tout de toi ? » (c’est un chapitre de mon livre.) Comme j’acquiesce, il me rend une espèce de sourire à la Cheshire cat. Ligne 10, ligne B, j’arrive juste à temps pour attraper mes enfants à la sortie de l’école, couvre méticuleusement deux manuels scolaires, déniche sous une poupée, un pingouin disparu qui mettait K. au désespoir, et vais prendre le micro sur le plateau Sud de mon ancienne école d’ingénieur pour dire : « Venez faire de la science telles que vous êtes. » Sur mon téléphone, deux messages à rougir et à pleurer : une inconnue et l’institutrice de mon fils qui me remercient de mon discours au Sénat. Toujours les recommandations musicales de Da. : « C’est mardi, c’est disco ! Pour le plaisir transgressif d’entendre chanter I will survive sur du Vivaldi. »

Je me suis endormie sur le canapé, P, descend me récupérer au milieu de la nuit, il me tend la main pour me lever, et repousse gentiment celle que je lui allonge « C’est le poignet où tu t’es fait mal. » Dans la pénombre, je remonte à la chambre, et c’est fou, c’est fou n’est-ce pas, d’être 24H et de toutes parts, aussi bien accompagnée.

Son : What else? Gloria Gaynor, I Will Survive, 1978. Du plaisir à l’état pur, cette chanson.

Illustration originale de Tenniel colorée, in Alice’s Adventures in Wonderland, 1890.

Stand Up

Son [pour apporter un peu de légèreté à ce billet on ne peut plus prétentieux] : Oliver Davis, Kerenza Peacock, Paul Bateman, London Symphony Orchestra, Flight, Concerto for Violin & Strings: I, 2015.

Dans un monde qui frise la dystopie, où des propos graves sont prononcés et des actions graves menées, nous souhaiterions si fort que la science fondamentale puisse rester un dernier rempart de la paix.

Après réflexion, nous avons décidé de maintenir cette cérémonie de remise de médaille cet après-midi, malgré le contexte1, car il nous semble important de continuer à célébrer, justement, comme un pied de nez à l’obscurantisme, la beauté de la science collective qui se fait, avec des scientifiques brillants et humains, comme notre collègue X.

Je disais à P. au matin, avec apparente légèreté : « Ce qui est bien quand on a fait un discours au Sénat la veille, c’est que toutes les autres interventions semblent d’une grande trivialité. »

Il y a peu, je ne savais que faire et j’étais désespérée de ces cartes qui crissaient entre mes doigts et tombaient inutiles.

Oh – j’ai bien conscience que nous ne sommes rien, nous n’avons, je n’ai aucune portée. Mais j’ai mieux compris, je crois, ce que je peux offrir dans mon microcosme : on m’a confié un peu de voix, il serait lâche de ne pas m’en saisir, alors à ma mesure, je saisis et abats les cartes, je prends des décisions, j’attrape par le bras et entraîne ce laboratoire, je suis prête à le sortir de sa léthargie, dans des salles de conseil et de séminaire, je jauge les têtes plongées dans les sciences comme des autruches, mais surtout une fourmillière d’envies et d’idéaux à insérer dans des pipelines intelligents, parce que c’est cela que nous savons faire : réfléchir ensemble et résoudre des problèmes séculaires ! Et si on ne me dit pas merci, si on me paternalise encore de tous côtés – nous travaillerons aussi sur ce biais de genre –, je lis distinctement dans l’air que c’est ce qu’il faut faire.


On ne saura pas ce que ça me coûte. Que cette grande semaine terminée, devant la tombe de Marguerite Duras, longuement j’ai regardé le ciel bleu, pur, vidée de toutes les forces que j’avais données, d’avoir été ce que pourtant je ne suis pas et n’étais pas née pour, dans une solitude cosmique au cœur du collectif. Me demandant encore si cette semaine, j’ai été juste au monde, et à moi-même ; et il n’y aura personne, jamais, pour me répondre.

  1. Ce jour-là, les scientifiques du monde entier se mobilisaient dans le mouvement Stand Up for Science, pour afficher notre soutien aux collègues américains, et pour défendre les sciences, les humanités et la liberté académique comme piliers d’une société démocratique.  ↩︎
Stand Up. It’s (spring)time. Mars 2025.

Au bureau (mais pas trop), dans le Périgord noir

S. m’appelle alors que je suis dans une conserverie, à choisir des anchauds et des cous de canard farcis. Elle me parle AGDG, CDD plateforme et tickets LSST, dans sa diction puissante et italienne, je suis bien trop curieuse pour lui avouer que je suis en vacances, je prends l’appel, dégaine mon ordinateur et note tout ce qu’elle me transmet. Sur son conseil, j’appelle dans la foulée M., son chef.

Le soir bleuté s’installe sur le Périgord noir, P. conduit sur les petites routes surplombant la Dordogne, K. écoute une histoire dans son casque ; sur le siège passager, j’ai mon téléphone coincé dans l’épaule gauche, mon macbook sur les genoux, et la chienne de M. aboie dans le fond. Il me dit qu’il faudra qu’il aille la nourrir, demande avec douceur comment se passe ma direction, confirme les efforts (inespérés) qu’il fera pour notre laboratoire, et entend pour la première fois les besoins financiers, propose des solutions qui prennent leur place exacte.

Tout se passe très bien, dis-je avec sincérité à propos de la direction – et tant que je me sens soutenue par le haut, je gérerai sans problème l’intérieur. Quelques échanges de fleurs de part et d’autres, il me remercie à nouveau pour mon livre. Puis cet inattendu : « Ah, et bravo pour ton portrait dans [quotidien connu]. C’était super, et on était tous très fiers pour le CNRS. » Je réponds – que répondre d’autre ? – : merci, ma maison d’édition fait un super boulot, et si ça peut servir, tant mieux.

Ensuite, K. m’aide à préparer un lit de mâche pour le caillé de chèvre pris à la ferme, je bats une vinaigrette à la ciboulette et moutarde violette, dépose des cerneaux de noix, des grattons de canards, et nous tartinons de belles tranches de pain avec du foie gras. Sous la douche, j’écoute la table ronde du Sénat sur les Femmes & la Science de la semaine dernière. Plus tôt dans l’après-midi, le naufrage annoncé de J. m’avait passablement inquiétée, alors j’avais appelé Da., depuis les routes périgourdines à ses vieilles pierres aixoises, pour savoir si sa semaine était assez peu chargée pour qu’il l’aide à avancer. Notre échange téléphonique, puis les bouts de messages à forces émoticons a la simplicité des esprits connectés.

C’est drôle, la vie, j’écris à mon équipe de direction, en en-tête du bref compte-rendu que j’ai griffonné de mes appels. Je profite de tout, des bisons au manganèse dans l’émotion fêlée de larmes, de déjeuner sur la Vézère dans le froid et la tranquillité, de la petite main de K. qui m’entraîne dans les colimaçons du château de Beynac, des ruelles médiévales en morte saison, de nous dire avec P. notre sérénité. Et de la multitude d’interactions pertinentes dans lesquelles j’ai la chance de construire, pierre par pierre, ensemble, les châteaux de demain.

Son : Cette belle chanson, écrite par Jérôme Attal pour Michel Delpech : Des compagnons, interprété par Michel Delpech, in Sexa, 2009. Je me rappelle avoir lu dans les savoureux #writerslife de Jérôme Attal que Michel Delpech l’avait pris dans le contexte des compagnons de guerre, alors que ce n’était pas son intention, mais qu’il n’avait pas osé le détromper. Le billet a disparu, dans un vieux carnet sans doute.

19-10-1957 – Beynac et Cazenac, Dordogne, 1957