Un été Anaïs Nin [4]

Après [le] départ [de Henry] j’ai détruit tout mon plaisir, en pensant qu’il ne s’intéressait pas à moi, qu’il avait trop vécu, d’une façon trop brutale, trop complète, comme un personnage de Dostoïevski, dans les bas-fonds, et qu’il me trouverait une oie blanche. Qu’importe ce que Henry pense de moi. Il saura toujours assez tôt ce que je suis exactement. Il a un esprit caricatural. Je me verrai en caricature. Pourquoi ne puis-je exprimer mon moi fondamental? Je joue aussi des rôles.

Pourquoi m’en faire ; et pourtant je m’en fais, pour tout.

— Anaïs Nin, Journal (1931-1934),
Trad. Marie-Claire Van der Elst, revue et corrigée par l’auteur.

Maudite soit mon image, l’image de moi-même qui me confronte chaque jour avec la même délicatesse, la même finesse excessives, l’orgueil, la vulnérabilité qui font que les gens veulent me protéger, me traitent avec égard. Maudits soient mes yeux tristes et profonds, et mes mains délicates et ma démarche qui est un glissement, ma voix qui est un murmure, tout ce qui peut être utilisé pour un poème, et qui est trop fragile pour être violé, forcé, utilisé. Je suis près de mourir de solitude, proche de la dissolution.

— Ibid.

On amalgame souvent confiance en soi et confiance en son image. La première, c’est une confiance qui nous dépasse – celle qui dit ce que les choses sont bien faites et que nous ne nous trompons pas de chemin, parce que la vie l’a jalonné de signes pour nous, et il suffit de les suivre avec intelligence (ce que nous savons avoir). La seconde, c’est plus étriqué. C’est d’abord une question de miroirs, de messages envoyés, reçus, renvoyés et reçus. Mais aussi une recherche d’adéquation entre ces différents messages et ce qu’on est, pense être, espère être.

Qu’est-ce qui fait de tant d’entre nous, les femmes, de « bonnes élèves » ? Marquées du sceau de #FaireCeQuIlFaut que Rosa Montero décrit chez Marie Curie, en parallèle de son propre vécu. Mes écrivaines modernes fétiches l’ont exprimé pour toutes les autres : Nancy Huston, Sylvia Plath, Anaïs Nin… Toutes à la recherche de l’approbation, persuadées du décalage de leur image. Dotées d’une confiance viscérale en leur route, et pourtant en miettes de ne pas être assez (l’image).

Anaïs le psychanalyse via un besoin du père. C’est l’analyse qui est faite en général pour les femmes [on notera en passant le nom de ce carnet], le père absolu, perdu ou absent. Je ne nie bien sûr pas l’influence de la société patriarcale sur notre positionnement et les sentiments de décalage d’image associés. Mais comme d’habitude avec la psychanalyse, pour avancer ensuite, so what?

Au-delà des racines de cette confiance en dent de scie, peut-être faut-il se rappeler que ce qui compte pour avancer collectivement, c’est la complémentarité ? Si on accepte l’existence d’un doute féminin exacerbé, et qu’une solution est le soutien et le miroir positif, autant que les hommes s’y collent par pragmatisme ? Qu’ils énoncent clairement : « Je trouve ça super, ce que tu fais. » Je ne parle pas de paternalisme (attention, donc, à l’énonciation exacte du propos pour ne pas ripper), je parle d’exprimer l’appréciation, la considération et le respect réciproque1. Ça ne serait pas cher payé un fonctionnement plus fluide et efficace du monde.

Dans le Journal d’Anaïs Nin, les dents de scie sont présents de la première à la dernière page – et je ne crois pas que ce soit la psychanalyse qui la nourrisse et l’aide à remonter vers les crêtes (le Dr Allendy, « psychanalyste » alchimiste et astrologue est un paternaliste puant qui n’a rien compris à la création). Ce qui lui permet de s’envoler par-delà les doutes, d’écrire, vivre avec intensité, ce sont les belles lettres de Henry, de ses autres amis, amants, de son père, ceux qui expriment en particulier que ce qu’elle écrit est percutant, que sa maison de Louveciennes est magique, que c’est formidable, ce qu’elle fait, ce qu’elle construit. Consigner et consteller ses pages de toutes ces appréciations pour pouvoir les re-sniffer, était à mon avis une procédure vitale.

Quand il dit: « C’est bien. Elle a du charme », je fus soulagée.
[…]
Si mon père aujourd’hui pouvait seulement se dire et me dire: « C’est bien », comme ce serait agréable.

Henry Miller, toujours dans le Journal :

« Votre maison, Anaïs. Je sais que je suis un rustre, et que je ne sais pas me tenir correctement dans une telle maison, et je fais donc semblant de la mépriser, mais je l’aime. J’en aime la beauté et le raffinement. Elle est si chaude que lorsque j’y pénètre je me sens pris dans les bras de Cérès, je suis ensorcelé. »

Comme pour tous les grands hommes qui ont réussi, parce qu’ils étaient bien accompagnés, je crois que les grandes femmes qui ont réussi se sont entourées d’hommes de la bonne trempe. Les bons miroirs, les bons compagnons de maïeutique et de vie, ceux qui considèrent, y trouvent leur compte et l’expriment de façon juste. Vivre, construire, écrire, nous sommes et resterons si seules, mais ce n’est jamais un processus solitaire.

Son : Motown, Reach Out I’ll Be There, 1966

Anaïs Nin et Henry Miller
  1. Je vois d’ici des féministes me tomber dessus, avec l’argument de ne pas vouloir être vues comme des choses fragiles, et je les enjoins de relire ces lignes. La confiance en nous, ie, la force, nous l’avons. C’est l’image renvoyée qui nous manque. La considération, le respect et les soutiens qui en découlent nous sont dus comme aux hommes, lorsque nous faisons, excellons ou sommes brillantes de nature. Et c’est peut-être parce qu’ils ont perdu l’habitude de l’exprimer – autrement que via des matraquages paternalistes et condescendants, que subsiste notre problème de confiance en notre image. ↩︎