Un été Anaïs Nin [14]

Enfin la quiétude de l’été finit par avoir raison de moi. Je me surprends à m’occuper de la maison : récurer la poubelle de la cuisine, ranger la chambre de K., trier mes placards à vêtements… je contemple de nouveaux projets : zyeuter seloger.com à la recherche d’un pavillon (sans succès), et surtout écrire. Le monde parallèle vient m’aspirer dans des chemins de traverse, de chateaubriand à la pavlova, des gourmandises piquées de moustiques.

Le soir les dieux me punissent de mes ébriétés : K. est en délire ; quand je cherche à le descendre de ses perchoirs, nous ratons une marche au milieu de l’escalier, dégringolons la moitié d’un étage, et j’en suis quitte pour claudiquer le restant de l’été, et à porter des robes longues pour cacher les marbrures de bleus et de bosses.

Je passe la nuit fiévreuse, je me suis endormie avec Anaïs, alors je suis elle, je ne sais si je couve Artaud, Miller, Allendy ou son père, je cherche un sens dans les méandres de mots, dans un journal, à rédiger les lignes ci-dessus. J’ai les genoux, la nuque et les joues en feu, l’eau est fraîche au robinet. Des brises froides et fluides glissent par la fenêtre, j’ai trop chaud dans la couette, trop froid en dehors.

Trop fébrile, alors je me lève dans le noir et j’écris jusqu’à ce qu’il fasse jour.

Joaquin s’étonne: « Tu es si calme, es-tu malade? » Il me surprend à sourire toute seule de la plénitude de ma vie : le casier à musique rempli de livres que je n’ai pas le temps de lire, les caricatures de George Grosz, un livre d’Antonin Artaud, des lettres auxquelles je n’ai pas répondu, un monceau de richesses ; je voudrais être comme June, avec une divine indifférence pour les détails, acceptant des épingles de sûreté sur mes robes; mais ce n’est pas le cas. Mes placards sont magnifiquement rangés, à la japonaise, chaque chose à sa place, l’ensemble soumis à un ordre supérieur et, au moment de la vie, repoussé à l’arrière-plan. La même robe peut être froissée et portée au lit, les mêmes cheveux brossés, jetés au vent, les épingles à cheveux peuvent tomber, les talons se briser. Quand vient le moment de vivre, tous les détails s’estompent. Je ne perds jamais l’ensemble de vue. Une robe impeccable est faite pour y vivre, pour être déchirée, mouillée, tachée, froissée.

— Anaïs Nin, Journal (1931-1934),
Trad. Marie-Claire Van der Elst, revue et corrigée par l’auteur.

Son : Joaquin Nin, Paco Peña, Eliot Fisk, Fandango from Tonadilla, 2014