Le couple infernal [Acte I, scène 7]

Fin d’après-midi, le long de la Nationale 20 (ils sont descendus du RER).
L’ÉDITEUR et L’AUTRICE marchent d’un pas pressé. L’AUTRICE pragmatique et plutôt détachée, L’ÉDITEUR de plus en plus agité et ému.

L’AUTRICE : Puisque je te dis que je veux seulement discuter avec cette éditrice littérature. Et puis quand bien même je travaillerais avec elle, c’est quoi ton problème ?

L’ÉDITEUR : Tu ne comprends pas. C’est de l’ordre de la névrose pour un éditeur, de perdre un auteur. Un auteur, c’est précieux. Moi je ne suis rien, sans toi. Rien.

L’AUTRICE : Mais tu ne m’as pas perdue, je n’ai jamais dit que je ne travaillerais pas avec toi ensuite. Je vais discuter avec elle.

L’ÉDITEUR : Tu ne te rends pas compte, je sais très bien comment ça se passe. Mais je ne veux pas t’influencer. (Geste racinien, avec main devant les yeux.) Oui, discute avec elle, je t’ai mise en contact, c’est très bien.

L’AUTRICE : Je ne comprends pas. Qu’est-ce qui va se passer ?

L’ÉDITEUR : Mais Electre, je lui sers un diamant sur un plateau, bien sûr qu’elle va s’en saisir, elle va te bichonner, te convaincre, te séduire. Elle aurait tort de ne pas le faire, c’est ce que je ferais, moi, à sa place. Vous ferez un beau livre ensemble, et c’est très bien. Et moi…

Ils se sont arrêtés le long d’un restaurant désaffecté, à côté d’un feu. Les voitures freinent puis démarrent, beaucoup de bruit.

L’ÉDITEUR, sanglots dans la voix : Et moi je te lirai quand ce sera sorti. Va discuter avec elle et vivre tes rêves. C’est ce que tu veux faire depuis trente ans.

L’AUTRICE est appuyée sur le mur du restaurant, elle observe. L’ÉDITEUR sort un mouchoir de son sac.

L’ÉDITEUR, entre les larmes : Tu veux écrire de la fiction. Tu vas lui parler, ça va très bien se passer, et tu n’auras plus besoin de moi. Va avec elle et oublie-moi.

L’AUTRICE, en contemplation : C’est très beau, ce que tu me fais. (Sourire un peu navré.) Mais je refuse de jouer dans ton drame.

Son : Warner Bros Studio Orchestra, Play It Sam… Play « As Time Goes By », in Casablanca, Original Motion Picture Soundtrack, 1942

Humphrey Bogart & Ingrid Bergman, dans Casablanca, 1942