Ici, la nuit tombe sans transition. L’air est fluide et ma robe noire s’y coule, le long bandeau qui ceint ma taille bat le haut de mon genou. Dîné dans un izakaya avec mon oncle et mes parents, en pèlerinage administratif par hasard au même moment que moi. Je les écoute comme ils évoquent, mon père et son frère, la perte d’intérêt du Japon pour son Histoire, les rangées de maisons traditionnelles à Yokohama – premier comptoir ouvert vers l’Occident –, mai 68 et les émissions radio nocturnes, qui étaient le réseau social de l’époque. Trois sake différents commandés sur une tablette électronique et descendus dans la foulée, ma mère dans sa réserve sympathique à côté de moi. Tous les trois persuadés que je suis une personne hautement importante, puisque d’ailleurs j’ai voyagé en Premium, n’est-ce pas ? Je suis douce, j’absorbe avec verve mais ne le montre pas, je parle peu de moi. Ma robe a posé une peau fluide, elle me permet de tout être, dans mon rôle et dans la distance juste.
Ce n’est pas seulement la robe, et je le sais, lorsque je rentre à l’hôtel, ces sons électroniques éthérés et faciles qui circulent en moi comme circule le bruit de la ville. Je passe devant l’entrée du onsen, celui de nos bains nocturnes avec O., au printemps dernier. Je lui écris : « À Ueno, il ne manque que toi. » Une maman attache sa fille sur le siège vélo à l’arrière d’un conbini, dans une boutique qui ferme, trois grands-mères discutent autour de sacs plastique en vrac. Je vois – comme c’est heureux d’avoir les yeux de nouveau ouverts – je perçois le vertige des vies quotidiennes parallèles, qui me saisit encore plus ici, car les lignes sont millimétrées et ne s’intersecteront effectivement jamais.
Depuis la chambre fonctionnelle de mon business hotel, le Tokyo Skytree fait son show océan, et juste devant ma fenêtre, blanche et insolite, cette coupole d’observation.
Son : Christopher Deighton, Peter Gregson, To See Beyond, in Visionary, 2017
Vue de la fenêtre de mon business hotel, vers la gare de Ueno, Tokyo, mai 2025.
Atterri à 5h du matin, le monorail a filé jusqu’à l’hôtel. Il est beaucoup trop tôt pour m’écrouler dans une chambre, on me demande de patienter jusqu’à midi. Alors… brancher Barber dans ses oreilles et aller errer à Ueno-koen. Dans le parc, diffuser d’odeur en odeur, le cyprès, le cèdre, le pin, les jasmins, la friture et l’encens aux abords d’un temple. Le ciselage des arbres me couvre de clair-obscur. Le métal des métros se mêle au souffle des feuilles et aux corbeaux gutturaux, le concert symphonique de la ville dans la nature et réciproquement.
Personne ne m’enlèvera cette joie incongrue d’écouter Barber au Japon jusqu’à la lie, mon sursaut de l’âme à cette grandiloquence. Avril 2023. La traversée de part et d’autre de la banlieue tokyoïte dans le cahot aseptisé des trains, à faire germer mon deuxième chapitre entre deux séminaires. L’année où enfin j’ai su poser ce pays en mon sein. Et puis D. qui m’écrivait par touches, des notes rouvrant mes yeux aux petites choses du monde. C’est tout cela, écouter Barber au Japon, et cela m’appartient.
Les fuseaux horaires brouillent le rythme des pensées, et fait surnager celle-ci, qui s’impose dans la tiédeur humide des prémices de l’été : il ne faudrait perdre la tête que par excès de beauté. C’est la seule raison valable, aucune autre n’est absolue.
Son : Samuel Barber, Concerto pour violon, Op. 14, la musique qui accompagne mon Japon depuis 2023. Difficile de choisir un mouvement, à déguster en entier évidemment. Interprété par Hilary Hahn, Hugh Wolff, Saint Paul Chamber Orchestra.
Symphonie de la ville dans la nature et réciproquement, dans les jardins du Musée national de Tokyo, Ueno-koen, mai 2025. Au Japon les corbeaux croassent en japonais.
Ce que l’on fait lorsqu’on perd la tête… Je pensais à ces reines qui ont baissé la garde, et qui se sont faites poignarder de la main aimée ou envahir sur leurs terres. Qui ont tout perdu, jusqu’à leur âme parce qu’elles avaient oublié que la Cause, jamais, ne se résume à une personne.
Qu’ai-je fait ? Donné les clés de mon Domaine ? Oui bien sûr, cela, je l’avais fait volontiers, et il y a longtemps. Mais comme cela ne semblait pas suffire, comme on ne voulait pas entrer et s’y plaire, j’ai arraché de mes propres mains les ronces sur les murs, puis les murs-même, j’ai demandé aux ouvriers de les abattre, ils sont venus avec leurs tabliers rouge-Electre, pierre par pierre ils ont démantelé le mur Sud, là où pourtant je ne supporte pas le soleil.
Ensuite ? Ensuite, il y avait le lac sans fond, trop noir et terrifiant pour s’y baigner ou même se promener, alors je l’ai comblé, je l’ai comblé en y larguant tout ce qui n’était pas apprécié, les vibrations trop populaires, je les ai mises là, et l’eau est passée au turquoise.
Ce que l’on fait… J’errais de pièce en pièce emplies d’objets, dans les allées ensoleillées que je ne connaissais plus, je n’entendais plus le son de ma propre ombre, grondante et scintillante, au pulse gamma éclectique et aux ondulations infimes de l’espace-temps
je n’entendais plus celle que l’on ne partage pas. J’avais oublié, un temps – le temps de mes bruissements à cent à l’heure, et pourtant les horloges, je les avais détruites, mais elles me couraient après –, qu’ici, il n’y a qu’une reine : la solitude.
Redressez les murs, doublez la hauteur, plantez les ronces, doublez la densité, fermez s’il vous plaît ce portail à double tour. La clé ?
Son : Astor Piazzolla, dans cette version noire et étincelante au pianoforte de Viviana Lazzarin, Invierno, 2016
Pour sauver le monde, Jon Snow assassine par surprise Daenerys Tagaryen, la reine folle dont il est épris, au cours d’une dernière étreinte. Game of Thrones, 2019
Mon éditeur m’a passé le dernier Sylvain Tesson en guise de 1378e cadeau, avec cette note : « Pour Electre, des pierres incrustées dans l’écrin de la mer, à défaut d’un chaton. ». Après lecture, lui ai répondu : « Franchement, j’aurais préféré que tu m’offres un rubis, je trouve pas ça au niveau. » Et lui : « Mais non, bêta, la dédicace n’est pas de moi, elle est de l’auteur ! »
Le récit de grimpettes d’aiguilles dressées dans l’eau, un peu partout dans le monde. Certes ça commence par celle d’Étretat, en référence à mon amour de jeunesse, Arsène Lupin. Là s’arrête pour moi l’élégance.
Je ne conçois pas ces défis lancés à soi-même sur les géographies. Ce besoin de dompter la terre et ses aspérités, sans autre but qu’une quête de sensations égoïstes.
Le minéral extrême, je ne sais plus l’apprécier que si j’ai une légitimité à le traverser. En mission sur le terrain dans le désert de Gobi, en Argentine, dans une forêt en Sologne, les doigts gourds sur mes connecteurs d’antennes, les cheveux sales et les lobes d’oreilles plein de sable, je foule le sol avec un but : collecter des messages de l’Univers. C’est dans cette non gratuité que naît le vertige d’être, d’être en ce point de la Terre à cet instant, ce (x, t) qui prend alors sens dans la grande équation.
Sinon, c’est plutôt bien écrit, fluide, pas cliché, avec une certaine poétique, des réflexions pas idiotes. Et surtout ceci, surgi à la fin d’un chapitre :
Les choses arrivent parce qu’elles ont été écrites.
— Sylvain Tesson, Les piliers de la mer, 2025
J’ai pensé aux fictions, aux réalités, aux chatons, aux pierres, et à toutes leurs permutations apparemment commutatives. C’était donc ça, la véritable dédicace.
Dans les locaux de la Maison d’édition, L’ÉDITEUR travaille dans son bureau tout de verre. L’AUTRICE frappe à la porte déjà ouverte.
L’ÉDITEUR, lève les yeux de son écran : Alors ?
L’AUTRICE : Bah alors rien. C’était très intéressant, j’ai appris plein de choses. Mais elle ne pourra se prononcer que sur un texte déjà prêt. Et puis perso, je ne suis pas sûre d’avoir eu un crush.
L’ÉDITEUR : Ah ?
L’AUTRICE : C’est bon, tu peux te détendre. Après, si tu peux me mettre en contact avec d’autres éditeurs littérature dans d’autres maisons d’édition, pour voir…
L’ÉDITEUR : D’accord. Il y a X. chez Z. à qui tu pourrais parler.
L’AUTRICE : Ah ça y est, tu n’es plus névrosé et jaloux ?
L’ÉDITEUR : Non, j’y travaille. (Il fouille dans son sac.) Mais je t’ai apporté quelque chose.
L’AUTRICE : Attends, il faut arrêter avec tes cadeaux, là. Tu m’as déjà offert une huile d’olive à cent euros le litre, du poivre du Congo à cents euros le grain, des chocolats de chez Jean-Charles Rochoux (cent euros le gramme), des gravures anciennes chinées aux enchères (cent euros le centimètre)… Mes enfants t’appellent Tonton C., ils pensent que leur mère est une femme entretenue. P. est hyper cool avec ça, mais l’autre jour, il a demandé au chat Mistral s’il fallait qu’il s’inquiète que sa femme revienne avec des cadeaux à chaque fois qu’elle voyait son éditeur.
L’ÉDITEUR : C’est parce que je suis accroc aux enchères et je n’ai plus de murs chez moi pour accrocher les tableaux, il faut bien que je les offre à quelqu’un. (Il lui tend une boîte.) Tiens, c’est pour toi.
L’AUTRICE : Euh. (Elleouvre la boîte et découvre une bague avec un diamant.) Euh… C’est très beau, mais ça va pas le faire.
L’ÉDITEUR : Je l’ai trouvée aux enchères, tu sais que j’y achète des bijoux tout le temps, et il faut bien que je les offre, je ne peux pas les mettre moi-même.
L’AUTRICE : Et ta femme ?
L’ÉDITEUR : Elle me dit qu’elle en a trop. Écoute, c’est pour te signifier ton appartenance… te séduire… t’exprimer que j’apprécie beaucoup de travailler avec toi.
L’AUTRICE, catégorique : Oui mais là c’est trop. Tu te rends compte ?
L’ÉDITEUR : T’inquiète pas, c’est pris sur le budget cadeau de la Maison.
L’ÉDITEUR : Non, bien sûr, je l’ai achetée moi-même.
L’AUTRICE : Je préfère. Et ta femme, elle est au courant ?
L’ÉDITEUR : Bah oui quand même, elle sait que je fais ça tout le temps, surtout que j’ai un stock de bagues que j’ai chopé aux enchères.
L’AUTRICE, déçue : Ah.
L’ÉDITEUR : Elle te plaît ?
L’AUTRICE : Oui, beaucoup. Dis-moi, je réfléchis à ce deuxième livre, et je pensais à un essai narratif, autour de déserts, de géographies, d’antennes, avec un peu de science.
L’ÉDITEUR : Ça m’a l’air intéressant. Tu ne voulais pas écrire de la fiction ?
L’AUTRICE : Je reste ouverte aux différentes options. Tu crois que ça pourrait marcher ? Il faudrait quelque chose de vraiment populaire, cette fois-ci. Une couverture flashy, un titre shiny, et un contenu qui colle à tout ça, ras les pâquerettes. Sinon, tu me parlais de vacances dans ta villa dans le Sud, tu crois que c’est un endroit dont tu pourrais me laisser les clés pour écrire ? Et puis, on pensait acheter un pavillon un peu plus grand, est-ce que cette Maison a des courtiers attitrés et peut s’engager pour abonder l’apport initial du prêt ?
L’ÉDITEUR, perplexe : T’es sérieuse, là ?
L’AUTRICE, rires : Non, bien sûr. (Sérieuse et songeuse.) Je ne sais pas encore ce que je veux écrire, même s’il y aura forcément une part de délire fictionnel. (Elle touche la bague dans son écrin.) Je ne suis pas certaine que je puisse accepter ta bague, qui est magnifique par ailleurs. (Un temps.) Mais tu sais, en attendant…
L’ÉDITEUR, malicieux : En attendant, je pourrais être ton éditeur préféré.
L’AUTRICE : Voilà. Et je pourrais être ton autrice chérie.
L’ÉDITEUR : Voilà. Et si je t’invitais à déjeuner ?
L’AUTRICE : D’accord. (Aux frais de la Maison ?) Mais je voudrais manger quelque chose de vraiment bien, hein, sinon ça ne m’intéresse pas.
Ils prennent leurs sacs et sortent. L’AUTRICE revient dans le bureau, où est restée la boîte contenant la bague.
Selon l’intention que l’on veut donner à L’AUTRICE1 : 1. Elle pose sa main sur la boîte, hésite et la laisse. 2. Elle pose sa main sur la boîte, hésite et la glisse dans son sac à main. 3. Elle chope la boîte et l’embarque. 4. Elle ouvre la boîte, s’assoit sur le siège de L’ÉDITEUR et reste à contempler longuement la bague et son diamant.
Rideau
Si c’est pour un dossier de demande de financement, une présentation à une commission de recrutement, ou un Dialogue Objectif Ressources, si c’est pour de la diffusion des connaissances vers le grand public, une table ronde pour les femmes et la science au Sénat, si c’est pour une tribune pour la science comme dernière frontière de la diplomatie, si c’est une écrivaine, une scientifique, une leadeuse, une directrice, une amie, une collègue, une mère, une connasse, une gentille, ou all of the above. ↩︎
Son : Audrey Hepburn, Moon River (From Breakfast at Tiffany’s) [Remastered 2014], 1961
Audrey Hepburn and George Peppard behind the scenes, Breakfast at Tiffany’s, 1961
Au Sélect, boulevard Montparnasse. L’AUTRICE et L., l’éditrice littérature, la quarantaine, diction pointue, longue jupe Devernois.
L. : J’ai relu tout Stephen King pendant l’été. C’est très intéressant du point de vue de la construction, comme il nous prend et ne nous lâche plus, cette technique-là. Et même s’il n’a pas forcément une « belle » écriture comme il le souhaiterait, puisque son modèle, c’est Maupassant, ça n’en est pas moins efficace.
L’AUTRICE : Je n’ai jamais réussi à lire Stephen King. Et je n’aime pas trop le style de Maupassant.
L. : En tous cas, lancez-vous. Je ne donne pas de conseil, mais s’il y a une seule chose qui me semble essentielle, c’est la discipline. Il faut vous mettre une routine et travailler quotidiennement. Comme Murakami ou Amélie Nothomb.
L’AUTRICE : Parfait, j’adore la discipline. Et la routine, c’est mon kif absolu. [Pour ceux qui ne connaîtraient pas L’AUTRICE, ceci est ironique, NDLR]. Et si j’arrive avec un texte ?
L. : Déjà il faut qu’il soit complet. Début, milieu, fin, tout. On ne peut pas juger sur quelque chose d’inachevé. Encore moins sur un pitch. On peut écrire des livres complètement différents avec le même pitch, ça n’est pas ça qui nous permettra de juger. D’ailleurs on ne jugera pas de la même façon chez nous ou dans d’autres maisons. Il y a de fortes chances que vous vous fassiez retoquer. Et des chances que ça marche ailleurs, aussi. Là comme ça, je ne peux pas vous dire.
L’AUTRICE : Ok. Donc, mon éditeur me disait que vous alliez me bichonner et me séduire, mais en fait pas du tout ?
L. : Eh non, très chère, il a fumé. Ou alors il est amoureux. Ou surtout névrosé comme tous les éditeurs. Vous savez, c’est une relation compliquée auteur-éditeur. On parle de couple infernal…
Soir sur le boulevard Saint Germain, lampadaires jaunes, ombres. C’est la veille de l’entretien de L’AUTRICE avec l’éditrice littérature. L’ÉDITEUR et L’AUTRICE s’engueulent pour l’édification des passants.
L’AUTRICE, en grand exercice d’auto-encensement : La scène de théâtre dans le chapitre 5, elle est sympa, non ?
L’ÉDITEUR, flegmatique : Oui, probablement pas nécessaire, mais bon.
L’AUTRICE, électrochoc : Comment ça, pas nécessaire ?
L’ÉDITEUR : Je t’ai déjà dit que je ne suis pas sensible au théâtre. Je n’ai pas trouvé ça nécessaire, c’est mon point de vue, j’ai le droit.
L’AUTRICE : Attends, il y a plein de gens qui la trouvent marrante cette scène, franchement, c’est léger, c’est utile, c’est efficace, comment tu peux dire ça ?
L’ÉDITEUR : Oui ça fonctionne, et je te l’ai laissée. J’ai juste mon opinion, j’ai le droit, non ?
L’AUTRICE : Encore heureux que tu me l’aies laissée, c’est l’un des meilleurs passages de mon livre ! Tu vois, c’est pour ça que j’ai besoin de parler à une éditrice littérature. Tu n’as aucune sensibilité à la veine littéraire de mon texte.
L’ÉDITEUR : Il y a trois cents pages dans le livre, et tu tires cette conclusion sur une demie page.
L’AUTRICE : Trois pages au moins, et pas des moindres. Mais comment tu peux me faire ce genre de critique maintenant ? Le livre est publié, il n’y a plus rien à faire, et tu me dis que c’est « pas nécessaire » ? (Elle se met à pleurer, façon gamine frustrée.) C’est nul comme propos, c’est blessant, ça sert à rien, tu aurais pu le garder pour toi, j’aurais préféré ne pas savoir.
L’ÉDITEUR : Eh bah très bien, tu vas discuter demain avec L., elle te comprendra, et tu n’auras plus à te farcir mes mauvaises corrections. Je te souhaite une bonne soirée.
L’ÉDITEUR part vers la droite de la scène, déterminé, les mains dans les poches. L’AUTRICE part vers la gauche, déterminée, les mains dans les poches. Leurs épaules s’affaissent au fur à mesure des pas. Juste avant la sortie de scène, ils s’arrêtent symétriquement. L’ÉDITEUR traverse la scène en courant. L’AUTRICE se retourne.
L’ÉDITEUR : Excuse-moi.
L’AUTRICE : C’est très joli. (Un temps.) Et je suis d’accord pour jouer dans ton drame.
Son : West Side Story: Act I: Tonight, Leonard Bernstein, Jim Bryant, Marni Nixon, Johnny Green, West Side Story Orchestra, 1961
Dans la série des couples mythiques au cinéma : Natalie Wood & Richard Beymer, in West Side Story, 1961
Fin d’après-midi, le long de la Nationale 20 (ils sont descendus du RER). L’ÉDITEUR et L’AUTRICE marchent d’un pas pressé. L’AUTRICE pragmatique et plutôt détachée, L’ÉDITEUR de plus en plus agité et ému.
L’AUTRICE : Puisque je te dis que je veux seulement discuter avec cette éditrice littérature. Et puis quand bien même je travaillerais avec elle, c’est quoi ton problème ?
L’ÉDITEUR : Tu ne comprends pas. C’est de l’ordre de la névrose pour un éditeur, de perdre un auteur. Un auteur, c’est précieux. Moi je ne suis rien, sans toi. Rien.
L’AUTRICE : Mais tu ne m’as pas perdue, je n’ai jamais dit que je ne travaillerais pas avec toi ensuite. Je vais discuter avec elle.
L’ÉDITEUR : Tu ne te rends pas compte, je sais très bien comment ça se passe. Mais je ne veux pas t’influencer. (Geste racinien, avec main devant les yeux.) Oui, discute avec elle, je t’ai mise en contact, c’est très bien.
L’AUTRICE : Je ne comprends pas. Qu’est-ce qui va se passer ?
L’ÉDITEUR : Mais Electre, je lui sers un diamant sur un plateau, bien sûr qu’elle va s’en saisir, elle va te bichonner, te convaincre, te séduire. Elle aurait tort de ne pas le faire, c’est ce que je ferais, moi, à sa place. Vous ferez un beau livre ensemble, et c’est très bien. Et moi…
Ils se sont arrêtés le long d’un restaurant désaffecté, à côté d’un feu. Les voitures freinent puis démarrent, beaucoup de bruit.
L’ÉDITEUR, sanglots dans la voix : Et moi je te lirai quand ce sera sorti. Va discuter avec elle et vivre tes rêves. C’est ce que tu veux faire depuis trente ans.
L’AUTRICE est appuyée sur le mur du restaurant, elle observe. L’ÉDITEUR sort un mouchoir de son sac.
L’ÉDITEUR, entre les larmes : Tu veux écrire de la fiction. Tu vas lui parler, ça va très bien se passer, et tu n’auras plus besoin de moi. Va avec elle et oublie-moi.
L’AUTRICE, en contemplation : C’est très beau, ce que tu me fais. (Sourire un peu navré.) Mais je refuse de jouer dans ton drame.
Fin d’après-midi, dans un RER B vers le Sud parisien, pas trop plein (heureusement). L’ÉDITEUR et L’AUTRICE debout à côté d’une fenêtre, s’engueulant pour l’édification de toute la rame.
L’AUTRICE : Je ne comprends pas pourquoi tu prends ça à cœur comme ça.
L’ÉDITEUR : Je découvre que j’ai été un mauvais éditeur absent, que tu n’aimes pas la couv’, le titre, que je n’aurais pas été sensible à la poésie de ton texte… Ça fait beaucoup.
L’AUTRICE : Je n’ai jamais dit que tu avais été un mauvais éditeur ! De toute façon, comment est-ce que tu peux me faire croire que tu es sensible à la poésie de mon texte [si tant est qu’elle existe, ne nous emballons pas, NDLR], lorsque tu biffes mes « trains suspendus comme des jardins de bois » ? Et que tu transformes mon « à choisir je préfère vivre peu mais beau, bref mais intense » en « peu mais avec brio, brièvement mais intensément » ?
L’ÉDITEUR : Tu résumes tout mon travail d’édition en deux formules !
L’AUTRICE : Les meilleures. Étienne Klein a cité l’une dans son émission, Pierre Barthélémy l’autre quand il m’a interviewée pour son article.
L’ÉDITEUR : Oui, c’est sûr que si Étienne Klein et Pierre Barthélémy…
L’AUTRICE : Tu es jaloux, c’est tout. (Les portent du RER s’ouvrent à la station.) C’est ta station.
L’ÉDITEUR : Je t’accompagne.
Son : un peu de pop pour changer, avec Mika, Happy Ending, dans l’excellent Life In Cartoon Motion, 2007
Woody Allen & Diane Keaton in Manhattan Murder Mystery, 1993
Soir, sur un pont parisien, sous un crachat fin, à la sortie du Festival du Livre, après table ronde et dédicaces organisée par L’ÉDITEUR pour le livre de L’AUTRICE. Un succès. L’ÉDITEUR, en costume et avec des yeux bleus, L’AUTRICE, dans l’une de ses cinquante-huit robes.
L’AUTRICE : Bon, il faut que je t’avoue quelque chose.
L’ÉDITEUR : Tu es amoureuse de moi.
L’AUTRICE : Euh non. Enfin… non. La couverture de mon livre ne me plaît pas. En fait, pire : elle me débecte totalement, elle fait couverture de Science & Vie, je la déteste.
L’ÉDITEUR : Quoi ? Mais je la trouve magnifique, cette couverture. Tout le monde était convaincu quand on l’a présentée. Pourquoi tu n’as rien dit ?
L’AUTRICE : J’ai cherché à comprendre pourquoi j’avais fermé ma gueule. Je n’ai pas osé, tu étais très occupé, je pensais que ça allait retarder la sortie du livre, je ne voulais pas faire ma chieuse [je me suis rattrapée depuis, NDLR]. J’avais accepté que l’emballage m’échapperait, mais qu’en l’ouvrant, les gens trouveraient mon texte, qui lui, (inspirée et lyrique) me correspond dans toutes ses fibres. C’est ça qui comptait, j’avais pris mon parti, tu vois. (Un temps.) Sauf que personne ne l’ouvre, ce livre, à cause de la couverture. Et ceux qui l’ouvrent sont déçus : ils s’attendent à un livre d’astro, et ça n’est pas ça.
L’ÉDITEUR : Je tombe des nues. On ne sort rien sans l’accord de l’auteur, tu m’aurais appelé et on aurait réfléchi ensemble. Et tu ne peux pas dire que le livre ne se vend pas, ça ne fait que trois mois. Tout le secteur est en berne.
L’AUTRICE : Trois livres par semaine et 989 millionième au classement sur Amazon ? Même Antoine Petit a fait mieux avec ses mémoires de Président du CNRS.
Il pleut plus fort. L’ÉDITEUR hèle un marchand à la sauvette et lui achète un parapluie marine à l’effigie de tours Eiffel et de cœurs. Il les abrite tous deux.
L’ÉDITEUR : C’est un peu dur tout ce que tu me dis. Tu attaques le cœur de mon travail, ce que je fais, ce que je suis.
L’AUTRICE : Bah pourquoi ? Je n’attaque rien, je te dis juste que j’ai eu cette série de révélations hier soir. Que tu m’as abandonnée à la fin de l’écriture du livre, que je n’aime pas la couverture ni le titre, que j’ai dit amen à toutes ces expressions horribles que tu as voulu rajouter. Rien contre toi, hein. Mais c’est quand même assez sidérant que moi, je sois retombée dans mes vieux travers semi-japonais de ne pas ouvrir ma gueule, sur quelque chose d’aussi important que mon premier livre. Et franchement, c’est pas parce que j’étais amoureuse.
Bruit de la pluie sur le parapluie. De loin, ils ont l’air d’un couple. L’ÉDITEUR, bouleversé. L’AUTRICE, naturelle, i.e., impitoyable.
L’ÉDITEUR, avec douceur : Tu es en train de gâcher tout ce beau travail qu’on a fait ensemble. Moi je le trouve sublime ce livre, ton texte choral, inventif, je le lis et le relis avec plaisir, et à chaque lecture, je découvre une nouvelle profondeur…
L’AUTRICE, pragmatique, autiste, égocentrique ou encore bulldozer [whatever it means pour le metteur en scène sexiste] : Je réfléchis à un autre livre. Je veux écrire de la fiction. Tu m’avais dit que tu pouvais me faire rencontrer une éditrice littérature. Quand ?
Son : Natacha Régnier & Yann Tiersen pour une interprétation pleine de poésie de la chanson de Georges Brassens : Le parapluie, 2001
Les Parapluies de Cherbourg Affiche Cinéma Originale, 1964