Toujours la même lumière – je traverse à la hâte le jardin des Plantes, O. m’a écrit : « Suis en avance, dis donc ! » je le rejoins à l’entrée de l’expo pour laquelle j’ai eu des invitations VIP, allez savoir pourquoi. Je lui avais proposé : « Les déserts, c’est un peu notre came, non ? Tu veux venir faire le guignol au Muséum avec moi ? »
Nous regardons ensemble les grains de sable, les pierres, entre blagues politiquement incorrectes et appréciation des belles choses, nous prenons le bruit de la pluie et du vent, la sculpture éolienne, les bêtes empaillées et celles dans le formol. Nous tenons, dans cette interaction pointue et si fluide, entre les îlots d’exposition, notre réunion stratégie. Avec O., le monde prend sa simplicité et son intelligence maximale, et en même temps, les fous-rires d’écoliers dans des flots de bêtises.
Deux heures qui me reconstruisent. Sa main passée dans mon dos, ma tête posée sur son épaule, gestes naturels, dans l’affection la plus entière, il me demande tranquillement : « Et ça va ? » Je réponds oui, que je pensais que ce serait pire, que c’est très bien, en fait. Nous devisons sur nos préoccupations respectives, nos responsabilités et nos agendas de folie.
Enfin cet échange, quand j’évoque ma difficulté à filtrer les micro-agressions sexistes dans mes nouvelles fonctions, et plus généralement à avoir les réactions justes dans des situations compliquées :
« Toi t’es vachement forte à ça, je me dis toujours.
— À quoi ?
— C’est comme l’autre fois avec les collaborateurs japonais. Tu arrives à leur dire que non, ça ne sera pas possible, on ne pourra pas faire leur truc, mais avec un ton super juste. Moi dans ces cas, je serais soit une fiotte, soit je leur rentrerais dans la gueule. Mais toi, tu arrives à être claire et agréable. Je me dis toujours que t’es forte. »
Ce n’est pas ce que j’avais retenu de cette réunion :
« Attends, mais c’est toi qui as été super fort ! Tu as réussi à retourner le projet et à le réinsérer dans notre contexte pour que ce soit intéressant pour G. Je me suis dit : il est vraiment bon. »
On se sourit, et je prononce ce qu’on pense tous les deux :
« C’est puissant, hein, toi et moi. »
Un peu plus tard, dans le RER, je réalise : O. vient de déconstruire ces mots bulldozer / rouleau compresseur. Ces mots qu’on me colle, peut-être parce que, comme je l’expliquais dans les notes ici, il a fallu devenir tracteur de chantier pour exister dans ce monde de mâles. Aujourd’hui, je crois plutôt parce qu’une femme efficace qui prend des décisions, affirme et agit, c’est déstabilisant. Est-ce que j’ai changé ? Est-ce que O. a changé de vision et/ou de vocabulaire ? Probablement les deux. Depuis dix ans, nous empoignons ensemble la science et les stratégies, parfois j’ai l’impression d’être une extension cérébrale de son être et réciproquement, nous grandissons, nous nous apprécions mutuellement dans les recoins du doute, et je lui dis, ce soir-là, entre les soubresauts de lézards et les drôles de sculptures de pierres : tu préserves mon équilibre, et si j’arrive à tout faire, c’est parce que tu es là.
Son : pour écouter Jean-Claude Ameisen parler de la physique de formation des dunes, du Rerum Natura de Lucrèce (1er siècle BC), du Patient anglais de Michael Ondaatje (1995) : Les battements du temps (2), in Sur les épaules de Darwin, 2011.
Et la chanson diffusée au milieu de l’émission : Lonny, Comme la fin du monde, in Ex-voto, 2022.
