Beaucoup d’eau et un neutrino de ultra-haute énergie ?

Le jour suivant, autour de la même table, V. nous décrypte le muon de ultra-haute énergie détecté par KM3Net. Prouesse méditerranéenne, des filins instrumentés de capteurs de lumière à 3500 mètres de profondeur ; en 2023, ils voient s’allumer plusieurs milliers de leurs détecteurs en une monstrueuse traînée, le passage d’une baleine cosmique – non, une particule subatomique, un muon, cousin de l’électron, et particule fille d’un neutrino. L’énergie reconstruite par les scientifiques est faramineuse : 100 à 1000 fois celle observée jusqu’à présent pour le probable neutrino père. Mais que de zones d’ombres : s’il s’agit d’une particule qui pleut régulièrement du cosmos, pourquoi IceCube, le détecteur jumeau au Pôle Sud, qui opère depuis dix ans dans la glace, n’a-t-il jamais rien détecté de la sorte ? Il doit alors provenir d’un événement violent exceptionnel. Or dans la direction d’arrivée de cette particule, quand on scrute le ciel sous toutes ses coutures lumineuses et multi-messagers, il n’y a rien qui frappe le regard ou les esprits. Rien d’excitant, rien qui colle.

Semi-excitation scientifique, donc : quelque chose de jamais vu est trouvé, mais on ne sait pas encore l’interpréter. En contraste avec l’autre excitation de la découverte dont les pièces du puzzle s’imbriquent parfaitement (GW170818, GW150914, le plan Galactique avec IceCube…), parfois tout est d’une grande limpidité et c’est la plus grande émotion.

Là, l’émotion, c’est l’excitation fébrile et perplexe – le lot plus routinier du scientifique. Je me tourne vers R. : « What’s your take? » et la petite foule, ma joyeuse équipe, l’entend poser son idée qui éclaire mon cerveau en un jet de lumière. Plusieurs fois ces semaines que ça s’allume ainsi : l’envie depuis les entrailles de remettre les mains dans le cambouis de la science et la voix des neurones qui susurrent Electre, tu ne peux pas t’en empêcher, tu es une physicienne, déguise-toi tant que tu veux, en directrice, en autrice, en mère, en impostrice, nous veillerons à ce que ça s’allume toujours pour te harceler.

Je m’exalte bruyamment de l’interprétation et R. dit : « Alors, quand est-ce qu’on écrit le papier ? J’ai tous les outils pour faire les simulations. » Je dis que je vais m’y atteler, et V. de me suivre.

Dans la nuit, alors que je rentre, V. me parle au téléphone de ses projets de revenir sur Paris : « Je passe une demie journée avec vous, et on va avoir deux papiers. Je suis de plus en plus persuadé que c’est ça que je dois faire. Travailler avec toi, avec R. » Je réponds que attends, l’idée est de R. et je n’ai rien fait du tout. Et lui, ce cadeau en enfilade de mots [parfois on se demande ce qu’on a fait pour mériter les gens] : « Mais c’est toi, c’est toi qui impulse l’équipe, c’est toi qui nous rassembles et qui fais germer les idées, c’est pour ça que c’est bien et qu’on y est bien. »

Son : Borrtex, Coalescence, in Coalescence, 2019.

The KM3Net Collaboration, Nature, 376, Vol 638, 2025