C’est un dédale de cloîtres, de ponts, d’escaliers et de chapelles, entrecoupés de vastes étendues d’herbe à l’anglaise. Les arbres sont immenses, nus et fantasmagoriques. C’est Cambridge ou Oxford en plus vaste. Après une première journée à Peyton Hall au coeur du campus, je passe le lendemain à l’Institute of Advanced Studies, sorte de manoir isolé au milieu de la campagne, une retraite pour cerveaux tarés qui se réunissent pour prendre le thé et causer dans des bibliothèques de bois et de cuir, des choses les plus déconnectées de la société.
Je suis très bien accueillie, respectée, les femmes sont présentes et l’atmosphère bienveillante. Mais on sent que tout cela s’est construit sur un boy’s club, et c’est assez romanesque ; je croise dans la brume les spectres de physiciens, les blasons de l’Ivy League, les toges et les pulls gris clair avec des cols en V. Des doctorants gringalets et un peu autistes des années 70, avec leurs grandes lunettes qui leur mangent le visage, leur envie de comprendre et de théoriser l’Univers, leur sentiment d’appartenance, enfin, hors des complications sociales qu’ils n’ont jamais appréhendées.
Avant de prendre la route pour rentrer, un détour pour m’acheter un cappuccino et un autre pour m’arrêter devant la maison d’Einstein. La maison est blanche, jolie et habitée. Je me renverse dessus la moitié de mon café. Tout dans l’Univers a le déroulé attendu. Je conduis quatre heures dans la pluie battante, le vent violent, le vent violent et la pluie battante. Et miracle : j’arrive vivante.
Son : Alexandre Desplat, The Boys in the Boat, in The Boys in the Boat (Original Motion Picture Soundtrack), 2023. Pas vu le film, mais la musique donne exactement l’atmosphère.
Hier matin, le Grand Oral devant mon laboratoire. En sortant de ce moment d’une drôle de justesse, je me dis très distinctement : il est en train de m’arriver quelque chose. Le quelque chose se trame depuis un an et demi, et d’un coup, avec cette décision et cette déclaration, tout prend sa place et je prends corps. Comme si les 200 000 vies que j’ai vécues prenaient toutes leur sens, et que j’étais enfin prête à tout, à réaliser ce qui compte, y compris – à être mère.
Dans la foulée, je loue une voiture et prends la route pour Princeton University où je vais donner un colloquium. Pendant quatre heures, je conduis et je converse avec ma sœur, de manteaux, de chaussures, et de cette vie formidable qui toujours nous déroule le tapis rouge des possibles.
Ce matin, dans ma chambre d’hôtel, au moment de décrocher ma robe de son cintre, je repense à cette incroyable maille de personnes chères qui me portent et me transportent dans ce flot, ce flux de la vie. Aux personnes qui m’effleurent et qui influent sur mon phrasé. Aux personnes que je touche, et qui me grandissent en retour. À cette intrication infinie de vies, indémêlables, nourrissantes, résonnantes.
Je passe la journée à Peyton Hall, à fabuler, i.e., à raconter la si belle histoire de mon projet G., à raconter ma carrière aux doctorants comme si c’était un roman, à raconter les gerbes inclinées et leurs émissions radio comme si c’était un poème. [Et ça marche.]
Un type barbu que je voyais errer devant mon bureau, hésitant à venir me parler, prend enfin son courage à deux mains, passe la tête par la porte et m’annonce : « En fait, tu ne le sais pas, mais tu as changé ma vie. » Je palpite en mode mon-Dieu-ma-vie-est-un-roman-encore-un-nouveau-chapitre-de-quoi-s’agit-il ? Et il m’explique « En 2011, j’étais sur la liste d’attente pour le Einstein Fellowship. Tu as eu la gentillesse de le décliner pour prendre un autre fellowship à Caltech. J’attendais, j’étais tellement stressé, mon alternative était d’aller à Munich. Et finalement, j’ai reçu cet appel à 3h du matin… Merci. » Puis cette tirade : « Je pensais à ces connexions entre les gens dont on ne se rend pas toujours compte. Comme une action de l’un peut bouleverser la vie d’un autre. Comme on est interconnectés. Tu vois ce que je veux dire ? » Je me retiens de lui répondre : « Eh ben ce matin, j’étais encore à poil que je pensais à ça. Et toute la journée, j’ai pensé à ça. J’ai même failli faire pleurer O. en le lui disant. Alors oui, je vois ce que tu veux dire. Et que tu débarques maintenant pour me dire ça m’émeut tellement, que j’ai presqu’envie de te prendre dans les bras, toi et ta barbe. »
Joan Konkel, In the Garden of Amphitrite. Maille tissée finement, acrylique, fil, sur canevas.
« C’est surréaliste d’être ici avec toi ! » dis-je à Andromeda, qui, sur la route entre Chicago et NYC avec les huit guitares de son mari, dans son grand déménagement vers de nouvelles aventures, me fait l’honneur et la surprise de s’arrêter au milieu des bois.
Nous venons de dîner tous les six dans un booth d’une auberge qui accueillait, dès le 19ème siècle, les voyageurs traversant la Pennsylvanie. Très à propos. Le merveilleux S., guitariste et compositeur renommé, lisait les morceaux écrits par A. dans son cahier, K. minaudait à pleines joues et Andromeda répétait « Que fofo! You guys have done so well! »
Je lui raconte très vite, sans virgule et sans respirer : « C’est une journée très étrange. J’ai pleuré quatre fois. Deux fois ce matin avec cette histoire de direction de laboratoire, une fois parce que j’ai eu une belle conversation avec A., et une dernière fois tout à l’heure, en lisant aux garçons mon chapitre 10 sur Karl. On pleurait tous les trois, le summum de l’émotion. Et puis d’un coup tu débarques dans mes bois, comme la bonne fée, pour me rappeler tout ce qui compte, exactement quand j’avais besoin de toi. »
Delphine Seyrig et Catherine Deneuve dans Peau d’Ane par Jacques Demy, d’après l’oeuvre de Charles Perrault, 1970.
C’est un peu, me disais-je, comme si je m’étais déclarée. Comme la louve de la femme Narsès. Comme Electre. Et d’un coup ça a clos le chapitre précédent de ma vie et ouvert le suivant.
Je me suis déclarée et j’ai pris dans la figure une flopée de choses peu acceptables, sexistes, paternalistes, qui forcent une structuration précise de mon esprit, un cloisonnement délicat, une navigation intelligente. D’un coup, mon mode cérébral a basculé et j’ai besoin de toutes mes forces pour être fondamentalement juste.
Et dans cette fluctuation, une émergence bienvenue. Je disais à L., à M., la semaine dernière : « Je suis insatisfaite de ma relation pourrie à A. J’avais décidé d’abandonner ça cette dernière année et de vivre d’autres choses que j’avais envie de vivre. Mais un moment, il va falloir que j’y revienne. Il s’agit de mon fils. » Et lorsque j’ai atterri à New York, après avoir survolé l’Océan Atlantique, cette évidence qui s’est ancrée en moi et qui ne me quitte plus : tout se passera très bien pour A., il sera magnifique et aura une vie magnifique, et c’est cette confiance-là qu’il faut que je lui transmette. L’énergie, la magie, les certitudes que j’ai tissées avec d’autres dans des fils éthérés et scintillants, je suis enfin prête à les déverser juste ici à mes pieds. À redevenir mère. Et soudain à l’orée de ce nouveau chapitre, je me sens si forte, si juste, tout me paraît accessible et j’ai envie de pleurer ; vous comprenez ?
Romain Gary, auteur de La Promesse de l’aube, à l’âge de 12 ans. Collection Alexandre Diego Gary, 1924. Parfois, vous prénommez votre fils, et vous en découvrez ensuite le sens et la beauté dans la littérature. Et ce regard. Mon Dieu ce regard.
La longue queue au contrôle des passeports suite au Brexit, ni mes cinq heures de sommeil n’auront pas raison du plaisir que j’ai à me rendre à Londres. Quand je sors de Saint Pancras, je me coule dans la ville comme la chose la plus naturelle au monde, et je souris.
Ce n’est pas comme avec Chicago, cette exaltation explosive, cette peur à chaque fois de la perdre/qu’elle me perde, cette passion minérale. Londres, c’est comme une amie de longue date qui me fait sourire, et dont le temps caractéristique d’évolution dépasse ma durée de vie. Immédiatement, je me sens infusée de paix et de charme. C’est la petite soeur de Paris – plus fofolle, plus joueuse, elle est jolie quand Paris est belle, mignonne quand Paris est élégante, étalée et effrontée quand Paris est compacte et sophistiquée.
Chez Notes, devant mon scone with clotted cream, j’expédie une dizaine de tâches administratives désagréables, et il me reste exactement un quart d’heure avant de prendre la District Line et aller donner mon séminaire à Queen Mary.
Je n’ai pas besoin de plus. Je grimpe les marches de la National Gallery, traverse les salles et salue tour à tour les canaux de Venise, les enfants raides de Hogarth, le grand cheval sans fond bizarre, je tourne à gauche. Cela m’étonne à chaque fois qu’il n’y ait pas de foule amassée devant ce tableau. J’ai cinq minutes pour le respirer et je l’absorbe à grandes goulées. De l’air, de la pluie, du vent, de la vitesse et de la vapeur. Devant ce Turner, j’ai toujours cette sensation d’être entrée dans la toile.
Je n’aurai revécu que quatre vers de mon poème. Il faudra vite revenir pour revivre tous les autres.
Joseph Mallord William Turner, Rain, Steam, and Speed – The Great Western Railway, 1844.
La grande Madame C. a tout fait, construit, dirigé dans notre domaine, depuis le CEA au Ministère, en passant par l’ESO. À la fin de notre déjeuner, elle me propose d’aller voir la flèche de Notre-Dame dénudée depuis la veille de ses échafaudages. Nous faisons un crochet Place Dauphine, dans son nid qui donne sur la Seine. Nous sommes mardi après-midi, et nous déambulons tout autour de la cathédrale, puis dans la crypte qui expose les artefacts découverts dans le fleuve, depuis l’Homme de Néandertal.
Je l’écoute, fascinée, me raconter sa jeunesse argentine, les années Caltech où l’on attrapait les rares chercheuses dans un coin de la pièce pour les embrasser à pleine bouche, ses problèmes à deux corps toujours résolus, ses expériences de direction… Si elle s’offusque quand je lui raconte mes propres déboires sexistes dans la recherche, elle m’affirme n’en avoir jamais vraiment souffert elle-même. Elle est force tranquille, je la sens sans torture, très droite dans son esprit.
Quand elle me demande ce que P. pense de mes projets de carrière, je lui réponds : « Il me soutient dans tout ce que je fais, comme toujours. » Ses yeux brillent : « Comme D., alors. Il faudrait ne jamais se marier qu’avec ces hommes-là. »
Il m’est apparu assez tôt dans notre promenade que nous n’étions pas que toutes les deux, mais bel et bien trois. « Nous avions cinquante-neuf ans de mariage, tu te rends compte ? » Lorsque nous visitons le centre de reconstitution de Notre-Dame, elle m’explique ce jour où la cathédrale a brûlé, où D. a eu une première attaque. Depuis l’Argentine, ils étaient ensemble, leur PhD à Harvard, leur postdoc à Caltech, leurs postes au CEA, elle me parle de ses fils et de leur musique, et lorsque nous regardons ensemble, tout en haut des gradins de bois, la flèche que l’on déshabille, elle me dit que D. est mort sans prévenir, deux ans jour pour jour après l’incendie de Notre-Dame. Qu’il avait suivi sa reconstruction pendant ces années. « Il ne l’aura pas vue achevée. »
Je pense à beaucoup de choses. À la tristesse et la solitude si intenses et si dignes de cette grande dame – qu’elle ne prononce pas. À mon chapitre sur Jim Cronin, lui aussi décédé, où je parle des bâtisseurs de la cathédrale de la science et qui ne la voient pas achevée. À L., très grand ami de Mme C., car cette promenade parisienne impromptue n’est pas sans me rappeler toutes celles que j’ai faites avec lui.
Toujours les petits clins d’œils de la vie : quand nous entrons dans une brasserie au hasard avec L. à la sortie de chez mon éditeur, quand Mme C. m’emmène déjeuner au Bouillon Racine, la surprise de me retrouver dans un décor vert anis Art Nouveau. Mon chapitre sur Karl baignait là-dedans : dans l’ambiance Jugendstil, comme on dit de l’autre côté du Rhin. Je parsemais mes paragraphes de ce mot, de fleurs et de courbures, comme une rengaine. Et la vie qui me répond : « Tu as bien fait, regarde comme c’est joli. »
À trois heures du matin, je suis réveillée par le décalage horaire et dans mes mails, je trouve celui de mon éditeur qui m’écrit : « Super ce chapitre ! C’est un parangon pour le reste du livre. » J’avais si peur que mon enthousiasme soit dû à une vieille exaltation décalée. Lire ces lignes, c’est quasiment entendre : « Tu ne te trompes pas de chemin dans la vie. »
Un chapitre de ma vie se termine avec celui de mon livre. Je disais à P. combien c’est incroyable, cette possibilité de vivre une deuxième vie parallèle, sans conséquence, tomber amoureuse d’un homme mort en 1916, souffrir dans des tranchées, construire tout cela à ma guise, comme mon propre film, et fabuler si intensément. C’est d’une puissance. Et le plus incroyable, m’exalté-je –au téléphone à cinq heures du matin, en mangeant de la tête de veau vinaigrette et du gorgonzola mascarpone–, c’est que cette folie de l’esprit va avoir une existence propre, elle va être publiée, partagée – et sera lue !
Son : cet arrangement scintillant de George Frideric Handel,Joy to the World (Arr. Taylor Scott Davis), VOCES8, VOCES8 Foundation Orchestra, Barnaby Smith. Ce que je m’imagine de la joie dans la tête de Karl Schwarzschild.
À la porte C102, il me reste une heure avant d’embarquer. Je veux terminer mon chapitre et l’envoyer à mon éditeur avant d’entrer dans le trou noir wifi et celui du sommeil. Alors j’écris, fiévreuse, furieuse, la course aux mots à frapper contre ceux qui débordent du crâne. Je cours sur cette dernière ligne droite, et je vois si bien le but, cet endroit exact où je veux aller, ce paragraphe d’apothéose rédigé en amont. Je jette tout dans les pages, c’est comme en Formule 1 : il faut prendre chaque virage dans la vitesse folle. Et je les prends. Et quand je me rends soudain compte que plus d’une heure est passée, ce n’est pas que j’ai raté mon vol, il a été retardé. Je jubile et je cours de plus belle.
Lorsqu’on nous dit de migrer à la porte C110, je prends mon ordinateur sous le bras, j’embarque tout sans rien décrocher, surtout ne rien bousculer sur les étagères de mon cerveau, surtout maintenir le fil que je tiens. Je me pose sur un coin de table, debout, pas le temps de m’asseoir, pas le temps d’enlever mon manteau, il me reste cinq lignes à écrire et le chapitre s’achèvera. Je vois en toile de fond les gens se ranger pour embarquer. Je fais des allers-retours entre la page d’avant, la page d’après, une sorte de danse, les phrases qu’il faut piquer là, insérer ici, et quand j’arrive à mon dernier paragraphe, que je le greffe au reste, dans une jointure parfaite, si parfaite, je déroule dans les yeux ces dernières phrases pré-écrites. Et c’est Karl Schwarzschild, et c’est émouvant, et c’est lumineux dans les ténèbres, et je pleure, et je souris, à cette porte d’embarquement C110 où la foule s’excite. Je suis dans mes trous noirs, mes horizons, mes noyaux actifs de galaxies, je suis avec Karl, j’espère, j’espère que c’est ce qu’il était, que je ne l’estropie pas, que je rends compte un peu de sa joie et de son effusion que j’ai lues. J’ai les joues en feu, je suis plus habitée que jamais, et si absolument ridicule, persuadée, comme à la fin de chaque nouveau chapitre, que c’est le meilleur que j’aie écrit.
Plus tard, on nous renvoie à la porte C102 et j’attends encore quatre heures que la maintenance de l’appareil soit effectuée. Ça râle, ça stresse et ça se lamente autour de moi.
Moi je suis encore pleine de joie. Je suis partie à 5h ce matin, j’ai arpenté NYC pendant six heures, j’ai les yeux tout petits et injectés de sang de ne pas avoir dormi, j’ai les mollets cuits dans mes bottes de cuir. J’ai mangé un sea salt chocolate cookie à $5 de toute la journée. Je suis pleine de joie, d’accrétion et d’éjection, je me dis : c’est comme si j’étais amoureuse d’un personnage historique qui est mort il y a 107 ans.
Vers 22h, on nous annonce qu’il est plausible que le vol soit reporté au lendemain ou annulé. Quelque part au fond de moi, je n’y crois pas : la poisse aérienne, ce n’est pas mon genre. Mais surtout, je me dis que si c’est le prix à payer pour cette fin de chapitre, je le paie volontiers. Pour cette heure supplémentaire en compagnie de Karl. C’est assez simple au final : je prends tout ce que la vie me tend, que ce soit 5h d’attente à Newark, une fêlure au coccyx ou des cascades de livres au Morgan Library. Ça donne à tout ce qui m’entoure un sens assez formidable.
Lorsque le capitaine prend le micro, s’excuse du retard et annonce que nous allons embarquer et partir pour Paris, c’est un tonnerre d’applaudissements à la porte C102. J’embarque pour aller vivre tous mes autres romans.
Light trails : la tour Eiffel vue depuis la tour Montparnasse, Electre fev. 2024, tous droits réservés
Newark, 7h du matin. Dans le airtrain qui m’emmène de l’aéroport vers NYC, paysage moche, industriel et sale, je converse avec L. qui écrit une chanson. L’aube est grise et entartrée de sommeil. Dans le ciel, au-dessus des fumerolles de déchèteries, la silhouette gracieuse d’un couple d’oies bernaches.
Empreintes de pattes d’oies bernaches, Bald Eagle State Park, Feb. 2023.